Les initiatives de dialogue et de larges consultations nationales, voulues par Maduro fin février afin de faire baisser la tension et rechercher un consensus sur les questions économiques les plus urgentes, pourraient permettre au pouvoir actuel de tenir jusqu’à la prochaine élection présidentielle prévue en 2019…
Après les dizaines de milliers de manifestants convoqués aussi bien par l’opposition politique que par le gouvernement le 12 février, les manifestations massives du samedi 22 février des deux côtés ont montré la profondeur et les différentes dimensions de la crise au Venezuela. En effet, ces mobilisations ne peuvent pas être tout simplement qualifiées comme « une tentative de jeunes fascistes à la solde des capitaux nord-américains qui veulent provoquer un coup d’État », selon la version officielle, mais elle ne se réduit pas non plus à des manifestations de mécontentement face aux pénuries de produits de première nécessité et l’insécurité citoyenne, comme le signalent les dirigeants de l’opposition. Cette situation est l’aboutissement de plusieurs facteurs, dont l’enchaînement risque de conduire à une déstabilisation majeure.
Les mobilisations initialement déclenchées le 4 février par les étudiants de l’Université de Los Andes, dans l’état de Táchira, prétextant l’insécurité et les vols dans les locaux universitaires ainsi que pour dénoncer la tentative de viol d’une étudiante, suivies ensuite par d’autres universités dans d’autres États, ont donné lieu à une réaction purement répressive de la part des autorités. Les partis politiques d’opposition, qui depuis janvier avaient exprimé leur intention de descendre dans la rue pour obtenir « le départ » du gouvernement, ont fait appel à la population pour manifester le 12 février, Jour de la jeunesse, ensemble avec les étudiants. Les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre ont causé la mort de trois personnes et une soixantaine de blessés. Les jours suivants, les confrontations se sont poursuivies et ont laissé dix-sept morts en diverses circonstances jusqu’au 26 février ; certains témoins ayant signalé l’implication de groupes armés privés. Le gouvernement a accusé l’opposition de manipuler la population et de chercher à provoquer un coup d’État. Il a demandé la suspension de la chaîne de télévision colombienne NTN24, accusée d’inciter à la haine, et a expulsé CNN en espagnol pour leur couverture biaisée des événements, décision qu’il a ultérieurement reconsidérée.
Une crise pluridimensionnelle
Le Venezuela connaît une situation complexe dans tous les domaines : économique, politique, social et culturel, fruit d’un processus de confrontation entre les politiques publiques du gouvernement Chavez, qui ont diminué en partie les bénéfices des groupes économiques traditionnels, et une droite politique qui a largement surmonté ses divisions et a atteint un plus large électorat.
Les symptômes sont connus : une forte inflation, atteignant 56 % en 2013, la plus élevée du monde ; une pénurie de produits qui selon la Banque Centrale de Venezuela atteint 21 % – ce qui signifie que pour chaque cent produits il en manque plus de 20, y compris les produits alimentaires de base, des médicaments et même le papier toilette ; auxquels s’ajoute un manque important de devise, en dépit du prix élevé du pétrole exporté.
La crise économique touche quatre domaines : budgétaire, monétaire, taux de change et pétrole. La situation budgétaire est caractérisée par un déficit du secteur public, les autorités ayant recours à la planche à billets pour couvrir les dépenses publiques, ce qui conduit à l’inflation et à la dévaluation de la monnaie. Il y a donc un excès de liquidités alors que les taux d’intérêt sont si bas qu’ils punissent les épargnants et encouragent le crédit et la consommation. Dans de telles conditions, et à cause de la forte inflation, économiser au Venezuela n’a aujourd’hui aucun sens.
Quant à la situation des échanges, le Venezuela est sur le bord d’une crise de la balance des paiements dans la mesure où les réserves internationales du pays ont été rognées à mesure de 850 millions de dollars par mois tout au long de l’année écoulée. Cela a réduit les capacités de règlement en devises des sociétés et a gonflé le marché noir.
Quant à la production de pétrole, elle est en baisse par manque d’investissement et le déclin naturel des champs, déjà anciens : elle a baissé de 3,3 millions de barils par jour dans les années 2000 à moins de 2,5 millions en 2013, dont près d’un million ne génère pas de devises car il est exporté vers la Chine et les 17 pays membres de Petrocaribe en échange de biens ou services. La chute du prix international du pétrole entre 2008 et 2013 a entraîné une perte de 38 % des recettes d’exportation. Or, 98 % des recettes d’exportation du Venezuela proviennent du pétrole. En plus, la dette extérieure a quadruplé entre 2005 et 2013, atteignant à l’heure actuelle 44 milliards d’euros.
Il convient de souligner que le revenu réel des exportations du pétrole et de ses produits dérivés prévus pour 2014, est estimé à environ 40 milliards de dollars. Mais de ce montant, il faut déduire le paiement de la dette externe financière de l’entreprise pétrolière nationale, PDVSA, et les importations de 200. 000 barils par jour d’essence et diesel achetés à 120 dollars le baril, pour être vendus dans le pays pour le prix ridicule de 2 dollars le baril. Il ne reste alors que 25 milliards de dollars des revenus des exportations de pétrole et de produits pétroliers pour payer les importations et les intérêts de la dette extérieure.
Dans de telles circonstances, et étant le Venezuela une économie fortement dépendante des importations, il est « normal » qu’apparaissent des queues quotidiennes aux portes des supermarchés dans tout le pays, où les gens cherchent principalement de la farine de maïs et de blé, de l’huile, du poulet, ou margarine, lait, sucre, etc. Ces produits, dont le prix et le niveau de production sont contrôlés par l’État depuis une dizaine d’années, disparaissent des rayons rapidement et finissent sur le marché noir, où le prix est décuplé. Le président de l’Assemblée nationale, Diosdado Cabello, a récemment déclaré que 30 % des importations de produits alimentaires sont passées en contrebande depuis la Colombie.
Il faut également souligner que pendant plusieurs années les importantes dépenses publiques de l’État ont été financées, de façon parfois incontrôlée, par les revenus pétroliers encaissés par la société nationale des pétroles, PDVSA, qui est devenue la petite caisse des ministères, fournissant de surcroît les fonds pour les différentes « missions » d’assistance sociale. Ainsi, en 2012, afin de financer son budget, l’État a été contraint de cesser de payer en devises des nombreuses entreprises privées, des laboratoires pharmaceutiques et compagnies aériennes, pour un montant de 16,7 milliards de dollars. Il est à noter que depuis seize ans le prix de l’essence à la pompe n’est que d’un centime d’euro le litre, ce qui représente des subsides qui coûtent à l’État environ 12,5 milliards de dollars par an.
Pour le gouvernement, la priorité est aux dépenses sociales qui ont permis de réduire la pauvreté à 23,9 % de la population et l’extrême pauvreté à 9,7 %. En 2013, le gouvernement a placé sur l’investissement social 23,5 milliards de dollars, représentant 37,3 % du budget. Par ailleurs, le salaire minimum de 3 270 bolivars est considéré parmi les plus élevés au monde ; équivalent à 519 dollars par mois, soit 400 euros au taux de change officiel de 6,3 bolivars pour un dollar.
Cependant, cette équivalence est relative. Bien que l’État soit le seul responsable de la vente de devises, il existe simultanément trois taux de change de bolivars en dollars, deux officiels et un parallèle : celui à 6,3 réservé en priorité aux denrées alimentaires, les médicaments et l’éducation ; un autre officiel à 11,8 bolivars par dollar qui s’adresse aux importations non prioritaires et aux activités touristiques sous la forme d’enchères hebdomadaires de 220 millions de dollars pour les particuliers et les entreprises ; et un taux de change noir ou parallèle, qui était, début février, de 83 bolivars par dollar. Suivant ces taux, le salaire minimum ne représente plus que 297 dollars ou 39 dollars au marché noir.
Compte tenu de la hausse de l’inflation, le président Nicolás Maduro a lancé en novembre dernier, une « offensive » contre la « guerre économique » lancée par les entrepreneurs. Le gouvernement a fait adopter une nouvelle « Loi de prix équitables », qui vise à contrôler les prix et à éliminer les pénuries, interdisant les marges de profit au-dessus de 30 % et en prévoyant des peines allant jusqu’à 10 ans de prison pour les accapareurs. M. Maduro a déclaré qu’il allait même exproprier les entreprises qui ne respecteraient pas cette loi, ce qui a augmenté l’hostilité de plusieurs secteurs d’entrepreneurs privés qui ne se sentent pas coupables de thésaurisation, et qui sont prêts à la contester la considérant inconstitutionnelle.
Une issue pleine d’incertitudes
C’est dans ce scénario assez alarmant que la droite politique développe une stratégie de confrontation visant à saper le soutien des secteurs populaires, à isoler le gouvernement de sa base traditionnelle et à faciliter leurs plans de déstabilisation. Une stratégie basée sur deux axes : d’une part, la mobilisation populaire avec les revendications les plus urgentes, telle la pénurie de produits de première nécessité, la hausse des prix et l’insécurité (plus de 24 000 meurtres par an), provoquant ce que les leaders de droite les plus radicaux appellent un « chauffage de la rue » avec des émeutes, pillages et confrontations chaque fois plus violentes, réclamant enfin un coup d’État « pour rétablir l’ordre ». D’autre part, elle essayera par l’usure prolongée du régime, accusé de tous les maux, de pousser le gouvernement à la démission par la voie référendaire qu’autorise la Constitution.
Bien que la coalition de l’opposition agglomérée dans la MUD, Table d’unité démocratique, est divisée entre une faction radicale dirigée par M. Leopoldo López, de Volonté populaire, aujourd’hui en prison accusé d’incitation à la violence et d’autres charges, et par M. Henrique Capriles, de Primero Justicia, « D’abord la justice », plus modéré, la stratégie de déstabilisation suit son cours. Le fait que M. López se soit livré à la police traduit plutôt l’intention d’alimenter la protestation et d’assurer la continuité de la mobilisation populaire, tout en menant, en même temps, le débat au plan juridique et institutionnel. Entre-temps, M. Capriles assure la direction et la périodicité des manifestations qui détournent l’attention du gouvernement et l’enferme dans des polémiques stériles, en lui empêchant de se concentrer sur les tâches essentielles visant à résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les citoyens.
Les résultats favorables à Maduro lors des élections municipales du 8 décembre dernier, son camp ayant engrangé 10 % de plus que la droite réunie, ne peut pas faire oublier sa victoire étriquée à la présidentielle d’avril 2013, avec 1,7 % d’avance. La droite vénézuélienne connaît bien le délicat équilibre des pouvoirs qui prévaut aujourd’hui dans le pays, et n’ayant pas l’appui des Forces armées, ne devrait pas être tentée par une nouvelle tentative de coup d’État. Elle va plutôt essayer d’atteindre ses buts en contribuant à l’aggravation de la crise économique nationale et favorisant bien sûr l’effritement de la sympathie populaire pour M. Maduro, jusqu’à la date légalement consentie pour la tenue d’un référendum révocatoire, soit avril 2016 – une fois écoulée la moitié de la période présidentielle requise par la Constitution et après la collecte d’au moins 20 % de signatures des électeurs. Une manœuvre qui avait échoué au temps de Chavez, réélu dans des circonstances identiques en août 2004, remporté par l’ancien président avec 58,91 %. Mais les temps ont changé et le charisme d’Hugo Chavez fait cruellement défaut.
Cependant, les initiatives de dialogue et de larges consultations nationales, voulues par Maduro en fin février afin de faire baisser la tension et rechercher un consensus sur les questions économiques les plus urgentes, pourraient permettre au pouvoir actuel de tenir jusqu’à la prochaine élection présidentielle prévue en 2019. Entre-temps, la mise en exploitation du pétrole lourd et extra lourd de la ceinture de l’Orénoque, commencée en 2013, devrait porter la production entre 4 et 6 millions de barils par jour et changer la donne.
Victor Hugo Jijón est coordonnateur national de la Commission pour la défense des droits humains (CDDH), Équateur.