Les prescriptions de « Vision 2030 » sont risquées, et pas seulement à cause des menaces de ce plan pour le contrat social qui lie la Maison des Saoud et le peuple saoudien.
L’Arabie saoudite mit son prestige sur un plan de réforme économique osé qui vise à redynamiser une économie touchée par une baisse brutale des revenus pétroliers. Cependant, Vision 2030, signé formellement début juin par le gouvernement saoudien dans le cadre du Programme de transformation nationale, est un projet du royaume qui diminue les aides et impose plus d’austérité. Il exige de l’Arabie saoudite la réduction de sa dépendance vis-à-vis du secteur énergétique, la privatisation des entreprises d’État et des coupes dans les larges subventions publiques. À long terme, l’objectif est de préparer la société saoudienne à vivre la fin de l’ère pétrolière.
« Nous avons une addiction au pétrole », a admis le vice-Prince héritier, Mohammed bin Salman, qui dirige le camp réformateur à l’intérieur de la Maison des Saoud. « C’est dangereux. C’est ce qui a retardé le développement d’autres secteurs ». Il espère que, d’ici vingt ans, la majorité des revenus du plus grand État pétrolier du monde résulteront d’investissements internationaux et d’un éventail varié d’industries, plus que de l’énergie.
Cette initiative sera un choc pour la société conservatrice. Des cibles spécifiques incluent le triplement des revenus non pétroliers d’ici 2020, soit environ 141 milliards de dollars, et la création de 450 000 emplois hors secteur public. Dans un pays où les deux tiers des salariés sont payés par l’État, les salaires du secteur public seront réduits à 40% du budget, au lieu des 45% aujourd’hui. Pour financer ces changements, la dette publique devrait s’élever substantiellement à $200 milliards dans les cinq prochaines années. Aucune explication n’a été donnée sur la façon dont ces objectifs seront atteints concrètement dans ce délai.
L’Arabie saoudite a adopté Vision 2030 pour la raison très simple que le modèle économique actuel n’est plus viable. Au cours de ces deux années d’effondrement des prix du pétrole, qui ont fait des ravages sur les économies des principaux pays exportateurs, le royaume s’est trouvé pris par la marée montante de la crise des liquidités. L’année dernière, le PNB du pays a plongé de 13% et les actifs à l’étranger de $115 milliards, alors que le gouvernment piochait dans la trésorerie pour renflouer un déficit budgétaire de $100 milliards. Malgré la hausse du prix du pétrole aux environs de $50 le baril, le budget national exige un seuil de rentabilité de $66,70 cette année, bien en dessous des $94,80 de l’année dernière, et une action urgente de mise sous contrôle des dépenses.
Dans sa tentative d’arrêter l’hémorragie, le gouvernement saoudien a exprimé, en mars, la volonté de contracter des prêts bancaires à hauteur de plusieurs milliards. Même ainsi, le FMI a publié des prévisions catastrophiques de faillite bancaire dans les quatre ans si le modèle actuel de dépense perdure.
Les problèmes budgétaires de l’Arabie saoudite datent de sa décision désastreuse de l’automne 2014, d’injecter des surplus de brut sur le marché. Même si la chute des prix était, de toute façon, inévitable, le marché étant surapprovisionné et la demande ralentie, l’intervention saoudienne a accéléré et intensifié la chute, entraînant les prix à la baisse à des niveaux jamais vus depuis le début du siècle. Les Saoudiens ont persisté à dire que leur action était motivée par le besoin de défendre les parts de marché, mais ils n’ont jamais caché leur satisfaction de voir que cette baisse du prix du brut allait affecter les économies d’ennemis géopolitiques comme l’Iran et la Russie, sans parler des producteurs rivaux, particulièrement les États-Unis. Cependant, les prix sont tombés beaucoup plus bas et beaucoup plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu, faisant exploser leurs finances publiques.
La situation a été encore aggravée par le fait que les coffres saoudiens avaient déjà été ponctionnés par un tas de dépenses sociales et militaires. Trois ans plus tôt, craignant l’explosion de révoltes contre le régime autoritaire, la famille royale avait annoncé des nouvelles subventions et des programmes sociaux dispendieux estimé à $130 milliards. La décision américaine de ne pas sauver des alliés traditionnels comme le président égyptien Hosni Moubarak, a obligé Riyad à lancer une contre-révolution conservatrice, jetant des dizaines de milliards de dollars dans l’aide et l’armement au profit d’alliés menacés par des conflits sociaux, politiques et religieux.
Les milliards engagés par le royaume pour les dépenses de défense visaient son éternel rival, l’Iran. Cette année, l’Arabie saoudite a remplacé la Russie au troisième rang mondial pour les dépenses militaires avec $56 milliards alloués à l’équipement de ses forces armées.
Les dépenses excessives de l’Arabie saoudite ont coïncidé avec l’émergence du jeune fils du roi Salman malade, le vice-Prince héritier Mohammed, comme la voix dominante dictant la politique dans le Royaume. En moins d’une année, et au grand mécontentement évident des vieux membres de la Maison royale, le volubile prince âgé de 30 ans a fait pression pour des changements allant de l’économie et la défense, aux droits des femmes et aux réformes politiques. Les services allemands de renseignement ont prévenu dans un rapport fuité du « risque latent qu’en essayant de s’imposer lui-même dans la ligne de succession tant que son père vit encore, il peut aller trop loin ».
Pour certains, c’est déjà chose faite. En plus de son rôle en tant que second héritier du trône et chef de la Cour royale, les interventions décisives du prince Mohamed dans les affaires militaires et économiques lui ont valu le surnom de « Prince de la guerre et du pétrole ». Sans apparemment aucune expérience en matière militaire, de politique internationale ou de stratégie, sa décision de prendre le ministère de la Défense a misé directement le prestige et la réputation de sa famille sur le résultat de deux guerres déclarées, en Syrie et au Yémen. Un pari risqué, sachant que le Royaume se place loin sur la liste internationale de l’efficacité militaire.
Au Yémen, l’Armée de l’air saoudienne, une sorte de club d’aviation pour les princes, a gagné une réputation de brutale incompétence, bombardant et détruisant des zones résidentielles et des cibles civiles. Un des incidents les plus tristement célèbres, entre autres, les frappes de la coalition dirigée par les Saoudiens le 15 mars ont touché un marché populaire dans le village de Mastaba, faisant 97 morts. Pour le plus grand embarras du gouvernement et de ses fournisseurs occidentaux, Amnesty International et Human Rights Watch ont accusé les Saoudiens de commettre des crimes de guerre ayant entraîné des milliers de morts et déplacé 2,5 millions de personnes. « Il n’y a pas un seul coin du Yémen ou une seule âme dans le pays qui n’ait pas été touché et blessé par cette guerre », selon Foreign Policy.
Mais c’est dans le champ économique que l’influence du Prince Mohamed a été le plus ressentie. Avec une licence de droit dans la poche, le prince a décidé qu’il ne prendrait pas seulement en charge le redressement de la solvabilité fiscale à court terme, mais qu’il s’embarquerait dans la tache monumentale de transformer l’Arabie saoudite d’un État rentier en une économie industrielle libérée des contraintes des marchés des matières premières. Et son objectif ne pouvait pas être plus ambitieux : l’Arabie saoudite, avait-il prévu, serait débarrassée des revenus pétroliers en une génération.
Le modèle saoudien de réforme intitulé « Vision 2030 » reflète un précédent rapport apparu en décembre sur le site internet de McKinsey & Co, un cabinet international de consultants qui fournit des solutions néolibérales aux problèmes réels. Salman a admis que le gouvernement saoudien travaille étroitement avec le cabinet. Les critiques saoudiens – et ils sont nombreux – suggèrent que le ministère du Plan soit renommé le « Ministère McKinsey ».
Dans les dernières années, McKinsey a cultivé une génération de jeunes princes arabes séduits par les réformes économiques de type occidental ayant des résultats totalement divers. Comme le soulignait un des critiques les plus acerbes de ce cabinet récemment, « de nombreux pays qui ont bu du « Kool-Aid McKinsey » sont devenus l’épicentre du Printemps arabe. Bahreïn, l’Égypte, la Libye, le Yémen, tous secoués par des manifestations souvent animées par des revendications économiques. »
L’approche McKinsey de la réforme des gouvernements étrangers est dangereusement viciée. Le genre « buffet de cantine » de sa conception des réformes économiques – le même plat pour tout le monde, quel que soit l’appétit et la culture – exclut toute tentative de considérer l’histoire spécifique de chaque pays ou le contexte social. Elle ne se demande pas, non plus, si les structures politiques sont assez solides pour résister à l’agitation souvent provoquée par le chômage, la privatisation des entreprises d’État et des services sociaux, les coupes de subvention et l’augmentation du coût de la vie.
Les régimes autoritaires, et les monarchies absolutistes en particulier, semblent plus terrifiants qu’ils ne le sont en réalité. En concentrant le pouvoir dans une ou quelques mains, et avec, quand c’est le cas, quelques espaces d’expression populaire, la montée de la pression d’en bas peut devenir explosive. Les contrats sociaux qui génèrent les largesses étatiques en échange de la paix sociale sont fragiles, mais essentiels pour maintenir la stabilité.
Le Shah d’Iran a appris cette dure leçon à la fin des années 1970, avec son funeste programme d’austérité visant à sortir d’une crise fiscale ironiquement provoquée par une chute inattendue des revenus pétroliers. Son erreur fatale fut d’appliquer des vastes réformes sans mettre en place le type de cadre judiciaire et politique indépendant, autonome, qui pouvait supporter le poids d’une éventuelle crise interne soudaine.
La chute du Shah hante la vieille génération des princes saoudiens. Ils comprennent la fragilité d’une monarchie dont les piliers instables reposent sur la sérénité d’un clergé conservateur et d’une classe de négociants hostiles aux réformes de libre-échange qui toucheraient leurs privilèges. Ils se souviennent du traumatisme de 1964, lorsque Saud, le roi dilapidateur, fut renversé par son frère, l’assassinat, en 1975, de son successeur le roi Faïçal, le coup de force de la Sainte mosquée de la Mecque, en 1979, par des extrémistes religieux, et l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990.
Dans une interview publié dans The Economist, Salman se déclarait lui-même un admirateur de l’ancien Premier ministre britannique, Margaret Thatcher. Mais, à la différence de la Grande-Bretagne des années 1980, l’Arabie saoudite, aujourd’hui, n’a pas de liberté de la presse, par d’élections parlementaires, et pas de droit de rassemblement. Elle manque de structures politiques flexibles qui pourraient absorber et canaliser les énergies sociales explosives loin du centre. Le prince sait-il que, même avec ces systèmes en place, son idole fut, finalement, congédiée ? Il ne l’a pas dit.
Il n’a pas donné, non plus, de réponse convaincante à la question de savoir si le peuple saoudien continuerait d’accepter de payer des impôts sans être représenté. « Ce n’est pas une décision du gouvernement contre le peuple », a-t-il insisté. « C’est une décision de l’Arabie saoudite. Avec le gouvernement qui représente le peuple ».
Mot à mot, cela se résume à la réponse autocrate classique : « L’État, c’est moi ».
Source : www.foreignpolicy.com