Il y a seulement quelques mois, nous avons assisté à un gigantesque accord gazier conclu par la Russie et la Chine pour un montant de 400 milliards de dollars. Les médias occidentaux ont accueilli cet accord avec une malhonnêteté partisane, affirmant à tort que la Chine était en train de prendre le dessus sur la Russie, bien que tout montre que la Chine a accepté de payer environ $360 les 1 000 cm3, soit un prix similaire à celui que paye l’Union européenne, avec un prix qui fluctue en tandem avec ceux du pétrole.
Des informations sortent maintenant évoquant un autre contrat qui pourrait mettre en concurrence l’Union européenne avec la Chine sur les mêmes fournitures de gaz de Sibérie occidentale. J’en avais déjà parlé dans un article [1] en septembre. À ce moment-là, il n’y avait encore aucun détail spécifique, tandis qu’aujourd’hui nous sommes face à un accord conclu pour 30 milliards de mètres cubes, qui viennent s’ajouter aux 38 Mrd m3 du premier contrat.
Voici une nouvelle à laquelle peu de gens ont prêté attention, malgré ses effets dramatiques à long terme sur une économie européenne déjà en perte de vitesse. Même au moment où il a été rendu public, ce contrat a suscité très peu de réactions. Rares sont ceux en Europe qui en profitent pour lancer un débat public sur ses implications. On fait comme si c’était sans importance, bien qu’il s’agisse en réalité d’une question très importante.
La principale conséquence est que le prix en Europe ne sera plus déterminé par le gaz russe. La nouvelle référence sera le Gaz naturel liquéfié (GNL), car l’Union européenne n’aura aucun moyen de s’en passer, de la même manière qu’elle ne peut actuellement pas se passer du gaz russe. Cela signifie que l’Union européenne, qui paye déjà plus du double des Américains pour ses fournitures de gaz naturel, va voir sa facture passer de $350 les 1 000 cm3 à une fourchette de l’ordre de $450/$500, le prix que payent des pays comme le Japon. L’Union européenne possède les infrastructures pour importer environ 200 Mrd m3 de GNL, soit une quantité supérieure aux 160 Mrd m3 qu’elle fait actuellement venir de Russie. Mais elle n’en importe pas autant, car le GNL n’est absolument pas compétitif. Seuls 20 % de la capacité totale sont utilisés.
Comme je le faisais remarquer dans mon article de septembre 2014, faute de meilleures relations avec la Russie, l’Union européenne s’achemine vers un gouffre de 150/200 Mrd m3 entre l’offre et la demande d’ici 2030. La cause de ce gouffre est le déclin de la production en mer du Nord, dans les pays tels que les Pays-Bas et dans une moindre mesure la Norvège, et peut-être aussi une perte de 50 Mrd m3 sur les 80 qui transitent par l’Ukraine.
Le gazoduc Nord Stream et le pipeline de Yamal, avec des capacités respectives de 55 et 33 Mrd m3, peuvent couvrir environ 30 Mrd m3 du flux qui traverse l’Ukraine car ils sont actuellement en surproduction. Mais sans South Stream, que l’Europe et les États-Unis bloquent en faisant pression sur les États-membres de l’Union européenne, les 50 Mrd m3 restants sont menacés, du fait de la réticence de la Russie à conserver la voie ukrainienne. De toute manière, même si la Russie voulait continuer à passer par l’Ukraine, le transit serait compromis par des problèmes techniques liés au vieillissement du réseau de pipelines, dont Kiev n’a pas les moyens de financer la maintenance, et dans lequel personne d’autre ne veut investir.
L’Union européenne est sur le point de perdre un tiers de son approvisionnement, et les rares alternatives dont elle dispose ont une capacité comparativement inférieure, comme par exemple les 10 Mrd m3 de l’Azerbaïdjan. Dans cette perspective, la seule solution viable est l’importation massive de GNL. La révolution du gaz de schiste qui pourrait transformer les États-Unis en exportateur net de gaz ne décolle pas en Europe. Les barrières juridiques mises en place dans chaque État sont la raison la plus souvent avancée pour expliquer la quantité insuffisante de forages de gaz de schiste. Malheureusement, on porte trop peu attention au fait que des forages d’exploration ont été menés dans les pays où l’Agence internationale de l’énergie (EIA) a estimé des réserves potentielles importantes, notamment en Pologne, en Hongrie et en Roumanie. En effet, les résultats dans ces pays se sont avérés très décevants.
Ce mois-ci, le Premier ministre roumain a déclaré qu’il ne valait plus la peine de débattre de la question du gaz de schiste, car les travaux d’exploration de Chevron (NDT: deuxième compagnie pétrolière des États-Unis) montrent que son extraction en Roumanie ne sera pas viable commercialement. Chevron n’a pas encore commenté le résultat des forages. L’EIA a pourtant estimé que les réserves de gaz de schiste en Roumanie sont de l’ordre de 1400 Mrd m3.
Bien avant cette dernière déception, la Pologne nous a aussi montré que la révolution du gaz de schiste américain ne pourrait probablement pas être reproduite avec la même ampleur dans d’autres régions du monde. L’EIA avait estimé les réserves de la Pologne à 148 Mrd m3. Cet automne, la Pologne a annoncé que la production commerciale serait abandonnée car la quantité de gaz extraite par puits est trop faible, et la plupart des entreprises de forage se sont retiré [3].
Les gagnants et les perdants des deux contrats gaziers russo-chinois
Le gagnant le plus évident est la Chine. Elle aussi est victime des récentes mauvaises nouvelles concernant ses réserves potentielles de gaz de schiste, qui devaient être les plus importantes du monde selon l’EIA. Il a été annoncé récemment que l’ambition de la Chine d’atteindre une production de 60 à 100 Mrd m3 de gaz de schiste par an était clairement irréaliste. Les Chinois ne pourront guère espérer mieux que 30 Mrd m3 [4].
Cette nouvelle ne pouvait pas tomber à un pire moment pour la Chine. Elle reçoit de fortes pressions l’incitant à faire quelque chose pour réduire ses émissions. Le strict minimum serait que la Chine stoppe la hausse de sa consommation de charbon, et il lui serait préférable de réduire cette consommation pour dissiper les brouillards de pollution qui sont le lot des grandes villes chinoises. Dans ce contexte, les deux contrats russes auraient dû être attendus, et il est faux de les considérer comme des contrats remportés par la Chine grâce aux difficultés actuelles de la Russie. Ils traduisent le fait que les deux parties avaient un besoin urgent de se mettre d’accord sur ces questions.
Les autres gagnants sont les Pays-Bas et la Norvège, qui sont des exportateurs nets de gaz naturel vers les États-membres de l’Union européenne. Tant qu’ils resteront exportateurs nets, ils pourront probablement compter sur un prix de vente beaucoup plus intéressant. Les Pays-Bas n’en profiteront pas très longtemps: il ne leur reste guère plus de dix ans avant de devenir importateurs net de gaz. La Norvège en revanche va en bénéficier pendant une période beaucoup plus longue, dans la mesure où elle consomme une très faible part de sa propre production. Elle pourra donc poursuivre ses exportations bien après qu’elle aura passé son pic de production. De nombreuses entreprises impliquées dans l’extraction de gaz en mer du Nord se rangent aussi du côté des bénéficiaires, par exemple Shell et Exxon, qui exploitent ensemble le champ Giant Groningen aux Pays-Bas. Les autres acteurs privés présents en mer du Nord sont British Petroleum, Connoco Philips, Talisman Energy, Statoil et BHP Billiton.
Le GNL va peser de plus en plus lourd sur le marché européen, imposant une base de prix nettement plus élevée que celle des fournitures russes. Pourtant, cette hausse de prix risque de ne pas être suffisante pour être rentable pour un certain nombre d’exportateurs de GNL. L’économie européenne est extrêmement fragile, les exportateurs devront donc se contenter de ce que l’Europe sera capable d’encaisser avant que l’augmentation des prix du gaz ne détruise la demande. L’Asie aurait été un bien meilleur débouché pour le GNL, grâce à la solidité de son économie. Sa croissante plus robuste aurait amorti l’effet négatif de la hausse des prix des matières premières, en particulier le gaz.
En détournant son gaz de l’Europe, la Russie contraint le marché du GNL à venir l’y remplacer. Des entreprises lourdement engagées dans la construction d’infrastructures d’exportation du GNL américain, Cheniere par exemple, risquent d’en souffrir. Shell ou Exxon, qui vont certes bénéficier de la hausse des prix grâce à leurs projets en mer du Nord, sont aussi concernées car elles produisent du GNL en Amérique du Nord. Les compagnies impliquées dans la production de GNL australien comme ConocoPhillips peuvent également être affectées, ce gaz étant spécialement destiné au marché asiatique.
Si la Russie poursuit son virage vers l’Est, le marché asiatique pourrait être bouleversé encore davantage. En effet, l’idée d’un gazoduc vers le Japon trotte dans la tête des Russes et des Japonais depuis quelques années. Le Japon participe actuellement aux sanctions occidentales contre la Russie, mais à la moindre baisse de tension il changera de cap et reprendra la poursuite de ses propres intérêts. Après tout, l’Ukraine est un problème très lointain pour le Japon, tandis que ses dirigeants ont à cœur de restaurer la compétitivité économique du pays. Après la catastrophe nucléaire de Fukushima, l’opportunité d’un gaz naturel meilleur marché serait la bienvenue.
On comprend mieux la fragilité de l’Europe et sa grande sensibilité au prix du gaz en regardant qui sont les principaux clients parmi ses membres: l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et les autres économies fortes seront toujours approvisionnés par Nord Stream et Yamal, ainsi que par la Norvège. Ces pays sont les poids lourds de l’économie européenne. Le gaz qui transite par l’Ukraine alimente la Slovaquie, la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, l’Italie, la Grèce, la Slovénie, la Croatie, la Serbie et l’Autriche. Exception faite de l’Autriche, ces pays sont vulnérables et économiquement fragiles. Leur capacité à payer leur gaz plus cher que les pays du Nord, dont la compétitivité est déjà supérieure, est très limitée. Un handicap supplémentaire de compétitivité est la dernière chose dont ils ont besoin. L’Autriche semble solide en surface, mais étant donnée l’exposition de son secteur bancaire aux pays que je viens de citer, elle se trouve dans le même bateau.
Ces pays n’ont pas besoin du GNL. Ils ont besoin du projet South Stream qui leur fournira du gaz russe moins cher qui correspond mieux à leur capacité financière [NDT : cet article est paru avant l’abandon du projet]. Sans ce projet, la seule alternative sera une Union européenne toujours moins compétitive qui deviendra le principal marché du GNL. Cela n’augure rien de bon pour cette industrie, surtout si on considère les dépassements de coût qui s’accumulent en Australie et aux Etats-Unis. Voir une économie faiblarde devenir son client principal est une évolution dont elle se serait dispensée volontiers.
A la lumière des événements survenus cette année, une option s’impose à l’Union européenne et aux producteurs de GNL s’ils ne veulent pas être les victimes de cette nouvelle donne. L’Union européenne devrait approuver le projet South Stream le plus vite possible pour se prémunir contre de futures baisses des approvisionnements russes. Le déclin de la production en mer du Nord et les résultats décevants du gaz de schiste vont renforcer la demande européenne en direction de la Russie. Avec South Stream, l’Union européenne ne va pas augmenter sa dépendance au gaz russe; au contraire, elle ne fera guère que compenser ses pertes dans le cas où le robinet ukrainien viendrait à se fermer. L’Union européenne devrait aussi chercher des fournisseurs complémentaires en plus de l’Azerbaïdjan et de l’Afrique du Nord, comme l’Iran ou l’Irak. Il faut noter toutefois que ces pays sont sujets à un réel risque de rupture d’approvisionnement.
South Stream aurait aussi pour effet de contenir l’offre de gaz russe et iranien sur le marché asiatique, ce qui ferait les affaires des exportateurs de GNL américains, canadiens et australiens. L’Asie leur conviendrait beaucoup mieux que l’Europe, parce que c’est un marché en croissance capable d’absorber le coût plus élevé du GNL, contrastant fortement avec une Europe en phase de désindustrialisation – c’est le cas par exemple de l’Italie.
Je comprends l’ambition géopolitique des dirigeants occidentaux de garder le robinet ukrainien ouvert, ce qui les conduit à ignorer les conséquences négatives sur l’économie. Il est peut-être temps de comprendre que la Russie a déjà pris la décision de faire une croix sur l’Ukraine comme pays de transit. Le premier pas dans cette direction fut la construction de Nord Stream. South Stream devait être l’étape suivante, et la dernière. Face l’obstruction que rencontre le projet de la part des Européens et des Américains, la Russie a décidé de détourner son gaz vers l’Est. Toute tentative supplémentaire visant à bloquer le projet South Stream ne fera que frapper un peu plus durement encore les économies européennes, et par ricochet nuira aux intérêts des producteurs de GNL. Au plan géopolitique, il n’y a plus rien à gagner.
Notes
[1] China and the EU Becoming Direct Competitors for Russian Gas Could Hurt U.S. LNG
[2] Oil & Gas Security – Emergency Response of IEA Countries – The Netherlands
[3] Fracking Setback in Poland Dims Hope for Less Russian Gas
[4] Shale game – China drastically reduces its ambitions to be a big shale-gas producer
Source
Second Russia-China Gas Deal: EU Left With Expensive LNG, And LNG Left With A Sick Customer (seekingalpha.com, anglais, 14-11-2014)
Zlotan Ban
Traduit par Mathieu pour vineyardsaker.fr
Pour approfondir
Qui est le gagnant dans l’arrêt du gazoduc South Stream ? Qui est le perdant ? A vous de voir ! (vineyardsaker, français, 06-12-2014)
[L’œil itinérant] : En dynamitant le gazoduc South Stream, l’Union européenne fait pivoter encore davantage la Russie et la Turquie vers l’Eurasie (vineyardsaker, français, 04-12-2014)
La Russie vient de porter un coup dévastateur à l’avenir énergétique de l’Union européenne, 06-12-2014