L’éditorial signé par Richard Labévière, dans le dernier numéro (mars) d’Afrique Asie.
Le 16 février dernier, la réunion « Astana II » a rassemblé dans la capitale du Kazakhstan des chefs militaires de la rébellion et les autorités syriennes, sous l’égide de Moscou, Téhéran et Ankara. Certes, elle n’a pas enregistré d’avancée spectaculaire. Néanmoins, cette nouvelle rencontre a consolidé les acquis d’« Astana I » (26 janvier) sur trois dossiers militaires : consolidation du cessez-le-feu instauré après la libération d’Alep en décembre 2016 ; échanges de détenus contre des otages aux mains des rebelles ; conditions d’amnistie pour les groupes armés acceptant de rendre les armes.
Excellent représentant des Nations unies !
Mais l’acquis le plus durable de ces deux réunions réside moins dans ses résultats immédiats que dans sa méthodologie. La diplomatie russe a eu la bonne idée d’inviter le représentant du secrétaire général des Nations unies pour la Syrie qui préside le processus de Genève, Staffan de Mistura, et de l’associer pleinement aux discussions. De sa position initiale d’« invité-observateur », le haut fonctionnaire des Nations unies a pu donner la pleine mesure de son expérience de terrain et de son grand savoir-faire diplomatique pour jouer un rôle très actif, sinon pro-actif, entre les représentants de la rébellion armée et les autorités syriennes.
Le chef de la diplomatie russe, Sergeï Lavrov, a pu ainsi expliquer que le processus d’Astana ne se posait pas en concurrent de celui des Nations unies, mais bien au contraire comme un effort convergent, sinon complémentaire, des discussions de Genève. Et si le diable vient toujours se loger dans les détails, tout le monde aura bien remarqué que c’est justement à Astana que les représentants de la rébellion ont accepté – pour la première fois – d’être physiquement réunis dans la même salle, aux côtés des autorités syriennes légitimes.
Cette avancée a même ouvert une sourde confrontation au sein de la nouvelle administration américaine : les uns, furieux de cette réussite russe, ont aussitôt voulu punir Staffan de Mistura en faisant courir le bruit de son prochain départ de la tête de la négociation genevoise, tandis que les autres, pragmatiques, ont pu faire prévaloir leur analyse plus réaliste. En effet, comment justifier le limogeage de Mistura, qui avait déjà convoqué une reprise des négociations de Genève aux environs du 23 février dernier ? Et surtout par qui le remplacer ? Après Kofi Annan, qui a essuyé les plâtres de cette mission diplomatique jugée « la plus difficile du monde », après Lakhdar Brahimi, que la proximité avec l’Arabie saoudite a empêché d’avoir l’oreille de Damas, Staffan de Mistura n’a pas, jusqu’à maintenant, démérité dans l’exercice de sa périlleuse mission. Bien au contraire !
Objectif : associer tous les pays concernés
Par conséquent, et malgré la charge des vieux néo-cons américains toujours en poste au Département d’État et au Pentagone, Staffan de Mistura a pu se maintenir à son poste et continuer à faire vivre le processus de Genève en dépit de toutes ses difficultés. Là aussi, les questions de méthodologie l’emportent sur des avancées qui ne peuvent être ni rapides, ni spectaculaires. Qu’on se souvienne seulement de la mise sur pied tellement laborieuse du « Groupe de contact » pour les guerres balkaniques, qui a permis la signature des accords de Dayton le 14 décembre 1995, mettant fin aux combats interethniques en Bosnie-Herzégovine.
Les deux sommets d’Astana ont été la chance « de faire le point sur l’engagement des différentes parties à refréner l’usage de la force et à promouvoir le processus politique », s’était félicité le chef de la diplomatie russe Serguei Lavrov. En expliquant qu’il s’agissait d’être plus « inclusif » à Genève afin d’associer d’autres pays à cette dynamique de « groupe de contact », dont la Jordanie et l’Arabie saoudite, Moscou n’a cessé d’insister sur la complémentarité d’Astana et de Genève, allant même jusqu’à convaincre Washington de la rectitude d’une telle approche.
De son côté, Téhéran a aussi multiplié les signes d’apaisement en direction de Riyad afin d’éclaircir les conditions de son engagement en Syrie, destiné non pas à nourrir une guerre indirecte contre l’Arabie saoudite, mais bien à neutraliser des groupes terroristes qui menacent toute la région, y compris la monarchie wahhabite.
L’agenda turc est plus difficilement compatible avec cette logique de « groupe de contact » même si celui-ci peut – à terme – rejoindre une recherche commune de sortie de crise. En engageant ses forces armées contre la localité d’Al-Bab, centre névralgique et historique des régions kurdes de Syrie, puis contre Raqqa, état-major de Daech en Syrie, ville majoritairement sunnite, Ankara veut tuer dans l’œuf toute espèce de continuité territoriale d’une improbable entité kurde englobant les régions du Kurdistan d’Irak, quasi autonome, et celles sous contrôle du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) iranien, du Parti de l’union démocratique (PYD) syrien et du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie. À terme encore, cette volonté peut s’accorder avec celles de Téhéran, de Bagdad, de Damas et, bien sûr d’Ankara…
L’illusoire grand sultanat turc
Ce lent processus de décantation de la question kurde nous ramènerait ainsi au traité de Lausanne de 1923 et aux contestations territoriales soulevées par les différents accords de Sèvres et de Locarno, destinés à remodeler le Proche-Orient après le démantèlement de l’Empire ottoman au sortir de la Première Guerre mondiale. Malheureusement pour les Kurdes – et ils le savent parfaitement –, une fois encore, ils feront les frais de l’instauration d’un nouvel équilibre dans cette région de tectonique des grandes plaques géopolitiques mondiales. Après le coup d’État militaire raté du 14 juillet dernier, Ankara s’est rapproché de Moscou, sans aller toutefois jusqu’à rompre son alliance historique avec les États-Unis et l’Otan, ni se réconcilier pleinement avec la Syrie baasiste. Malgré tout, la Turquie semble avoir compris pour sa part qu’elle devait renoncer à ses rêves mégalomaniaques de rétablissement de son grand sultanat…
Dans tous les cas de figure, la convergence d’Astana, de Genève, voire d’Ankara – une convergence de réalismes réciproques –, pourrait faire sortir la guerre civilo-globale de Syrie de sa quadrature du cercle. Un facteur supplémentaire, et non des moindres, s’ajoute à cette perspective d’espoir : le remplacement à la tête des Nations unies du falot Ban Ki-moon, homme des Américains, par le Portugais Antonio Guterres, visiblement décidé à redonner des couleurs à l’organisation universelle. Ce nouveau patron de l’Onu vient de rappeler haut et fort que pour répondre efficacement aux actuelles crises migratoires, il s’agissait prioritairement d’« accroître la capacité d’empêcher les conflits » et de chercher à régler ceux qui sont en cours.
Et le nouveau secrétaire général des Nations unies d’ajouter : « Il faut investir dans la cohésion sociale de sociétés qui deviennent multiethniques, multireligieuses et multiculturelles. Il faut renforcer les États, les institutions et les sociétés civiles. » En instrumentalisant la résolution 1973 du Conseil de sécurité, la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont démantelé la Libye, comme ils l’avaient fait de l’Irak Washington et Londres en 2003.
Consolider les États-nations au lieu de les détruire
En voulant faire de la Syrie, ce qu’ils ont fait de l’Irak et de la Libye, les États-Unis et leurs alliés n’ont eu de cesse de vouloir casser les États-nations pour les remplacer par des micro-États du type Kosovo ou Soudan du Sud, avec les résultats désastreux que l’on connaît.
Après plus de six années d’une guerre extrêmement meurtrière en Syrie, il se pourrait, enfin, que Washington comprenne que c’est en consolidant les États-nations des Proche et Moyen-Orient qu’on peut non seulement y reconstruire une certaine stabilité, mais aussi qu’on luttera plus efficacement contre le terrorisme contemporain, face cachée de la mondialisation.