Il y a trois ans, le 14 et 16 août 2012, le monde entier pouvait voir à la télévision la police sud-africaine tirer à balles réelles sur des mineurs en grève. Au total, 34 ouvriers furent tirés comme des lapins, dans la plus belle tradition du temps de l’apartheid.
Au total, il y eut 44 morts si l’on compte les victimes des règlements de compte intersyndicaux ou les agressions entre grévistes et « jaunes », et l’assassinat de deux membres des forces de police une semaine avant le massacre. Le rapport de la commission d’enquête mise en place par le Président, dite commission Farlam, a été rendu public par le président Zuma fin juin après bien des tergiversations. Le travail minutieux des enquêteurs sur le terrain, l’audition de toutes les parties, au plus haut niveau pour ce qui concerne les forces de l’ordre, les photos et vidéos prises pendant le massacre, les résultats d’autopsies, soit 646 pages, ont permis à la commission de présenter un rapport très complet. Cependant, les principaux responsables seront absous.
Que dit le rapport ? Il établit que les forces de sécurité qui ont tiré plusieurs centaines de balles, ont tué des mineurs non armés, sans défense, en train de fuir ou de se rendre bras levés, atteints dans le dos pour plusieurs. L’impact des balles à la tête, au cou et au buste ne laisse aucun doute sur la volonté de tirer pour tuer. Les témoignages des blessés qui ont survécu sont accablants de sauvagerie. Certains blessés ont été interrogés sur le champ, puis on leur a à nouveau tiré dessus, pour la plupart dans l’aine et sur les parties génitales. Les forces de police, indique le rapport, non seulement n’ont pas collaboré à l’enquête, mais ont falsifiés des preuves, manipulé les témoignages et menti de manière générale. Il n’y eut aucun ordre d’arrêt des tirs pendant le massacre bien que la fusillade était audible sur la fréquence radio de la police au Centre de coordination des opérations. Au contraire. On a pu entendre le brigadier Adriaan Calitz crier « Engagez ! Engagez ! Engagez ! », alors que le même brigadier a témoigné devant la commission qu’il n’avait entendu aucun tir et n’était pas au courant que la police avait tué des mineurs. De même le major général William Mpembe chargé du maintien de l’ordre ce jour-là et qui survolait la zone dans un hélicoptère de la compagnie minière Lonmin au moment des tirs, a déclaré n’avoir rien vu. La Générale Zukiswa Mbombo a, elle, affirmé qu’elle était aux toilettes à ce moment-là et ne savait rien. Quant au Major général Charl Annandale, président du Centre de coordination des opérations, il a témoigné n’avoir été informé du massacre que 45 minutes plus tard « à cause de problèmes de radio ». Cependant, huit minutes après la fusillade, le Brigadier Suzette Pretorius qui se trouvait avec Annandale au même moment, envoyait un texto à un responsable du Directoire indépendant des enquêtes de police disant : « Avons opération à Wonderkop. Mauvais. Corps. Préparez vos membres car ça va aller mal ». Toutes les preuves présentées par la commission concordent pour inculper Mbombo, Mpembe, Annandale et Calitz du meurtre de 17 mineurs. Mais la Commission ne conclut rien. Accusés aussi, les services de secours d’urgence qui ont mis trop de temps pour intervenir, laissant mourir des victimes qui n’ont pas même reçu les premiers soins qui auraient pu les sauver.
La Commission consacre une grande partie du rapport sur les conditions de vie des mineurs de Lonmin et les manquements de la compagnie en matière de construction et de respect des droits de leurs salariés, dont les revendications salariales, à l’origine de la colère grandissante qui a conduit à la grève sauvage d’août. Lonmin avait pour obligation de construire 5500 logements et s’y était engagé, il y a six ans. En 2012, seules trois maisons témoins avaient été réalisées. Autour des mines, des milliers de cabanes en tôle ondulée, de carton et de ferraille s’entassent les unes sur les autres. Elles sont occupées par des familles, des travailleurs migrants sud-africains ou des pays limitrophes. La violence, la prostitution, y compris des mineures, le sida, les gangs et la drogue se sont développés. Le rapport annuel de Lonmin, en 2010, estimait que 50% de la population vivant dans un rayon de 15 km de son site de Marikana occupent des logements informels, sans accès aux services de base comme l’eau courante ou l’électricité. La puissante centrale électrique située à proximité du bidonville de Nkaneng n’alimente que les installations minières et les bureaux de Lonmin. L’eau est fournie par des citernes placées sporadiquement ici et là. Depuis 2013, les canalisations ne fonctionnent plus, à moins de verser un pot de vin. Pas de toilettes, mais des « buckets », des bacs sans intimité. Dans la région de Marikana, l’hiver est froid et meurtrier. Lonmin, l’une des plus grande compagnie productrice de platine au monde, appartient à un groupe britannique côté à la bourse de Londres. Mais, devant la Commission, ses responsables prétendront n’avoir pas pu réaliser le programme de logement à cause de la baisse du cours du platine en 2008. En 2012, Lonmin était cité dans l’index de la Bourse de Johannesburg, au premier rang pour ses réalisations sociales et environnementales.
Interrogé par la Commission, Cyril Ramaphosa, l’actuel vice-président d’Afrique du Sud qui était un directeur non-exécutif de Lonmin à l’époque et devait exercer un contrôle sur les obligations de la compagnie, a déclaré qu’il n’était pas au courant des manquements de cette dernière. Son nom revient dans l’enquête, pour avoir contacté, lui-même, certains ministres et les forces de l’ordre, leur demandant d’intervenir contre les mineurs. Malgré les preuves et les témoignages, il sera blanchi par la Commission.
Aujourd’hui Lonmin a cédé 50 hectares au gouvernement de la province du Nord-Ouest qui s’est engagé à construire 2000 petites maisons. Cependant, le prix de la location ne permettra pas à la majorité des mineurs d’y accéder et ces derniers ont bien compris qu’elles seront réservées aux employés de Lonmin (24000) et non aux ouvriers. Les mineurs continuent de manifester leur colère face à cette situation et au chômage, comme en juin dernier où Marikana 2 a connu des émeutes dans les rues, d’autant que les emplois attribués le sont à des personnes extérieures à la communauté. Chaque matin l’attribution des postes (50) se fait à la criée, ceux qui sont choisis mangeront ce jour-là, les autres devront se débrouiller pour se nourrir ou nourrir leur famille. La Commission des Droits de l’Homme a demandé une nouvelle enquête sur le non respect de ses obligations par Lonmin et pointé, devant la Commission Farlam, « l’échec de l’État, du ministère des Ressources minières à faire respecter les obligations de Lonmin et l’accuse de ne pas avoir assurer la coordination indispensable à la réalisation de ces projets », ajoutant que les compagnies minières n’assument pas, le plus souvent, leurs responsabilités.
Comme la police, Lonmin a dans un premier temps, refusé de présenter certains documents à la Commission Farlam, dont certains ont apporté, ensuite, la preuve d’une évasion fiscale à grande échelle entre 1999 et 2012, via la Western Metal Sales basée aux Bermudes. Les dividendes accordés à WMS ont atteint entre 2008 et 2012 un total de 1,2 milliards de rands alors que le coût de la construction des 5500 maisons ne s’élevait qu’à 665000 rands.
Un long chapitre du rapport est consacré aux forces de police, à leurs méthodes, à leurs équipements. L’utilisation de fusils d’assaut à balles rapides Remingthon 5 par les forces de police a fait l’objet d’un débat particulier. Alors que, le 28 février et le 8 mars 2013, la Chef de la police nationale, Riah Phiyega avait reçu la recommandation de les retirer de l’arsenal de la Police de maintien de l’ordre et de les interdire contre des manifestants, ces armes de combat étaient encore utilisées. Compte tenu du nombre élevé de manifestations et de mouvements de protestation en Afrique du Sud, et des tirs mortels à Marikana, la Commission a insisté sur l’urgence de les bannir. Il est reproché, également aux plus hautes instances de la Police, de ne pas former suffisamment ses membres à la négociation, à l’information et à l’évaluation des situations avant de lancer une opération. De fait, nombre de manifestations notamment dans les townships frustrés et en colère, sont régulièrement réprimées à la manière « apartheid ». Et c’est un fait, également, que de nombreux officiers et officiers supérieurs des forces de police et de sécurité ont servi sous le régime d’apartheid et ont été formés et entraînés jusqu’en 1994, pour une police militarisée, perpétuant une culture militaire contraire aux principes de la nouvelle Afrique du Sud démocratique. En outre, si les forces de police ont commencé à être démilitarisées après 1994, il y a eu une remilitarisation dans les dernières années, impliquant la présence d’une hiérarchie militaires, d’officiers et d’un commandement militaire, d’une discipline, d’un entraînement, d’une culture et de la restriction des droits et des libertés du personnel. Avec un seul objectif, régler les problèmes par la violence et les armes, comme sous le régime d’apartheid.
Il est également clair pour la Commission Farlam que la Commissaire provinciale « n’avait pas la formation, les compétences ou l’expérience lui permettant de prendre des décisions quant à ce qu’il fallait faire dans une situation aussi complexe que Marikana ». Elle avait été nommée quelques mois plus tôt, formée au travail social, aux ressources humaines et à la gestion d’entreprise d’État. En dépit de cela, dit le rapport, elle a pris deux décisions critiques concernant les opérations. Le 15 août, elle a décidé que l’ « option tactique » serait appliquée le lendemain si les grévistes ne mettaient pas fin à l’ occupation du puits, ce matin-là. Une décision inexplicable et injustifiable, selon la Commission. La seconde fois, le 16 août à 13h30, avec la décision de passer à la phase 3, la « phase tactique » bien qu’informée des risques de l’opération alors qu’il n’y avait aucune raison .
Dès le 17 août, malgré la gravité des actes commis par les forces de police, Riah Phiyega s’est adressée à ses troupes à l’occasion d’un défilé. « Vous avez fait ce que vous avez fait, ce que vous avez fait est ce que l’on peut faire de plus responsable », a-t-elle déclaré, refusant d’admettre les erreurs. « Vous avez fait ce que vous avez fait car vous avaient eu le sens de vos responsabilités, vous vous êtes assurés de continuer de vivre votre serment de garantir la sécurité des Sud-Africains et parce que vous êtes, vous aussi, des citoyens de ce pays et que la sécurité commence avec vous », peut-on lire dans un document publié dans le rapport. Trente-quatre mineurs venaient d’être massacrés et le président venait d’annoncer la mise en place d’une commission d’enquête….
Les policiers responsables de tirs ont été immédiatement convoqués par la direction de la police pour leur indiquer l’attitude à adopter suivant la ligne de défense : « quoi qu’il soit arrivé, c’était la meilleure attitude possible », comme le précise Riah Phiyega préparant déjà l’après-Marikana judiciaire et exprimant son soutien indéfectible à ses troupes. Le Ministre de la Sureté et de la Sécurité, Nathi Mthethwa , très proche de Jacob Zuma, comme Riah Phiyega, également présent à ce défilé, a adopté la même attitude. « Vous devez savoir que votre ministre, et au nom du Gouvernement et de l’Exécutif dans son ensemble, au nom du président de la République, Commandant en chef des forces armées dans ce pays, nous sommes tous derrière vous. Nous savons ce que nous avons vécu dans cette période, dans cette semaine, et nous voulons que continuer fr garantir que des vies seront sauvées, que la propriété est protégée contre tous ceux qui pourraient vouloir faire des mauvaises coups dans ce pays…. Ici, en tant que dirigeants, nous sommes convaincus que ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour défendre l’État de droit en Afrique du Sud. Nous ne sommes pas près à autoriser n’importe qui à jouer les fous furieux dans le pays, à vouloir transformer l’Afrique du Sud en république bananière… Nous devons être sûr de faire ce qu’il faut à tout moment afin que les anarchistes ne prennent pas l’Afrique du Sud pour leur terrain de jeu. »
Au même moment, le président Jacob Zuma, plusieurs ministres ou dirigeants de l’ANC et du Parti communiste tenaient des discours infamants contre les mineurs présentés comme des « voyous », des « criminels », et des « traîtres ». Le syndicat indépendant ACMU dont tout, dans le rapport, montre qu’il n’a pas été à l’origine, ni de la grève sauvage, ni des violences entre mineurs grévistes et « jaunes » et qu’il n’est intervenu qu’après les attaques de la police pour demander aux mineurs de rester calmes, a été accusé de fomenter un complot contre le pouvoir. Le syndicat des mineurs NUM, traditionnelle organisation membre de la grande fédération COSATU alliée de l’ANC s’est vu totalement rejeté par les grévistes qui ont dénoncé la corruption de ses membres par la direction de Lonmin et leur incapacité à défendre leurs intérêts dans le cadre des négociations salariales qui ont précédé les événements. Cependant, le NUM, dont les violences anti-grévistes ont contribué à l’explosion de la situation, a cependant été blanchi. Désormais, le NUM a perdu la majorité de ses membres tandis qu’ACMU, qui est devenu le grand syndicat des mineurs.
Enfin, la Commission d’enquête a mis à jour la collusion entre les forces de police et la compagnie Lonmin, comme l’utilisation des hélicoptères, des équipements de surveillance, des radios, et des téléphones et autres équipements de la compagnie, l’aide apportée par les services de sécurité de Lonmin aux forces de police en termes d’information sur la localisation des mineurs ou la participation directe de Lonmin dans l’élaboration du plan d’attaque « un rôle vital » dira un responsable. Tous les éléments mettent en évidence la « collusion toxique » entre la police, Lonmin et Cyril Ramaphosa qui selon les avocats des familles, a conduit au massacre. Mais la Commission a réfuté tous les arguments, toutes les preuves. « Il n’y a aucun élément prouvant que les SAPS et Lonmin sont coupables de collusion toxique », conclut le rapport.
Jacob Zuma a présenté le rapport de la Commission d’enquête fin juin. Immédiatement après, interrogé au cours d’une rencontre avec les étudiants de la Tshane University of Technology, par un membre connu du turbulent parti d’opposition EFF qui lui demandait pourquoi la police a tué des mineurs à Marikana, le président a répondu : « Mais ces gens à Marikana en avaient tué d’autres et la police est intervenue pour les stopper…. C’est ce que vous devez comprendre ». Jacob Zuma bloquait la publication de ce rapport depuis le mois de mars, malgré une injonction du tribunal et de nombreux appels.
Pour les mineurs et leur syndicat, la Commission a travaillé trois ans pour rien puisque personne, in fine, n’est responsable, sinon le syndicat AMCU qui « n’a pas exercé un contrôle efficace sur ses membres (AMCU n’était, en fait, pas présent en tant que syndicat en 2012, avant la grève). Les mineurs ont chanté des chansons provocantes et fait des remarques qui ont aggravé une situation déjà tendue, dit la Commission. Bien sûr, les conclusions du rapport ont provoqué colère et indignation. « La publication du rapport de la Commission Farlam qui a presque 90 jours de retard, bloqué dans le bureau du Président, représente une injustice pour les familles qui ont perdu leurs proches », a déclaré le deuxième parti, la Démocratique alliance qui s’est engagée à « demander des comptes aux responsables, y compris ceux qui ont usé de leur influence politique ». L’opposition a immédiatement exigé, également, le renvoi de Riah Phiyega et autres responsables dans l’armée et le gouvernement, ainsi que celui du vice-président Cyril Ramaphosa afin qu’il puisse être jugé malgré les conclusions de la Commission en sa faveur. Elle appelle à la démilitarisation de la police.
Il est clair que le rapport et ses conclusions absolvant les principaux responsables du massacre a provoqué un nouveau choc dans la population. À quelques mois des élections municipales qui seront un véritable test pour l’ANC, il ne pourra qu’affaiblir encore le parti historique. Aujourd’hui, l’allié inconditionnel, le parti communiste, est de plus en plus divisé sur la stratégie à adopter et envisage de présenter ses propres candidats, reconnaissant ouvertement que cette alliance commence à lui coûter très cher en terme d’adhérents, d’audience et de crédibilité.