Financer la « Syrie des marges », ultime bastion des opposants à Bachar el-Assad, plutôt que la reconstruction d’un pays qui ne ferait que renforcer le régime de Damas.
Après la cuisante défaite des rebelles d’Alep fin décembre, c’est la priorité de la diplomatie française. Elle est développée dans une note détaillée de sept pages, intitulée « Quelle place pour la France dans le conflit syrien au lendemain de la chute d’Alep ? », rédigée par le Centre d’analyses, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay (voir extrait ci-dessous).
Aux yeux de ses inspirateurs – une équipe de jeunes chercheurs sympathisants de l’opposition syrienne – un constat s’impose : le financement de la reconstruction de la Syrie – prôné par la haute représentante de l’Union européenne, Federica Mogherini, et évaluée à 300 milliards de dollars – est « un piège ». « Bruxelles bruisse d’idées neuves pour la gouvernance de la future Syrie, s’inspirant de concepts souvent avancés par nos interlocuteurs iraniens (parlementarisation du régime, anticipation des élections) ou russes (décentralisation) », peut-on lire dans cette note destinée à éclairer Jean-Marc Ayrault, ministre des Affaires étrangères.
Paris, qui refuse tout appui financier aux autorités de Damas, ne fait pas mystère de son intention de torpiller le plan de Mme Mogherini. Mais le Quai d’Orsay est conscient qu’il devra « répondre à la tentation croissante de nos partenaires européens de se résigner au rôle de faire-valoir économique d’une transition en trompe-l’œil qui ne déboucherait pas sur l’assagissement de Bachar el-Assad, mais au contraire sur son renforcement ». Dans l’immédiat, « nous n’avons donc pas intérêt à pousser l’opposition à concéder des reculs à la table des négociations » de Genève, recommande la note. À la place de la reconstruction d’une « Syrie unitaire » à laquelle Paris ne croit pas – Assad n’ayant pas, selon le Quai d’Orsay, les moyens de reconquérir l’ensemble du territoire – la France suggère de soutenir les « zones qui échappent au contrôle de Damas, notamment au Nord, au Sud, et un jour, à l’Est (Raqqa) », une fois Daech, délogé de cette dernière ville.
L’opposition y « dispose de compétences civiles et en matière de gouvernance que nous avons accompagnées depuis 2012 », assure la note, qui préconise « des actions concrètes de développement et de reconstruction, s’appuyant sur un savoir-faire de terrain et des acteurs fiables et identifiés » lesquels « constituent le meilleur rempart contre la radicalisation ». Ces zones libérées, celle d’Idleb notamment à la frontière avec la Turquie, sont en effet tenues par des islamistes radicaux ou des djihadistes.
Entériner une partition
C’est là où l’analyse du Quai d’Orsay est jugée hasardeuse, voire dangereuse par plusieurs experts interrogés. « Existe-t-il une administration autonome provinciale à Idleb qui fonctionne ? », s’interroge dubitatif le géographe Fabrice Balanche, qui rappelle que ces zones ne représentent que 10 à 13 % du territoire syrien. Paris mise sur les « comités civils » qui fonctionnaient au début de la révolte. Mais « ils ont été affaiblis par les bombardements du régime et les groupes armés qui les ont marginalisés », renchérit la chercheuse Agnès Favier, auteur d’un rapport sur ces comités.
Plus que le sud frontalier de la Jordanie, où les rebelles sont devenus des garde-frontières pour le compte d’Amman, « Idleb revêt une importance particulière » pour la France. La zone est certes dominée militairement par les djihadistes du Fatah el-Cham, l’ex-branche locale d’al-Qaida, mais « elle est également le refuge des combattants issus des autres branches de l’insurrection après leur reddition (d’Alep et de Darraya près de Damas) et des personnalités de la société civile », fait valoir le document. Face aux radicaux islamistes, ces derniers n’ont pourtant plus guère d’influence. Un danger que le Quai d’Orsay minimise. « Nous devrons tenir compte des limites qu’impose la persistance des groupes radicaux », évoque sobrement la note.
Pour donner plus de poids à son plan, Paris compte mobiliser l’Allemagne et la Grande-Bretagne « qui ont encore plus investi que nous dans les structures de gouvernance locale ». « C’est oublier que depuis l’élection de Donald Trump, Londres a changé de position et que l’Allemagne elle aussi donne des signes en ce sens », corrige un diplomate onusien, surpris par certaines recommandations françaises, comme la volonté « d’instituer une gouvernance au bénéfice de l’environnement de la Syrie », c’est-à-dire la Turquie et la Jordanie.
Là encore, Paris semble conscient des limites de son action qui conduirait à la partition du pays. « Il faudra vite évaluer les intentions d’Ankara, engagée dans une négociation directe avec Moscou en vue de garantir ses intérêts dans le nord de la Syrie, pour expliquer notre position », prévient la note. Il convient de « nous rapprocher rapidement des Turcs pour couper court à la tentation d’Ankara de préempter la place légitime de l’opposition (…) » dans les pourparlers. À la faveur de l’évacuation des rebelles d’Alep négociée entre Ankara et Moscou, la Turquie a renforcé en effet son poids sur les négociateurs qui discutent de la transition.
Quant à la Jordanie, « le Quai d’Orsay oublie, une fois de plus, qu’Amman a repris sa coopération sécuritaire avec les services de renseignements d’Assad », rappelle Fabrice Balanche. Bref, « tout cela donne l’impression d’une diplomatie en décalage par rapport à la réalité du terrain », critique le diplomate onusien. Mais Paris a d’autres priorités : « faire cesser l’intervention russo-iranienne » pour affaiblir Assad. « Consacrer le retour de la Russie dans la région comporte le risque d’une contagion à l’Égypte et la Libye, (et) sceller le triomphe de l’Iran nous rendrait moins crédibles à nous poser en protecteurs des intérêts des Arabes vis-à-vis de Téhéran », insiste le document.
Dans un accès de lucidité, les rédacteurs de cette note ne cachent toutefois pas leurs doutes. De précédentes négociations « donnent la mesure du risque que notre voix et nos intérêts ne soient pas entendus » à Genève.
Source : Le Figaro
Illustrations :
– – Conférence sur la reconstruction de la Syrie à Beyrouth
– Extrait du rapport du Quai D’Orsay
– La Syrie sera reconstruite par les Syriens et leurs alliés russes, chinois et iraniens. Et sans les Européens. Ici le plan de reconstruction du quartier dévasté de baba Amro à Homs élaboré par la ville…