Retrouvez en exclusivité la chronique de Richard Labévière parue dans notre dernier numéro.
Les souffrances d’une population confrontée à une guerre civile couvrent toute autre considération. Mais les deux événements survenus à la mi-décembre 2016 – la libération d’Alep et la reprise de Palmyre par Daech – nécessitent un retour sur images, tant ils valident la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom.
D’un côté, une armée nationale reprend le contrôle de son territoire national sous l’opprobre de défenseurs occidentaux des droits de l’homme, de l’autre des bandits s’emparent à nouveau d’un site classé patrimoine de l’humanité par l’Unesco alors qu’ils sont dans le viseur permanent – oui permanent – des satellites d’observation et des avions de chasse de la coalition militaire la plus puissante du monde. D’un côté, on se lamente sur la fin d’une rébellion de djihadistes à Alep, de l’autre on permet à ces mêmes djihadistes de revenir à Palmyre, tout en prétendant haut et fort que leur neutralisation reste le premier objectif de la plus grande coalition militaire mise sur pied depuis la guerre d’Irak de l’hiver 1990-1991.
Catastrophes exemplaires. Cette théorie des « bifurcations » a pour but de construire un modèle dynamique continu pouvant engendrer une morphologie, donnée empiriquement, ou un ensemble de phénomènes discontinus. Plus précisément, il s’agit d’étudier qualitativement comment les solutions d’équations dépendent du nombre de paramètres qu’elles contiennent. Le terme de « catastrophe » désigne le lieu où une fonction change brusquement de forme. L’avantage de cette théorie par rapport au traitement habituel des équations différentielles est de tenir compte des fonctions comportant des singularités, c’est-à-dire des variations soudaines.
Des djihadistes érigés en résistants !
En l’occurrence la variation la plus spectaculaire concerne ce changement de statut et de nature de « terroristes » soudainement érigés en « résistants ». Ce n’est pas une première. Chacun se souvient des égorgeurs des groupes islamiques armés algériens (GIA), à qui, dans les années 1990, la France, la Belgique et la Suisse notamment accordaient l’asile politique au prétexte que leur vie était menacée en Algérie ! Il est vrai que les assassins qui sévissent aujourd’hui en Syrie n’ont cessé d’être comparés aux Brigades internationales de la guerre d’Espagne par quelques crétins qui, un jour, devront rendre des comptes…
Tout aussi déroutante, l’autre variation réside dans cette insistance à prétendre qu’une armée nationale « encercle » et « assiège » la deuxième ville de son territoire national, alors qu’elle cherche à l’arracher à l’emprise d’une grande compagnie meurtrière dont certains des mercenaires sont… chinois ! Dans le même temps en Irak, une autre armée de coalition étrangère vole au secours de Mossoul qu’elle prétend libérer… On finit par y perdre son latin, mais c’est là que René Thom est d’un grand secours, nous aidant à mieux comprendre comment, à travers les catastrophes empilées, des djihadistes sanguinaires sont devenus des rebelles « modérés », « laïques », voire « démocratiques » et qu’une armée nationale puisse être transformée en « armée d’occupation » ! Reprenons l’équation.
Appuyée par ses alliés russes, iraniens et libanais, l’armée nationale syrienne a repris le contrôle de la deuxième ville du pays, dont le tiers était aux mains de différents groupes salafo-djihadistes dominés par le front Jabhat al-Nosra, qui n’est autre que la filiale syrienne d’Al-Qaïda.
C’est un tournant majeur dans la guerre globale de Syrie pour trois raisons. Sur le plan militaire, la libération d’Alep va libérer aussi quelque 30 000 soldats gouvernementaux qui seront redéployés à l’Ouest, dans la province d’Idlib – sanctuaire de Jabhat al-Nosra – et dans l’Est en direction de Deir ez-Zor (abritant toujours de nombreux groupes djihadistes), ainsi qu’à Raqqa (toujours aux mains de Daech).
Cette victoire militaire constitue un autre revers majeur, une débâcle retentissante des diplomaties conjointes des États-Unis et de leurs supplétifs européens, de celles des pays du Golfe et d’Israël obligeant – à terme – à une reconfiguration des Proche et Moyen-Orient qui devra se faire avec Moscou, Pékin et l’Iran.
Enfin, cette reconquête d’Alep révèle au grand jour le fonctionnement propagandiste des médias occidentaux, notamment parisiens. Ces derniers réitèrent les mensonges d’État de la presse américaine du printemps 2003 pour justifier une nouvelle guerre contre l’Irak : des liens inventés entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden ainsi que l’existence d’improbables armes de destruction massive. Ce qui donne en l’occurrence Bachar al-Assad seul et unique responsable d’un demi-million de victimes d’une guerre globale et l’utilisation d’armes chimiques par la seule armée syrienne.
Étrange réunion parisienne
Dans le contexte catastrophique de cette bérézina diplomatico-militaire, le ministre français des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault a tenu à organiser une énième réunion parisienne des Amis de l’opposition syrienne, en décembre dernier. Cette assemblée funèbre a réuni moins d’une quinzaine de personnes, en l’absence de toute représentation russe et iranienne, des invités sans prise aucune sur les événements en cours, sans aucun projet ni la moindre approche novatrice de cette crise, qui pourtant met en perspective trois dynamiques qui n’ont même pas été évoquées : d’abord la reconstruction économique et politique de la Syrie sous tutelles russe et iranienne ; ensuite un après-Daech qui a déjà commencé, esquissant la cartographie des nouvelles menaces terroristes ; enfin, une nouvelle donne stratégique en Méditerranée avec une présence militaire consolidée de la Russie, de la Chine et de l’Iran.
Par politesse le secrétaire d’État américain sortant, John Kerry, avait fait le déplacement, d’autant que Jean-Marc Ayrault devait lui remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur au nom de son « inlassable engagement en faveur de la paix mondiale »… Il est vrai qu’en favorisant des redéploiements successifs de l’Otan en Europe centrale, en Asie-Pacifique et dans l’Arctique, John Kerry a bien travaillé pour les intérêts géostratégiques américains. Ces derniers sont-ils compatibles avec ceux de la France éternelle et favorisent-ils la paix et la stabilité mondiales ? D’autres catastrophes en perspectives… Quant au décorateur, il a, une fois de plus affirmé que l’avenir politique de la Syrie devait se faire sans Bachar al-Assad !
Mais quel crédit accorder à ses propos, lui qui n’a pas été capable d’assurer l’avenir négocié du site de Notre-Dame-des-Landes, aux portes de sa bonne ville de Nantes ? Soyons sérieux ! N’aurait-il pas été plus judicieux de convier Russes et Iraniens à Paris pour ouvrir le jeu, en tentant de remettre à plat les choses afin de travailler à des solutions d’avenir intégrant la nouvelle donne créée par la libération d’Alep ? Discours typique du maître, d’un petit maître du palais qui ne travaille pas mais qui fantasme la réalité, vivant immédiatement dans la jouissance de situations abstraites, réduites à une communication gouvernementale qui ne trompe plus personne, qui se cantonne à travestir la dimension passive d’un réel qui s’échappe…
Pas étonnant de voir alors la coalition occidentale fermer les yeux sur les mouvements de véhicules hérissés de djihadistes armés – en plein désert – réinvestir la cité archéologique de Palmyre. Au-delà de cette piètre vengeance de courte durée, cette bifurcation catastrophique signe une véritable déroute diplomatique.
Statues de sel diplomatiques…
Les puissances occidentales étaient jadis tour à tour les gendarmes, les administrateurs et les arbitres d’une région où, dès 1919, elles se considéraient chez elles. Elles se retrouvent aujourd’hui reléguées sur les strapontins de spectateurs impuissants, statues de sel diplomatiques d’une des crises internationales les plus aiguës de l’après-guerre froide. Dès la fermeture de l’ambassade de France à Damas (en mars 2012) par Alain Juppé, l’affaire était mal engagée, dominée par la certitude que Bachar al-Assad ne tiendrait que quelques semaines. La posture était d’autant plus inadaptée dès lors qu’on savait que les armées occidentales ne mettraient pas un pied en Syrie pour épauler une insurrection dont on ne connaissait pas vraiment la nature. Il devenait encore plus catastrophique d’agiter le seul hochet des droits de l’homme en se persuadant qu’il suffirait à provoquer un changement de régime.
Cette obsession occidentale du regime change a échoué partout : en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Yémen, se révélant meurtrière et source de problèmes nouveaux de plus en plus aggravés. Les djihadistes en ont profité pour s’affirmer comme autant d’alliés des grands marionnettistes de la mondialisation : Wall Street, la City, Bruxelles et Tel-Aviv… Et Moscou, Pékin, Téhéran et Beyrouth ont désormais beau jeu de se présenter comme les premiers défenseurs de la survie des États-nations dans l’autre grande catastrophe : celle d’une mondialisation devenue folle.
Quelques heures après que François Hollande se fut réjoui des « reculs » de Daech, celui-ci revenait à Palmyre avec la complicité passive de la coalition occidentale, tandis que la reconquête de Mossoul prenait les plus mauvaises postures. La reprise de Raqqa sera une autre paire de manches et verra une course de vitesse entre l’armée nationale syrienne, ses alliés et une autre coalition « arabo-kurde » qui risque de provoquer l’ire d’Ankara et mettre la Russie face à des soutiens occidentaux ambigus.
Dans tous ces cas de figure catastrophiques, le jeu occidental est affligeant et nécessite, d’urgence, de sérieuses remises à plat en tenant compte des réalités stratégiques, économiques et sociales des pays de la région. Les équations de nouvelles catastrophes à éviter sont connues. Seules de nouvelles volontés politiques pourront les résoudre.