Dans la page « Débats » du dernier numéro d’Afrique Asie, Philippe de Saint-Robert analyse « à chaud » l’éditorial de Richard Labévière.
Richard Labévière est un journaliste d’investigation, mais dont le domaine est la politique étrangère, notamment celle qui touche au Proche-Orient. À vrai dire, celle-ci a de constantes répercussions sur la marche du monde, lorsqu’elle ne la détermine pas. Dans un précédent ouvrage, Le Grand Retournement (2), l’auteur avait montré et situé, dès 2004, une rupture des fondamentaux de la politique française telle que suivie jusqu’en 2003, lorsque Jacques Chirac opposa la diplomatie française au déclenchement de la troisième guerre du Golfe, engagée par Bush fils et les néo-conservateurs américains en Irak. On sait que nous ne cessons d’en payer les conséquences.
L’amateurisme français
Dans son dernier ouvrage, Terrorisme face cachée de la mondialisation, Richard Labévière fait ressortir le lien entre la mondialisation voulue par la puissance américaine (qui commence à s’en mordre les doigts) et le terrorisme qui profite du rabotage des frontières et du « libre-échange » universel. Pour l’auteur, la résolution 1559, adoptée par le Conseil de sécurité le 2 septembre 2004 à l’initiative de la France (soucieuse de se réconcilier avec les États-Unis), a engendré une « rupture permanente avec quarante ans de diplomatie française dans le monde arabe » et « constitue l’acte fondateur d’une école néo-conservatrice française : il ne s’agit pas, à l’évidence, d’un complot, mais d’un tournant majeur dans la politique de la France vis-à-vis des pays arabes ». Richard Labévière est sévère avec les acteurs de la diplomatie française de l’époque (Jean-David Lévitte, Maurice Gourdault-Montagne, sous la houlette de Dominique de Villepin, puis de Bernard Kouchner).
Les deux quinquennats suivants n’auront qu’à s’engouffrer dans cette brèche. Notre intervention en Libye est à la traîne de celle des Américains en Irak. L’amateurisme commence. En 2012, le gouvernement socialiste va surpasser le précédent. Laurent Fabius exige le Quai d’Orsay, mais pose ses conditions : « Il confirme, note Labévière, les choix sarkozystes sur Israël et la Palestine, sur l’Iran et la Syrie. » L’auteur relève que « dans le cas syrien, la France a opté clairement pour le “changement de régime”, imitant ainsi les États-Unis qui n’ont cessé de le faire depuis la Seconde Guerre mondiale sur tous les continents avec les succès que l’on connaît ». Ces choix vont aboutir à l’élimination radicale de la diplomatie française au Proche-Orient, ainsi qu’on peut aujourd’hui le constater. Ils conduiront à la même impasse avec la Russie, aux dépens de nos intérêts économiques. Même Hubert Védrine n’a pas été écouté.
Paris à l’heure sunnite
Richard Labévière passe en examen la complicité de tous les grands « médias » avec cette politique : « Comment, s’interroge-t-il, la grande presse s’est-elle transformée en passe-plat des options morales d’une diplomatie française axée sur l’immédiateté, rivée aux sondages d’opinion et à une course effrénée aux parts de marché ? » On est dans le compassionnel à tout-va : comment l’opinion publique, abusée, ne suivrait-elle pas ? Les anciens trotskystes sont devenus néo-libéraux, voire atlantistes : la pensée politique n’est plus une réflexion, mais une mode avec la bénédiction souvent financière des pétromonarchies qui n’ont cessé d’alimenter les Frères musulmans et leurs émules. La France, profitant d’un froid entre Washington et Riyad, se jette dans les bras de l’Arabie saoudite. Nos hommes politiques vont quêter à l’ambassade du Qatar. La France opte pour une politique exclusivement sunnite à l’heure où l’Iran sort du tunnel.
Richard Labévière écrit : « Toujours est-il que si l’on parlait encore d’une “politique arabe” dans la France du général de Gaulle et de François Mitterrand, il n’est plus question désormais que de politique “sunnite” dans celle de François Hollande… » « Sur ces différents dossiers, note l’auteur, François Hollande a non seulement confirmé les orientations de son prédécesseur, mais il a fait pire. En mars 2012, Alain Juppé avait décidé de fermer l’ambassade de France à Damas, interrompant ainsi toute collaboration entre les services français et leurs homologues syriens en matière de lutte antiterroriste et de renseignement concernant les jihadistes d’origine française se rendant en Syrie et en Irak. Depuis plusieurs années, le patriarche maronite libanais Bechara Raï essayait d’attirer l’attention du Quai d’Orsay sur le massacre des chrétiens de Syrie commis par des groupes jihadistes, partiellement armés par la France. Laurent Fabius et ses conseillers néoconservateurs continuaient à nier l’évidence, osant même dire que ‘‘les petits gars de Nosra font du bon travail…, au moment où plusieurs contrats d’armements sont en passe d’être signés avec l’Arabie saoudite. »
À l’œuvre : la casse des États-nations
C’est un fait que Paris, toujours à cheval sur les « droits de l’homme », a réagi plutôt mollement aux dernières exécutions saoudiennes qui ont révolté toute la planète. Notre sévérité vis-à-vis du régime syrien est donc largement compensée par notre bienveillance vis-à-vis du régime saoudien, où les droits de l’homme… et de la femme nous paraissent sans doute en bonne voie. La France s’est par ailleurs monté la tête avec le « printemps arabe » qui a vu partout des dictateurs remplacés par d’autres. La Tunisie elle-même reste sur un volcan.
On lira avec intérêt les pages que l’auteur consacre à notre gestion du terrorisme où il nous voit remédier davantage aux conséquences qu’aux causes. On sait les contradictions dans ce domaine des États-Unis qui ont longtemps favorisé indirectement les Frères musulmans et les talibans. Richard Labévière conclut : « Dans cet univers de la casse des États-nations, de dérégulation généralisée, de guerre de tous contre tous, le terrorisme contemporain n’est plus un accident, mais s’est imposé comme une énergie vitale – un conatus – irradiant. […] Le terrorisme est devenu la misère suprême de la mondialisation contemporaine. » Notre auteur est, avec Claude Angeli, l’un des rares journalistes à bien savoir de quoi il parle dans ces domaines.
(1) Terrorisme face cachée de la mondialisation, Richard Labévière, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2016, 281 p., 23,90 euros.
(2) Le Seuil, 2006.