Les femmes passent pour être plus nombreuses que les hommes, mais dans ce pays où un mâle compte double, le chiffre est forcément trompeur. Mises au fourneau, au lit et au placard, elles ont longtemps encaissé… Ce temps est désormais révolu.
« Je vis seule, c’est moi qui décide et c’est très bien comme ça. » « J’ai vu ma mère avec mon père, maintenant je me vois moi et sans personne. » « Si je fume ? Pourquoi, tu t’appelles Marlboro pour me poser la question ? » « Je suis une femme, je ne vais quand même pas m’excuser ! » « J’ai compris qui j’étais quand j’ai compris qui on ne voulait pas que je sois. » « Un homme, toi ? Pauvre naïf, tu crois vraiment tout ce qu’on te dit… » « Différence entre une Algérienne et un Algérien ? Deux lettres… de plus. » « Un mari ? Rasoir et jetable. » Tirés à boulets rouges, ces mots fleuris traduisent une réalité féminine prégnante. Née au début des années 2000, après la « décennie noire » du terrorisme, entre le plomb et la braise, elle a grandi, pris son rythme, sa mesure, voilée ou exubérante, jeune et moins jeune, silencieuse ou non : après la révolution algérienne, voici donc venue la révolution des Algériennes.
Double fond
Le contexte d’abord. Ce dernier siècle, deux guerres, la coloniale puis la civile, n’ont pas seulement marqué l’Algérien, elles l’ont « démarqué ». Le mort est mort, mais passé les larmes, le vivant, lui, a dû supporter un autre deuil : le sien. L’Algérien a été dépossédé de son identité : on lui a pris ses mots, sa peau, sa couleur, son espace. Et cette identité ne lui a jamais été restituée. Seul le drapeau a su unir et contenir les Algériens dans ce nu symbolique, cette souffrance tue. Et c’est sans doute ce qui explique que le vert-blanc-rouge national symbolise encore aujourd’hui, souvent de manière éclatante, ce que recèle la population de ferveur et d’amour. Ceux qui n’y voient qu’un nationalisme exacerbé n’ont pas compris toute la portée du sentiment qui lie le peuple à sa patrie. Le drapeau ne raconte pas seulement la fin de l’occupation française ou, 40 ans plus tard, celle du terrorisme. Il vient aussi draper une perte d’identité, un besoin de retrouver une terre – et une mère.
L’Algérien est nationaliste (et son engagement politique dans les grandes causes, palestinienne et sahraouie notamment, le démontre aisément), mais il se veut algérien avant tout. Et pour lui, être algérien, c’est porter haut ses couleurs, qu’on peut certes voir dans une compétition de football, mais surtout, comme on le voit moins, dans la compétition qu’il se livre à lui-même.
Deux guerres donc, et des millions de morts. Or, à l’indépendance de 1962, tout comme à la réconciliation de 1999, chacun a géré sa libération comme il a pu. Avec ce point commun : sous un double fond culturel et religieux, qu’on n’a jamais pris la peine de remuer, c’est toujours le plus fort qui s’est arrogé la meilleure place dans la société. Et le plus fort, en apparence du moins, celui qui tenait le livret de famille, le portefeuille, la maison, la voiture, les affaires, l’avenir, bref l’arme – fût-elle symbolique –, était l’homme. Toujours l’homme.
Ce creuset culturel et religieux est essentiel. La société algérienne n’est pas plus ou moins évoluée qu’une autre – elle serait même en haut du tableau à bien des égards, en matière d’hospitalité par exemple, de solidarité, une certaine vision du vivre-ensemble, de la famille… En fait, toutes les sociétés, même les plus partageuses ou « démocratiques », se fondent sur une supériorité du sexe. Il suffit de suivre les combats menés encore aujourd’hui, en Occident, pour une égale répartition des sexes dans les Parlements et des salaires dans les entreprises. Ou se pencher sur les chiffres affolants de la violence conjugale, ici comme ailleurs. Si les femmes ne sont pas logées à la même enseigne partout, elles ne tiennent pas pour autant la boutique. Le féminisme s’est essoufflé et, dans cette mondialisation effrénée qui pousse au repli sur soi et au retour des vieilles valeurs, l’homme a beau tremper le doigt dans la casserole, ce n’est jamais lui qui la récure. Dans l’esprit, quand on est une femme, on est d’abord une femme, puis, si on peut, on est tout court. Et l’Algérie n’est pas en reste.
Figures imposées
Dans ce pays, la femme est avant tout et surtout la mère, sacrée, intouchable. Elle incarne moins la beauté que la douceur, la jeunesse que la sagesse. On y voit le ventre donnant la vie et on la porte sur son dos à l’aube de la mort. Ce qui peut exister entre ces deux moments prééminents échappe au regard. Il relève de la pudeur et du non-dit. Malika, 27 ans à peine, se trouve bien changée dans sa robe de grossesse. « Dans la rue, on me respecte. Avec 9 kg en plus, je ne suis plus une femme, pourtant je n’ai jamais aussi bien dandiné… », se moque-t-elle. Mais passé le gag, le constat donne la grimace : le beau sexe n’est pas si beau qu’on le dit, c’est le ventre arrondi qui le rend fréquentable. Dans les cliniques, les porteuses, séparées de leur géniteur, rêvent d’ailleurs d’un mâle en secret. « Quand on accouche, on fait la fête au garçon, on fait la tête à la fille. Moins qu’avant certes, mais une fille, ça fait encore mauvais genre », admet Malika qui a préféré ne pas regarder de trop près son échographie.
L’homme devient père par pouvoir, la femme mère par devoir. Noyau du cercle familial, elle est surtout petite comme un noyau. Et c’est davantage son absence qui fait sa présence : un soleil peut-être, une éclipse surtout. Le haïk, voile blanc des années de la colonisation et de la révolution – qui sera tristement noirci par le niqab saoudien –, a fait disparaître son visage autant que ses formes. Hormis quelques grandes figures féminines de novembre 1954, les soldates qui ont payé de leur vie leur engagement n’ont pas eu toute la gratitude qui leur était due, non par oubli, mais parce que ces femmes, qui incarnent la mère patrie, se sont fondues naturellement dans le drapeau. On s’en souvient le 8 mars, on leur offre des hommages appuyés, on leur voue une sincère reconnaissance, mais dans les archives, voire sur les plaques commémoratives, on retient davantage cette image : aux hommes les armes et aux femmes les larmes.
C’est dans ces figures toujours imposées, inconfortables et contradictoires, que la société veut cantonner la femme, pourchassée quand elle n’est nulle part et chassée quand elle est partout. Objet de fantasmes et de sarcasmes, on l’aime et on la déteste, ne retenant d’elle que l’objet. Terrible coup du sort pour celle qui se veut être un modèle et qui a fini par être modélisée, selon une droite sur laquelle un premier point marque sa virginité et un dernier son mariage. La voilà donc obligée de suivre cette tangente tracée par d’autres et qui n’est pas forcément la sienne. Son histoire semble lui avoir échappé : elle en est la spectatrice et non l’actrice ; elle la lit, mais ne l’écrit pas. Suivant une liberté qui a atteint son paroxysme à la fin des années 1980 et qui a précédé la plongée du pays dans l’islamisme, elle a servi de prétexte à toutes les frustrations : femme-diable qui pervertit tout ce qu’elle touche et qui la touche, femme à cloisonner, femme à battre, femme à répudier, femme bouc émissaire, femme à faire taire et finalement femme « bouche émissaire »… une bouche qu’à défaut d’embrasser on s’est enquis de fermer.
Comment ?
D’abord, par sa séparation d’avec l’homme. Aux traditionnels refus de la mixité dans les fêtes et les mosquées (au temps du Prophète, les lieux de prière étaient mixtes !), on y a ajouté les administrations, les mairies, l’école, les commerces… Même si filles et garçons nichaient sous le même plafond, ils occupaient chacun leur rangée ; et sous le ciel, ils ne marchaient pas les uns près des autres, mais les uns contre les autres. Méfiance, incompréhension faisaient qu’avant de se connaître, et sans plus chercher à se connaître, on ne se connaissait déjà plus. Ensuite, par son expulsion de l’espace public. Poussée dans ses retranchements, la femme a subi, parfois à son « insu de plein gré », un puissant courant réactionnaire qui a profité de la complaisance du politique pour se propager comme une mauvaise poudre. Dans les campagnes d’abord où son isolement a précipité sa réclusion, puis dans les grandes villes avec une facilité déconcertante.
Toute valeureuse et courageuse qu’elle fût, malgré la lutte de ses aînées pour la liberté (celles-ci ont fait de leur jupe un étendard quand de nombreux hommes n’ont jamais su porter le pantalon), la femme a été poussée vers la sortie ou plutôt… à rentrer chez elle. L’espace public est devenu éminemment masculin. Et la seule femme qui allait au-dehors, c’était couverte, invisible, bref inexistante.
Enfin, par sa négation en tant que femme. Dans les années de terreur, la religion, fondée sur un wahhabisme qui n’a strictement aucun lien avec l’islam tel que vécu par des générations d’Algériens, a déféminisé tout ce qui faisait féminin. Le corps, pensé, désiré, montré, est devenu une boîte de Pandore. Du béni, on est passé à l’interdit, puis au maudit, enfin au déni. Conséquence, l’Algérienne a dû marcher avec un tabou sur la tête. Belle, elle l’était invariablement, mais nul ne le savait. À part elle.
Mâles qui font mal
Pendant dix ans, l’intolérance religieuse incarnée par ses barbes idéologiques et ses discours rugueux a pris son appui sur la douceur et les cernes de l’Algérienne pour s’étendre, le sexe faible ne devenant rien de moins que le marchepied du sexe fort : chair à canons autant que chair à cons, rien de plus…
À la fin des années 1990, au plus fort du terrorisme, la femme, dont on savait les balafres que la barbarie lui avait infligées – kidnappings, esclavage, unions forcées, viols déguisés – n’avait plus rien ou presque. Dépouillée de son corps, de sa parole, de sa liberté, de ses rêves, de son idéal, desservie par des Codes de la famille et pénal qui, malgré leur réforme, la soumettent encore à l’homme (voir encadré « Femme sous clef »), elle existait a minima. Autrement dit, elle accusait le(s) coup(s). Puis vint la concorde civile, adoptée en 1999, et appréciée par l’opinion comme une chance de paix. Concorde des civils certes, mais pas des sexes. Idem pour la réconciliation nationale qui, votée six ans plus tard, apaisa les tensions et les relations, mais ne changea pas fondamentalement le regard que l’Algérien portait sur l’Algérienne.
L’homme se réconcilia avec le cousin, le voisin, le copain mais pas avec la cousine, la voisine, la copine. Il retrouva son ego, mais pas son alter féminin. Cette paix eut donc un goût amer pour celles qui firent doublement face à l’obscurantisme – dans leur chair et sur leur peau –, durent l’affronter les premières et en pâtir au seul motif qu’elles existaient en tant que femmes. Les vieux réflexes refirent immédiatement surface : machisme, mépris, agressivité, grossièreté, etc. Rym, une étudiante qui finit son master de géopolitique et médias à l’école de journalisme de Dely-Brahim, résume cette période : « La guerre ne s’est pas arrêtée après la réconciliation. Celui qui a survécu a recommencé à vivre comme il a toujours vécu : il a rangé ses balles et sorti ses boules. » Et c’est précisément cette réalité, omniprésente, blessante, meurtrière qui fit déborder la coupe et sonna le tocsin.
De l’« octobre noir » de 1988, qui a plongé le pays dans l’engrenage de la violence et ouvert la voie à l’islamisme, au vote de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, ce sont dix-sept années, presque jour pour jour, qui se sont consumées. Dix-sept ans, le prix cher payé d’une jeunesse élevée sous les manchettes sanguinolentes des attentats et de la peur. Les aînées, qui avaient 20 ans en 1988, ont gardé de cette période des stigmates profonds : nombre d’entre elles, veuves et orphelines, ont dû se relever envers et contre tous. Deux cent mille morts n’ont pas seulement fait couler des larmes, ils ont nettoyé les yeux. Or, pour se réveiller, que fallait-il sinon les ouvrir ? « Alors oui, tonne Rym, quand on les a ouverts, il n’était plus question de les fermer. Je suis peut-être ce qu’il y a de pire pour les autres, mais je suis surtout ce qu’il y a de meilleur pour moi : une femme. C’est ça la réalité, et maintenant, je la regarde en face. »
Partagée par bon nombre, cette réalité est sans concession pour les hommes. « Pas tous les Algériens, tient-elle à souligner, juste les mâles qui nous font mal, et ils sont nombreux, très nombreux. » Hors des jupes de sa mère, l’homme a le pantalon trop serré pour marcher droit – ou la gandoura trop large. C’est bien pour cette raison qu’il a choisi l’Arabie saoudite comme modèle, un pays qui lui est pourtant aussi éloigné par son histoire que sa géographie, ses rites que ses dogmes, ses princes que ses lois. Mordu par quelques vipères enturbannées qui ont fait du terrorisme leur vivarium naturel, il en a avalé le venin au nom d’un hypothétique accomplissement de soi. Un accomplissement à la wahhabite dont il semble ne retenir que la dernière syllabe… Ce royaume du sabre mou qu’il singe allègrement (autant par l’habit que les programmes de télé, la pratique religieuse que la misogynie…) n’est rien d’autre en effet qu’une dictature de l’entrejambe qui interdit aux femmes de conduire, mais fait asseoir ses faucons dans ses avions, lapide à mort l’adultère et fouette de cent coups la victime d’un viol collectif.
Et c’est de cela qu’il rêve assurément, un système gonflé à la testostérone qui impose à la femme l’autorisation d’un tuteur pour se marier, voyager, travailler, étudier, obtenir des papiers…, bref pour respirer.
Vache qui rit
Or l’Algérie n’est pas l’Arabie saoudite : 146 femmes élues au Parlement et pas un faucon dans ses aéroports ! En vérité, si l’extrémisme religieux s’est développé en réduisant la femme, l’islam n’y est pour rien. La violence de l’Algérien passé à la sauce des Saoud, il faut plutôt la chercher (et la trouver aussitôt) dans son éducation et sa mentalité patriarcales, des « principes » phallocrates dont il se croit dépositaire, mais aussi dans l’impunité dont il a bénéficié, aussi sociale que politique, ou encore dans le poids des traditions, de la famille, du voisinage… Et surtout, « dans sa violence, ajoute Nabila, 38 ans, gérante d’une boutique de prêt-à-porter à El-Mouradia, sur les hauteurs de la capitale. Car si les mecs sont violents, c’est d’abord parce qu’ils sont violents ! Pas besoin de leur trouver des excuses philosophiques… »
Violence du regard d’abord qui veut imposer à la femme de baisser le sien, au seul motif qu’elle est une femme. Le port du voile est l’une des conséquences de cette « chasse des yeux ». On le porte moins par piété que pour éviter les réflexions nauséeuses : la paix des baves en quelque sorte… « Il n’y a plus de barbe, mais sur les langues, les poils poussent toujours », lance la gérante. C’est que la violence verbale abonde dans les rues : insultes à la jupe, au pantalon, aux cheveux longs, au maquillage, à la beauté, à l’allure, à la voix, au sourire. Et comme si cela ne suffit pas, cette insulte décuple quand le sourire éclate au grand jour : « Ils ne supportent pas le rire des femmes, ils préfèrent celui des vaches, se moque Nabila. C’est pour cela qu’il y a toujours des pénuries du fameux fromage en portions ! » Célibataire, elle habite chez ses parents et conduit une petite Audi, payée à crédit. Elle gagne de quoi se prendre deux ou trois billets d’avion par an pour renouveler ses stocks chez des grossistes parisiens, se fait « quelques restos de temps en temps, mais sans plus ». Son autodérision est sa « façon de supporter ». Parce que, lorsque le certain âge devient l’âge certain, « il faut inventer des parades sinon tu deviens folle. Moi je préfère en rire plutôt qu’en pleurer ». Mais tout n’est pas si drôle : souvent, le mot n’est pas qu’un avant-goût, c’est un avant-coup. Nabila prend une grande inspiration : « Et si on te frappe, c’est de ta faute. Chez nous, les coups, ça se mérite ! »
Longtemps étouffée ou sous-estimée, la violence physique touche autant la vie conjugale que la vie professionnelle. Sentence accablante d’une docteure : « Violence est souvent trop long. Dans la réalité, viol est plus juste. » Mais aussi inceste, pédophilie. Le ministère de l’Intérieur a dénombré en 2014 3 200 affaires de violence contre des femmes impliquant des proches et 767 autres au travail. Pendant les 9 premiers mois de l’année 2015, 7 375 cas de violences, dont 5 350 physiques. Et en 2016, sur la même période, 8 441 plaintes, dont 6 080 cas de violence physique et 2 026 cas de maltraitance… pour celles qui ont été reçues. Car la majorité des coups se prend et cicatrise en silence, non seulement par peur, mais aussi par dépendance psychologique et financière. Principaux mis en cause, l’époux, mais également les enfants, la famille – et ce, parfois, dès les premières semaines après le mariage. Les statistiques, qui sont aussi faibles que peu fiables, estiment que 200 femmes meurent de violence chaque année en Algérie. En 2017, frapper est même encore « normal » pour quelques-uns : Mahmoud, 70 ans, convaincu, pratiquant… et divorcé depuis plus de cinq ans, s’étonne : « Moi, ma femme était très bien. Et puis, un jour, elle est partie parce que je la battais. Elle n’a pas compris que c’était pour son bien. Et puis, si on ne peut plus battre sa femme, à quoi on sert ? » Depuis cinq ans, Mahmoud, demande à Dieu de lui trouver « un pied à sa chaussure »… mais ses prières sont bottées en touche.
Perle rare ou merle noir
En 2000, suivant la concorde civile, les Algériennes ont donc choisi de ne plus perdre de temps. Elles veulent assumer et s’assumer. Plus question de se laisser conduire… « Quand tu laisses 200 000 morts derrière toi, tu te dis que le moment est venu de prendre le volant : vivre n’est plus une option, elle devient un équipement de série », clame Nadia, cheffe d’entreprise en devenir, yeux en amande sur ses 163 centimètres, qui se bat contre le machisme auquel elle fait face pour mener à bien son projet et promet de « mettre à genoux toute personne qui pense encore que c’est la taille qui fait la grandeur ». Impérieuse nécessité pour cette femme de presque 50 ans : rester debout, quoi qu’il arrive. « Je ne le fais pas que pour moi, je le fais pour donner de la force à celles qui ont renoncé à se battre. »
Car nombre de femmes, désabusées ou fatiguées, se sont repliées sur elles-mêmes, certaines ne comprenant même pas l’intérêt de témoigner de ce qu’elles vivent. La colonisation et le terrorisme qui ont tout fait pour diviser les Algériens ont laissé des cicatrices dans les mémoires et muselé les désirs de liberté. Or « l’Algérienne ne doit pas se taire. Elle doit d’ailleurs comprendre que celui qui lui demande de se taire n’est pas un vrai citoyen, car il nie que son pays a vécu ces deux guerres », insiste l’entrepreneure. Rappelons que c’est la France coloniale qui, la première, a fait passer l’Algérien pour un barbare moyenâgeux vis-à-vis des femmes. La tromperie était stratégique, il s’agissait de déshumaniser ce « sauvage » pour légitimer sa liquidation. De nos jours, le problème est essentiellement identitaire : l’homme s’ignore au point d’en devenir ignorant. De cette Algérie plurielle aux rives exceptionnelles, enrichie par mille et une civilisations, il n’a gardé que la hauteur d’un minaret qui lui donne l’illusion d’être grand. S’il admet que la femme est l’âme de toute révolution, il oublie trop souvent qu’elle en est aussi le corps ! Aujourd’hui encore, lorsque les épouses cinquantenaires rentrent à la maison, leurs maris n’ont pas dîné parce qu’ils attendent qu’elles leur fassent leur soupe.
Chez les trentenaires, les hommes ont réussi à trouver le chemin du gaz et se sont fait la cuisine comme des grands. Les plus jeunes, quant à elles, payent ce qu’elles mangent même lorsqu’elles ne sont pas seules. Tout dépend en vérité de celui qui les accompagne : perle rare ou merle noir. Directrice d’agence de voyages à Ben Aknoun, Kahina, nostalgique des années 1980 où on s’habillait pour plaire et non déplaire, travaille sous les « tubes » de Julio Iglesias. Sur son pull, des petits papillons invitent à faire le tour du monde. À 40 ans tout rond, elle revendique son célibat tout en se disant amoureuse. « Mon homme, c’est mon jardin secret. On est ensemble depuis six ans. Le mariage ? Bof. La virginité ? Chut ! » De son côté, Djamila, 35 ans, cadre dans un laboratoire cosmétique étranger installé à Alger, qui touche 3 fois les 18 000 dinars (*) du Smic, a un avis tranché sur la question : « Les mecs, des salauds ; leurs mensonges, ras le bol. Je ne me fais aucune illusion. Quand je le pourrai, je partirai sans me retourner là où on me dira des vérités. En Algérie, si Pinocchio existait, on ne serait jamais en pénurie de bois ! »
Mixité en marche
Les Algériennes ont décidé de reprendre le pouvoir en corrigeant point par point ce qui les a – symboliquement ou littéralement – effacées du pays : leur séparation d’avec l’homme, leur expulsion de l’espace public et leur négation en tant que femme. Reléguant les cafés maures à des cafés morts, les salons de thé et autres bars à chichas se sont multipliés. Attrait de taille : ils sont mixtes. L’Algérienne y vient seule ou en couple. Elle sirote son café, les doigts qui pianotent son portable. Sur les terrasses, elle étale ses vermillons brûlants, autant sur les lèvres que sur la robe, un piercing qui brille sous le soleil. L’extravagance, qui la déshabille plutôt que l’habille, s’étale comme pour rattraper le temps perdu. Chacune s’adapte comme elle peut, mais toutes composent avec ce qu’elles ont en face d’elles : « Des étrangers à leur monde, des Algériens pourtant, mais tellement étrangers… Des imbéciles qui se donnent le droit de nous apostropher dans la rue, de vouloir changer notre vie, de la détruire », lâche Nadia.
À Alger, mais aussi Oran, Constantine ou ailleurs, le mot qui court les rues est celui de farce. Une farce schizophrénique. Car ce défaut de dialogue tient davantage au double visage du garçon : il prend les Ray- Ban et le porno de l’Occident pour camoufler son impuissance, le voile et les interdits de l’Orient pour exhiber sa puissance. Une autorité fantoche que Malika, la future maman, n’hésite pas à contester, en apostrophant des buveurs de café. « Vous avez le droit de vous asseoir ici alors que moi non. C’est normal ? » À cette question simple, des réponses alambiquées et un tutoiement mesquin : « Respecte-nous ! » ; « Tu es une femme, non ? » ; « Va demander à ton mari… » Aux habitudes les mêmes servitudes : chez le médecin, les sexes ont des salles d’attente séparées ; chez le boulanger, deux files distinctes serpentent devant le pain chaud ; dans les magasins de lingerie, seul homme parmi les acheteuses, le vendeur, un barbu « saoudisé »… Car, paradoxe dans ce pays du paradoxe, le marché juteux du soutien-gorge est bizarrement tenu par les islamistes, à tel point que le Front islamique du salut (Fis), parti désormais dissous, passait dans les années 1990 pour le Front islamique du slip. Une tradition qui remonte, paraît-il, à la concorde civile. « Ils ont lâché les couteaux, ils ont pris les culottes », raille Warda, grand-mère. On interroge le barbu : – Pourquoi ne pas vendre des pizzas ? Réponse laconique : « Je préfère les manger. » On ose : – Mais pourquoi des slips ? Tout aussi (cir)concis : « Machallah [Comme Dieu l’a voulu]. »
La difficulté de la mixité trouve précisément son origine dans ce truisme tout à fait incongru : les hommes refusent de se mêler aux femmes parce qu’ils les craignent et elles leur échappent parce qu’ils pensent qu’elles leur appartiennent. Sur son mètre 63, Nadia la future entrepreneure fulmine : « S’ils ont peur de nous, ils n’ont qu’à devenir mormons ! Tant mieux pour eux… et tant mieux pour moi ! » Ce message semble en avoir dissuadé quelques-uns. Certains lieux traditionnellement masculins s’ouvrent en effet… plus aux couples qu’aux femmes seules. Les portes grincent donc encore, mais l’huile, paraît-il, très bonne dans ce pays, fait des miracles aux jointures.
La conquête de l’espace
Comme elles n’étaient pas tranquilles dehors, les femmes se sont longtemps contentées de la paix chez elles. Mais ce temps est fini : « Le bonheur entre quatre murs, non merci ; le ciel appartient à tout le monde. » Et c’est bien cela qui pêche : sans avoir rien demandé, Dieu est partout. L’islam ne se vit plus dans la sphère individuelle, pas même seulement à la mosquée, mais se clame dans tous les lieux, marchés, administrations, musées, autoroutes… Des bannières et des slogans insistent sur l’exigence de croire, comme si l’Algérien avait besoin de panneaux signalétiques pour trouver sa voie. La vitrine du religieux est plus que publique, elle est devenue publicitaire. Le texte sacré, dont l’homme s’est approprié l’exégèse au détriment de la femme, est érigé comme une espèce d’épouvantail contre la modernité : il ne vient pas apaiser les âmes mais effrayer les corps, éteindre toute vie d’envie et toute envie de vie. Warda confie : « Les jeunes sont pris en otage, et surtout les filles. Dès qu’elles ont peur de Dieu, elles se mettent à la prière ; dès qu’elles se sentent mieux, elles vont danser… Il ne faut pas se substituer à Dieu. Un bon croyant croit mais n’impose pas à l’autre de croire. »
Dans cette confusion des genres, l’Algérienne avance néanmoins. Chaque jour, elle grignote un peu plus de territoire. « Plus de 2 millions de km2, ça va être long, mais on y arrivera », promet Rym, l’étudiante en journalisme. Et cette reconquête passe d’abord par le travail. Nombre de postulantes rallient Alger à la recherche de leur premier emploi. « Dans les villages, ils te bouffent parce qu’ils sont plus nombreux. » Rien ne vaut l’anonymat des grandes agglomérations. « C’est là où personne ne te connaît que tu peux te faire connaître », reconnaît-on. Les filles sortent voilées de leur campagne pour rassurer leurs parents. Ce tissu n’est pas vécu dans la défiance ou la paranoïa comme en Europe : c’est un outil. D’ailleurs, le voile n’enlaidit pas ni ne dévisage, il séduit et encourage. « Le voile, c’est comme un maquillage. Même s’il cache la tête, on la trouve belle ; on a appris à deviner. L’Algérien est un pro de l’imagination », sourit Nassim, dragueur invétéré. Pieuses ou non, ces filles s’accomplissent. L’État a incité les employeurs à favoriser leur embauche et cette discrimination positive donne de bons résultats. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à se prendre en charge, étoffent leur compte LinkedIn ou Facebook, sont en colocation avec une copine de fac ou une collègue, touchent des salaires de cadres, se payent leur propre voiture, voyagent, dépensent leur argent comme bon leur semble… Elles sont sous-représentées par rapport aux hommes dans le monde du travail – six fois moins ! –, ont toujours du mal à accéder aux hautes responsabilités et sont moins payées que leurs homologues masculins à poste égal, mais elles sont plus qualifiées, ont un salaire moyen plus élevé et représentent une classe active dont le poids socioéconomique va croissant. On dénombrait début 2017 plus de 275 000 femmes entrepreneures, soit 7,5 % sur le 1,9 million d’opérateurs. En 2014, leurs effectifs étaient estimés à 35 % dans la Fonction publique, 52 % dans la santé, 50 % dans l’éducation nationale, 40 % dans la recherche scientifique, 36 % dans l’enseignement supérieur, 10 % dans la Sûreté nationale, 30 % dans la justice. Aujourd’hui, près de sept diplômés sur dix et un magistrat sur deux sont des femmes. Et l’armée compte quatre générales, un record dans le monde arabe.
Dans la rue principale du quartier huppé de Sidi Yahia, les Champs-Élysées d’Alger, des magasins d’ici ou d’ailleurs. À l’entrée du salon de thé The Open, deux serveuses. L’une a 20 ans à peine : bas et décolleté. L’heure de chicha est à un millier de dinars, le jus d’orange pressé à 500, le café à 250. Aux tables, des groupes de quatre, de deux ou d’un. On rit, on se tient les mains, on frissonne, on s’aime saintement. Pas de geste déplacé, il y a des familles. Une fille grisée dans son hijab croise une autre dont le corsage provoque jusqu’au nombril. L’une et l’autre font partie du même paysage, chacune sur son bout de terre, prenant le même « thé maison » et leur cigarette au bout des doigts, lorgnant leur feu se consumer. À 100 mètres de là, une ruelle d’où sortent deux gandouras. Implacable paradoxe. Mais l’évidence est là : passé les bombes des hommes, ce sont bien elles qui bombent le torse.
Croisée des chemins
La beauté a retrouvé son droit de cité dans le pays. Dans un appartement du centre d’Alger, la rousse Samia a les cheveux lumineux qui descendent jusqu’au bas du dos. D’un tour de main, elle en fait une boule sombre puis se ravise sèchement. « Mince, c’est un vieux réflexe . Avant de sortir, je me faisais moche, sinon c’était le début des problèmes . » Sa pupille verte ravit le regard. « Il est hors de question que je m’inquiète pour l’avenir de ma fille parce qu’elle aura mes yeux ! », jure-t-elle. Pour elle, l’opposé du négatif étant le positif, l’inverse de la négation de la femme est donc sa… position. Position pour ce qu’elle est et non ce qu’elle pourrait être : « À chaque fois que je vais faire mes courses, les hommes m’appellent oukhti [ma sœur]. Oukhti, oukhti… je suis la sœur de tous les hommes ou quoi ? Soit mes parents ne savent pas qu’ils ont une famille nombreuse, soit ces hommes n’ont pas de sœur et rêvent d’en avoir une… Mince alors, je ne suis pas une sœur, je suis une femme ! »
Les Algériennes veulent être vues telles qu’elles sont… et aussi se marier. Mais pas n’importe comment ! Contrairement aux idées reçues, les femmes sont moins nombreuses, mais l’homme, le vrai, est réputé rare. Alors, on reste prudente. « Le mariage est devenu un refuge où on met tout et n’importe quoi », note Samia. Les filles « se casent » parce que, souvent sous la pression familiale, elles ne peuvent pas faire autrement. « Elles sont élevées comme des volailles, on ne les voit pas comme des femmes, mais des poules à tout faire, poursuit-elle. L’amour, on verra après . » Autre motif d’inquiétude : si la polygamie n’existe pas dans les faits – ou si peu –, la récente réforme du divorce censée protéger les femmes a des effets pervers. Aujourd’hui, par exemple, il suffit d’être riche pour se débarrasser de son épouse (voir encadré « Divorce : légalité contre égalité »). Dans ce concert fait de désaccords et de fausses notes, les sexes semblent se trouver à la croisée des chemins. Le moment qui accompagne cette révolution des femmes est donc crucial. À chacun de leurs pas, leur acolyte masculin semble reculer : elles embellissent, ils s’enlaidissent ; elles s’enrobent, ils se dérobent ; elles s’épanouissent, ils s’enfouissent. Il importe plus que jamais de créer du lien entre eux, les réhabiliter, leur donner les moyens de vivre ensemble, par la culture notamment, car elle incite à la rencontre, l’échange, la découverte, l’ouverture. Ceux qui tiennent le pouvoir seraient bien avisés de la soutenir et la faire émerger. « Je suis comme mon pays : indépendante. Ce qui est bien pour moi est bien pour l’autre. Il faut arrêter de nous séparer les unes des uns. Désormais, ne comptez plus sur moi, mais avec moi », conclut Nadia, son œil en amande qui annonce déjà l’amende. _
(*) 163 euros. 1 euro = 180 dinars.
Cet article est à lire dans Afrique Asie paru en avril 2017.
Femme sous clef
En 2001, le président Abdelaziz Bouteflika promet de revoir le Code de la famille de 1984, inspiré de la charia. Quatre ans plus tard, le projet de loi est promulgué et sonne la fin de l’obligation d’obéissance au mari et du mariage par procuration – qui autorisait les noces forcées, le durcissement des conditions de la polygamie, la place prééminente du consentement mutuel pour le mariage, la tutelle des enfants pour la femme divorcée, la suppression de l’interdiction d’épouser un non-musulman, l’obligation de se marier civilement avant de se marier religieusement… Suivra en 2012 la création d’un fonds de pension alimentaire pour garantir la protection des mineurs et des femmes. En 2014 puis 2015, la révision du Code pénal incrimine la discrimination puis renforce les sanctions contre le harcèlement sexuel, criminalise la violence conjugale, le vol entre époux, le harcèlement…
Toutes ces avancées ne se sont pas faites sans mal. Les députés les plus rétrogrades, dont le nœud est avant tout gordien, ont montré toute l’étendue de leur bêtise : pour eux, les femmes sont responsables des violences et des harcèlements qu’elles subissent en raison de leur accoutrement, voire de leur nudité dans les lieux publics ; l’égalité des sexes est un complot occidental qui menace la famille de dislocation ou de dépravation ; ces lois légitiment les relations extraconjugales. Bref, tout débat sur le sujet débande un sexisme islamiste déjà débridé. Le pire est que ce genre de discours est aussi bien tenu par des hommes que par des femmes.
Prenant ses distances avec ces conservateurs, le président Bouteflika a annoncé la nécessité de réviser de nouveau le Code de la famille. Il faut lui reconnaître un esprit et une volonté d’ouverture qui dépassent de loin ceux, étriqués, de nombreux élus du Parlement et d’ailleurs. On espère désormais la suppression de la polygamie (et non plus sa restriction) et du tutorat matrimonial, le réexamen des conditions du divorce qui laissent encore la femme sur le carreau – si elle se remarie, elle perd notamment le droit de garde sur ses enfants. Ou encore la suppression de la notion de pardon incluse dans le texte criminalisant les violences : aujourd’hui si l’épouse excuse son mari de l’avoir frappée (on imagine les pressions auxquelles elle peut être contrainte), elle atténue ou annule purement et simplement les peines qu’il encourt.
Encore soumise au diktat masculin, l’Algérienne est de fait une mineure à vie. La Constitution algérienne affirme l’égalité entre tous les citoyens. Le Code de la famille est donc anticonstitutionnel. Tout simplement.
Divorce : légalité contre égalité
L’Algérienne peut divorcer moyennant le versement à son conjoint d’une somme dite de « compensation » – la khol’â – alors que le mari, lui, peut la répudier sans aucune justification. Ainsi, là où il est imposé à la femme de racheter sa liberté (contre des dizaines de milliers de dinars !), l’homme bénéficie librement d’une pratique datant du VIIe siècle. Le Code de la famille met juste un peu d’eau dans son lait en permettant au juge de tenter une conciliation et reformer le couple… Si l’épouse veut se séparer de son conjoint « gratuitement », elle doit prouver (matériellement !), notamment et au choix : un défaut de paiement de la pension alimentaire, le refus de l’époux de partager sa couche pendant plus de quatre mois, son absence de plus d’un an sans excuse valable, sa condamnation à une peine de nature à déshonorer la famille et rendre impossible la vie en commun…
Avancées notables du Code de la famille dans sa version remaniée de 2005, c’est la mère qui obtient la garde de l’enfant (sauf en cas de remariage), tandis que l’époux est tenu de la loger ou de payer son loyer. Mais dans les faits, on en est loin. D’abord parce que l’exécution des procédures est très longue, mais aussi parce que les tensions sont telles que l’ex-femme repart couramment chez ses parents ou, faute de moyens, se retrouve à la rue. Un fonds de pension alimentaire garantit aux divorcées un montant de 6 000 dinars par mois et par enfant mineur, sans conditions de ressources – l’État avance l’argent, mais poursuit le mauvais payeur afin de l’obliger à régler ses dettes. Et c’est bien là que le bât blesse. Car pour un père de trois enfants, smicard à 18 000 dinars, le calcul est vite fait : à chaque fin de mois, il se retrouve dans la misère et finit parfois en prison. À l’inverse, pour un riche à millions, père d’un ou de plusieurs enfants, la progéniture devient du bétail : il se débarrasse de sa femme « en petites coupures » pour en épouser une plus jeune, bien plus jeune. Et c’est malheureusement souvent le cas.
En moyenne, 60 000 divorces sont prononcés chaque année – le chiffre a quasiment doublé en dix ans. La répudiation en représente la part la plus élevée.