Depuis l’accord secret Sykes-Picot, signé il y a cent ans, le Moyen Orient a régulièrement été secoué par des conflits armés, dont le chaos actuel, dans lequel les puissances occidentales portent, une fois de plus, une lourde responsabilité.
Cet accord a toujours été qualifié de « secret ». L’était-il vraiment ? L’accord fut négocié, du côté britannique, par Mark Sykes, un militaire aristocrate. Vétéran de la guerre des Boers et membre du Parlement, il fut sorti de la réserve – et sauvé de la ligne de front – par Lord Kitchener, le ministre de la Guerre, au début du conflit et devint l’« homme » du Moyen Orient. Il mourut peu après, en 1919, de la grippe espagnole, alors qu’il assistait à la Conférence pour la paix à Paris qui devait formaliser les termes de l’accord. François Georges-Picot, qui négociait pour les Français, plus âgé, était un diplomate de carrière qui avait été en poste à Beyrouth et au Caire.
Pendant longtemps, les gouvernements européens ont considéré que l’Empire ottoman était faible. Les Français et les Britanniques, ses ennemis, décidèrent qu’il ne pouvait pas survivre à la guerre, et, en 1915, se dirigèrent vers une partition des territoires levantins sous leur contrôle. Sykes et Georges-Picot furent chargés d’en élaborer le plan. L’accord qu’ils mirent au point, avec le consentement de leur allié russe (tasariste), accordait à ces derniers le contrôle de ce qui est aujourd’hui l’est de la Turquie. Les Français contrôleraient le sud de la Turquie, le Liban, et la Syrie actuelle, ainsi que le nord de l’Irak. Les Britanniques obtiendraient un couloir allant de l’ouest de l’Égypte en passant par le désert du Néguev, la Jordanie actuelle et la plus grande partie de l’Irak et du Koweït d’aujourd’hui. Le nord de l’actuel Israël et la Cisjordanie devaient devenir une zone internationale, la Grande-Bretagne contrôlant le port de Haïfa.
La carte, compliquée, d’un grand raffinement diplomatique, montre, cependant, un intérêt particulier pour les droits de construction des lignes de chemin de fer, élément très important si on le replace dans un contexte où le rail, plus que le pétrole, à l’époque, était l’infrastructure géopolitique essentielle dans le Croissant Fertile. Aujourd’hui, ces lignes de chemin de fer ont perdu leur importance.
L’accord fut conclu en secret, en partie parce qu’il trahissait les promesses déjà faites par le gouvernement britannique à Hussein bin Ali, le chérif de la Mecque. Pendant la guerre, les Britanniques, pour tenter de fomenter une rébellion arabe contre les Ottomans, avaient recherché son appui en s’engageant à soutenir la création d’un État arabe indépendant, avec quelques réserves, cependant. Dans ce qui est connu aujourd’hui comme la Correspondance McMahon-Hussein, les Britanniques mettaient des conditions : maintenir leurs droits sur Bagdad et Bassora et exclure certaines parties de la Syrie actuelle dont ils estimaient qu’elles n’étaient pas totalement arabes. Les Arabes se révoltèrent contre les Ottomans avec l’aide de l’officier britannique T.E. Lauwrence.
Cependant, après la guerre, les Britanniques maintinrent que la correspondance n’était pas un traité formel, malgré l’insistance d’Hussein et de sa famille. Quoi qu’il en fût, les promesses faites à ce dernier étaient en totale contradiction avec l’accord Sykes-Picot. Une autre promesse, également, incompatible, fut faite, le 2 novembre 1917, par le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur James Balfour, qui écrivit au dirigeant des Juifs britanniques, Walter Rothschild, pour l’informer que le gouvernement britannique envisageait « favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer pour le peuple juif, et fera tout son possible pour faciliter le succès de ce projet ». Ce qui était, également, en contradiction avec la zone internationale du Levant prévue par l’accord Sykes-Picot.
Dans la même période, le Tsar Nicolas II était renversé en Russie. Le premier gouvernement provisoire mis en place fut renversé, à son tour, en novembre 1917 par les Bolcheviques. Ces derniers prirent connaissance de l’accord Sykes-Picot et, le 23 novembre, soit 556 jours après la signature de l’accord, le publièrent dans la Pravda et Izvestia. Trois jours plus tard, le Manchester Guardian publiait à son tour le texte. Cette publication embarrassa les Alliés pris en flagrant délit de partition du Moyen Orient, et mit particulièrement en évidence l’incompatibilité des promesses faites par les Britanniques à Hussein, aux Arabes et aux Sionistes.
Une fois l’accord révélé, les Britanniques et les Français s’empressèrent d’en limiter les conséquences. En 1918, la Déclaration franco-britannique décréta le soutien « aux gouvernements et administrations indigènes en Syrie et en Mésopotamie ». Le système de mandat international mis en place par la Société des Nations pour gouverner les territoires de l’ancien empire ottoman remplaça l’accord – bien que la définition de ces mandats coïncidât grosso modo avec celle figurant dans Sykes-Picot.
Mort et enterré ou vivant et hantant toujours le Moyen Orient l’écho de l’accord Sykes-Picot résonne encore aujourd’hui. Malgré la controverse provoquée par la révélation du texte à l’époque, rien n’empêcha les Britanniques et les Français de signer un autre accord secret, en 1956, cinq ans après la mort de Georges-Picot. Cet accord qui incluait, également, Israël, concernait un complot pour renverser le président égyptien, Gamal Abdel Nasser après la nationalisation du canal de Suez. Les Britanniques, les Français et les Israéliens gagnèrent la guerre qui suivit, mais furent forcés de se retirer sous la pression des Américains et de l’Union soviétique. Le protocole secret fut révélé et le Premier ministre britannique, Anthony Eden, forcé à démissionner.
Aujourd’hui, le Royaume uni et les États unis, avec une panoplie d’alliés, essaient de contenir État islamique en Syrie et en Irak, tout en essayant, également, de mettre fin au régime de Bachar al-Assad. C’est un processus complexe qui implique une diplomatie et des opérations militaires à la fois secrètes et publiques. Mais ces tentatives ont été confondues par l’intervention russe qui a soutenu résolument Assad et attaqué les groupes rebelles alliés des Américains et des Britanniques. Les commentateurs négligents aiment identifier le conflit moyen-oriental à une explication fallacieuse de conflits multiséculaires basés sur des « vieilles haines » ethniques et religieuses dans la région. Cependant, le rôle permanent de la Russie dans la dénonciation des tentatives anglo-américaines montre que les conflits géopolitiques les plus difficiles au Levant viennent juste, eux aussi d’avoir cent ans.
Source :
https://www.theatlantic.com/international/archive/2016/05/sykes-picot-centennial/482904/
Traduction pour A.A. Christine Abdelkrim-Delanne