Chaque jour, retrouvez un article publié dans notre magazine Afrique Asie. Aujourd’hui : le Rwanda.
Vingt-deux ans après le génocide qui a anéanti presque tous les cadres, le pays mérite sa réputation de « Suisse de l’Afrique ». Pas encore l’Europe ou l’Asie, mais Kagame fait avancer son pays d’une volonté et d’une poigne de fer, parvenant à imposer ses conditions à ses partenaires, et neutralisant toute contestation.
Depuis l’espace, la Kigali du xxie siècle doit briller comme une constellation. Une cité lumière, à l’image de cet aéroport hyperconnecté dans lequel le passager étonné pose ses pieds fatigués : tout de marbre recouvert, avec des écrans plus que géants roulant en boucle des spots publicitaires essentiellement destinés aux hommes d’affaires. Un système sophistiqué de contrôle d’identité, des guichets multiples et donc peu d’attente : il n’y a guère que la remise des bagages, empirique, pour ne pas dire anarchique, qui laisse penser que l’on n’est pas (encore) dans un roman d’Orwell. Dehors, une voie rapide éclairée a giorno mène à la ville devenue moderne. La chaussée est même balisée de lampes basse tension vertes ou rouges, alimentées par des accumulateurs d’énergie solaire, pour indiquer les possibilités de stationnement. Rien de ce genre n’existe encore en Occident.
Kigali a désormais ses tours de verre et d’acier, ses panneaux publicitaires automatiques, ses magasins partout et, surtout, des trottoirs et autres bas-côtés d’une propreté absolue. Partout dans le pays, en ville ou dans les collines les plus reculées, il n’y a pas un papier à traîner, pas une ordure non ramassée. Quant aux sacs et autres emballages en plastique, ils sont tout bonnement interdits. Tous les voyageurs sont invités à n’en jamais faire usage et gare si, d’aventure, ils ont bravé l’injonction dûment signifiée par l’ambassade ayant délivré leur visa. Plus que jamais, le Rwanda mérite sa réputation de « Suisse de l’Afrique ».
Une petite visite au supermarché donne une idée assez exacte des productions du Nigeria et du Kenya, sauf pour l’électroménager qui, lui, est plutôt chinois. Tout comme les motos – dont la plupart sont des taxis –, qui ont inondé Kigali presque autant que Cotonou. En revanche, les normes antipollution rwandaises sont draconiennes et l’essence frelatée, pur produit de contrebande, n’existe pas. Du coup, on respire à l’aise ! Par ailleurs tout le monde, conducteur comme passager, porte son casque. Il n’y a pas plus de deux individus sur un même engin, et non pas quatre ou cinq avec bagages et ballots divers. La police, discrète, mais efficace, veille.
Kigali Mémorial, ou la mémoire revisitée
Il est loin, désormais, le temps des charniers ouverts, des os disséminés dans les allées, qui roulaient brusquement sous le pas des visiteurs. Le Mémorial du génocide à Kigali est devenu un lieu de paix et de recueillement. Le seul choc est constitué par un ossuaire relativement modeste, mais qui rappelle l’horreur traversée par des centaines de milliers de Rwandais en avril 1994 et dans les mois qui ont suivi. Le reste n’est qu’un vaste jardin, tranquille et magnifique. D’immenses dalles de béton recouvrent les fosses communes. Une seule est dotée d’un lourd panneau de fer, preuve que l’on trouve peut-être encore quelques restes à inhumer.
De nombreux rescapés viennent ici honorer leurs morts, et l’on voit nombre de ces pauvres roses distribuées à l’entrée sécher, solitaires, sur les pierres. Construit en escalier, ce cimetière abriterait 250 000 corps en provenance de toute la région. Un travail de collection des noms est en cours, qui seraient alors gravés quelque part. Mais pour l’instant, il n’y a que la mémoire pour lutter contre l’oubli. Une brise coulante agite faiblement les arbres, les oiseaux lancent des notes étranges qui résonnent dans un silence à peine troublé par la circulation en contrebas. C’est un lieu de repos et, pour le visiteur, il permet d’effacer doucement le malaise ressenti à l’intérieur du bâtiment, car les Rwandais restent fidèles à l’idéologie qu’ils commençaient à développer au début des années 2000 : ils brandissent le génocide comme un drapeau.
Le film d’accueil donne le ton : la mise en scène soignée joue à plein avec les émotions. Gros plans sur des visages ravagés de chagrin, musique sombre et voix off monocorde et triste, qui placent d’emblée le visiteur en situation. La terminologie elle-même concourt à réécrire l’Histoire d’une certaine façon : on parle du « génocide des Tutsi » et de 1 million de morts. Pas un mot sur les Hutu. Suit une exposition très didactique et chronologique, qui part du passé du territoire, des rois tutsi et des Hutu cultivateurs, avant de tordre le cou au colonisateur belge en lui imputant la totalité de la responsabilité dans la haine qui, à partir des années 1960, a lancé les deux communautés l’une contre l’autre. Le discours est clair : si les Belges n’étaient pas venus, les Rwandais seraient restés un peuple uni, vivant une vie paradisiaque en laquelle il est permis de se demander qui peut croire. Une seule responsabilité politique est établie, et elle n’est nullement rwandaise.
La haine ethnique, attisée par le colonisateur, est présentée comme le seul mobile, la seule raison au déchaînement de la violence. C’est vrai. Mais pas seulement. C’est là toute la puissance de cette évocation du génocide. D’immenses photos et de petits films de témoignages racontent l’épouvantable tuerie, et comment elle n’a pu être stoppée que par la victoire des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) conduits par Paul Kagame et ses compagnons, alors que la France soutenait les génocidaires, les armant et protégeant leur fuite. Fin de l’histoire.
La muséographie joue sur la corde sensible du visiteur qui, anéanti par les images choquantes qui lui sont présentées, par les récits difficiles à entendre et l’ambiance morbide, abdique sa capacité d’analyse sur l’autel de la culpabilité, le fameux « fardeau de l’homme blanc ». Rien n’est dit sur les enjeux politiques et économiques qui ont sous-tendu la violence. Rien n’est analysé, tout est décrit, la mise en perspective historique est orientée de façon à indiquer au visiteur ce qu’il lui faut comprendre. Bref : on culpabilise l’autre pour ne pas avoir à s’interroger soi-même. Une parfaite illustration d’un vieux proverbe africain : tant que les histoires de chasse seront racontées par les chasseurs, le lion sera toujours perdant…
Les martyrs de Murambi
En 1994, entre le 16 et le 21 avril, un terrible massacre a été commis dans l’école technique de la colline de Murambi. Des dizaines de milliers de personnes y ont été assassinées dans des conditions effroyables. En juin, les Français de l’opération Turquoise s’installaient sur ces lieux mêmes, creusant d’immenses charniers pour ensevelir sous la chaux les cadavres disséminés un peu partout. Sur l’un d’entre eux, une plaque rappelle aujourd’hui que « les soldats français jouaient au volley ici ».
Après le génocide, lorsque fut venu le temps du souvenir et du « plus jamais ça », les nouvelles autorités locales ont décidé d’établir un mémorial. Les charniers ont alors été rouverts, aux fins de dénombrement et pour aménager des fosses communes salubres. Et là, surprise : au lieu de dégrader et de réduire les corps en poussière, la chaux les avait momifiés…
Aujourd’hui, des allées pavées de briques crues mènent aux funérariums. Des ossements, crânes et tibias, sont entreposés dans des vitrines. Les corps calcifiés sont toujours là, eux aussi. Ceux qui se dégradaient, répandant cette odeur unique au monde et qui marque pour toujours quiconque la respire, ceux-là ont été ensevelis. Les autres sont offerts à la vue du public. Certains semblent protester et leurs doigts collés par la saponification des chairs, devenues dures et cassantes, semblent griffer l’air en un dernier geste de colère impuissante. Ils implorent en vain une clémence qu’on ne leur a pas accordée et un repos que l’on persiste à ne pas leur offrir non plus.
En effet, pourquoi exposer encore et toujours ces martyrs ? Pourquoi ne pas, enfin, leur accorder cette sépulture qu’ils méritent pourtant. Femmes, hommes, enfants restent là, figés pour l’éternité, séparés de ceux qu’ils ont peut-être aimés, embrassés et que, pour des raisons de salubrité publique, on a enfin dignement enterrés.
Le système Kagame
Le Rwanda est un petit pays magnifique et industrieux qui envisage l’avenir avec optimisme. En vingt ans, ses progrès en matière de développement ont été spectaculaires. Depuis 2001, le taux de croissance moyen du PIB se situe autour de 8 %[1]. Son économie, fondée essentiellement sur l’activité agricole, se transforme à vue d’œil en une économie de service, basée sur le savoir. Et sur le tourisme, bientôt. Doté d’au moins deux forêts pluviales magnifiques et jalousement protégées, le pays insère hôtels de luxe et sentiers forestiers aménagés dans un paysage qui semble intact. Moyennant bonnes finances, on peut même s’approcher des gorilles dans la brume de l’Akagera (nord-est).
La pauvreté recule, on le voit au nombre de maisons construites en dur là où il n’y avait que des baraques de boue séchée il y a quelques années, au nombre d’écoles, d’écoliers et d’étudiants, au système de santé en plein essor, aux routes en constante réfection, etc.
C’est cela, le système Kagame. Le discours officiel s’impose partout et la presse politique est inexistante. Pas de musique dans la rue, pas de petits maquis ouverts tard la nuit. On se couche tôt, on se lève tôt, on travaille. Plus d’une centaine de mémoriaux du génocide sont disséminés sur tout le territoire, rappelant en français, en anglais et en kinyarwanda que sans le FPR, point de salut. Le pouvoir actuel a ramené la paix, procuré le développement, électrifié les campagnes, établi la parité, fourni du travail à (presque) tous. Les Chinois refont la route ? D’accord, mais seul l’ingénieur est chinois, tous les autres sont des Rwandais. Le président l’a imposé à la signature du contrat. Dans ces conditions, qui oserait encore ne pas voter pour lui lors de la prochaine élection présidentielle…
[1] Chiffres Banque mondiale.