En 2011, lorsque l’ambassadrice du Sri Lanka au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies avait mené une action efficace pour faire retirer le projet de résolution des Occidentaux contre son pays, son homologue américain lui avait lancé « la prochaine fois nous vous aurons ».
Ça a été chose faite, après des mois de flottement de la diplomatie srilankaise, cette année : le 27 mars dernier, ce même conseil a adopté par 23 voix pour 12 contre et 12 abstentions une résolution demandant au Bureau de la Haut-Commissaire aux droits de l’homme d’ouvrir une enquête complète sur les crimes présumés commis par les deux parties au Sri Lanka au cours des dernières années de la guerre contre les séparatistes tamouls. Les pays du sous-continent indien (Maldives, Pakistan), les pays du Golfe traditionnellement alliés au Sri-Lanka (Arabie saoudite et Emirats arabes unis), les pays d’inspiration socialiste (Chine, Cuba, Vietnam, Venezuela), trois pays africains (Algérie,Congo et Kenya), la Russie ont voté contre, deux membres des BRICS se sont abstenus (Afrique du Sud et Inde), ce n’était pas assez pour faire pencher la balance en faveur du gouvernement de Colombo. C’est une défaite diplomatique pour ce dernier : il y a deux ans, sur un vote du même conseil condamnant les violations des droits de l’homme au Sri Lanka, au moins l’Indonésie et les Philippines avaient voté contre ; elles s’abstiennent cette fois. Et des pays plutôt méfiants à l’égard de l’hégémonisme étatsunien comme l’Argentine et le Brésil n’ont pas hésité à approuver la résolution soutenue par Washington.
Derrière cette résolution se profilent aujourd’hui tous les dangers du fameux le devoir de protection (responsibility to protect – R2P) dans lequel beaucoup de pays non-alignés voient poindre les dangers d’une nouvelle forme de colonialisme, et qui fut notamment invoqué pour bombarder la Libye en 2011. En août 2013 le rapport du secrétaire général sur ce sujet avait insisté sur le fait que lorsqu’un Etat ne protège pas bien ses citoyens, doit faire appel à un organe extérieur comme le Haut commissariat des droits de l’homme pour se substituer aux organes de justice de l’Etat défaillant (failed state). C’est dans cet engrenage-là que l’île risque aujourd’hui de basculer. Selon l’ancienne responsable de la délégation permanente srilankaise à Genève, Tamara Manimekhalai Kunanayakam, sur la base de la nouvelle résolution les Etats-Unis peuvent désormais militer pour un changement de régime à Colombo et inciter à une partition de l’île (sur le modèle yougoslave et soudanais) qui leur permettrait d’y installer une base navale : Trincomalee à l’Est Sri Lanka est en effet un des plus grands ports en eaux profondes du monde. Après le retrait militaire d’Afghanistan, c’est un endroit stratégique idéal pour le contrôle du commerce maritime dans l’Océan indien et l’éventuelle projection des forces américaines en Asie (nouvelle priorité affichée de l’administration Obama).
La diplomate dénonce dans son interview donnée au journal Ceylon Today du 9 mars 2014 la paralysie du système politique sri-lankais et le risque que la classe dominante de l’île, pour échapper aux menaces extérieures qui pèsent sur l’île, multiplie les concessions à l’égard des Occidentaux, en commençant par engager une coopération militaire avec les Etats-Unis, prélude à une série d’autres concessions.
Le Sri Lanka n’a plus guère d’autre issue désormais que d’accepter un encadrement (monitoring) de son système de justice et des enquêtes sur les crimes de la guerre contre les Tigres de l’Elam Tamoul commis jusqu’en 2009 (option que Louise Arbour, l’ancienne procureure générale du tribunal pénal sur l’ex-Yougoslavie devenue haut commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, avait échoué à lui imposer en 2007) et tenter de « limiter la casse » sur sa souveraineté nationale. Ainsi que le remarque Kunanayakam l’empreinte de l’Inde se sent déjà dans la rédaction de la résolution du conseil des droits de l’homme qui insiste sur l’autonomie des provinces tamoules. Comme on l’a vu au début de l’année au Bangladesh où l’Inde soutient la quasi-dictature des laïques de la Ligue Awami, celle-ci gouverne le sous-continent pour le compte des Etats-Unis. Ce mandat est partiellement contradictoire avec son appartenance aux BRICS (organe de concertation Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud) qui l’a par exemple conduite le 27 mars à s’abstenir sur la résolution de l’ONU condamnant l’annexion de la Crimée). Delhi doit jongler entre un double devoir de loyauté : à l’égard des occidentaux et à l’égard des puissances émergées. Sur le plan de ses intérêts propres elle doit à la fois satisfaire le lobbying pro-tamoul de son Etat du sud (le Tamil Nadu) et la nécessité pour elle d’éviter la partition du Sri Lanka qui l’exposerait au risque de se retrouver avec une base américaine non loin de ses côtes.
Kunanayakam dans son interview insistait sur la nécessité pour les autorités de Colombo de ne pas favoriser le sentiment anti-indien dans son opinion publique qui sert les intérêts des Etats-Unis, mais aussi de se rapprocher de puissances comme l’Iran, que le Sri Lanka a froissée (sous la pression des Occidentaux) en refusant de lui acheter son pétrole. Pour retrouver sa crédibilité c’est tout un travail diplomatique sur la voie du non-alignement, mais aussi un travail interne d’assainissement de ses institutions, auquel le pays va devoir se consacrer s’il veut échapper aux ambitions géopolitiques du Pentagone.
Source : espritcors@ire.com
* Frédéric Delorca est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, ancien élève de l’Ecole nationale d’administration et docteur en sociologie. Il a publié divers ouvrages en rapport avec la géopolitique et dirige le Blog de l’Atlas alternatif. Il a travaillé quatre ans au ministère des affaires étrangères comme juriste et dans une mairie comme responsable des relations internationales. Son blog personnel delorca.over-blog.com/
Légende : Camp de concentration dans le nord du Sri Lanka