2015 et 2016 sont des années de rendez-vous électoraux au Tchad et d’autres pays voisins et africains. Dans beaucoup de ces pays, ce sont vraiment des élections à haut risque à cause de la polémique sur la limitation des mandats présidentiels (Burundi, les deux Congos, Togo) ou de crises non-résolues (RCA, Soudan, Nigéria)
Le Tchad affronte les mêmes défis que la plupart des pays africains au sud du Sahara : construction de l’Etat-Nation, décollage économique, transition démocratique, montée des défis sécuritaires transfrontaliers…
Cependant, le Tchad a deux spécifités qui marquent fortement les enjeux géopolitiques et stratégiques, et même les enjeux politiques internes :
1) Un territoire vaste, à moitié désertique (cf. assèchement du lac Tchad) et enclavé, au cœur du Continent, partageant de très grandes frontières avec des pays très sensibles (Libye, Soudan, Nigéria, RCA, Cameroun, Niger).
2) Les capacités de ses forces armées à se projeter efficacement hors des frontières.
Les ports les plus proches (à partir de la frontière) sont : Douala (1700 km), Port-Harcourt (Nigeria : 1900km), Benghazi et Port-Soudan (plus de 2000km).
A titre d’exemple, l’activisme de Boko Haram avait pratiquement interrompu le trafic commercial avec le Nigeria. S’il fallait qu’à cela s’ajoutât la prise de Maroua au Nord-Cameroun par Boko-Haram, Ndjamena serait totalement asphyxiée économiquement et pratiquement tout le pays. Le gouvernement tchadien était dans une impérieuse nécessité d’envoyer des forces à la frontière nigéro-camerounaise, ne serait-ce que pour écarter ce danger. Il fallait aussi dissiper les suspicions malsaines qui commençaient à se développer quant à l’attitude du régime tchadien au groupe terroriste Boko Haram (voir « La bataille contre Boko Haram sera longue et rude », interview dans le numéro de février 2015 du magazine Afrique-Asie.)
Les traditions guerrières au Tchad et les projections loin des frontières par nécessité économique sont un héritage très ancien.
La première grande expédition militaire hors de nos frontières remonte au 13ème siècle. L’empereur Kadé, fils du grand Dunama le bâtisseur de l’empire du Kanem-Bornou, avait lancé une grande expédition à travers tout le Sahara jusqu’au centre de l’actuelle Libye. Un mercenaire de l’empire ottoman d’origine arménienne avait rassemblée des bandes armées dans la région de Weddan et Zaila, et perturbait le commerce des caravanes entre la région du lac Tchad et les ports méditerranéens.
Plus près de nous, on se rappelle la fameuse colonne Leclerc, pendant la seconde guerre mondiale, qui, partie du Tchad, contribua à balayer les troupes mussoliniennes de Libye, puis à libérer l’Italie et Strasbourg, jusqu’à l’entrée triomphale à Paris.
Menaces sécuritaires
La première question qui se pose pour le Tchad et aussi pour les autres pays voisins qui sont dans une phase préélectorale, Soudan, Nigéria et RCA, c’est celle des menaces sécuritaires.
Pour ce qui est du Tchad, y a –t-il un risque de d’extensions du « califat embryonnaire » de Boko-Haram à l’intérieur de notre territoire ? Et y-a-t-il un risque de débordement des crises persistantes au Darfour soudanais et en RCA, ainsi que du chaos libyen ?
Pour faire bref, je dirais que non.
Le Soudan et la Libye, et dans une moindre mesure la RCA, ont toujours été les bases de départ des mouvements armés pour la conquête du pouvoir au Tchad. Les combattants des rebellions récentes sont disséminés en grand nombre dans les régions frontalières ; la circulation des armes ne fait que s’amplifier. Ce sont des facteurs d’incertitude quant à la stabilité du régime tchadien. Cependant, il faut reconnaître que le président Déby Itno a fait montre d’une grande habileté pour écarter le risque de sanctuarisation de mouvements rebelles tchadiens dans ces trois pays-clés.
L’extension des conquêtes territoriales de Boko-Haram à l’intérieur du Tchad, à mon avis, est aussi à écarter. Ce projet se heurte à des obstacles socio-historiques et géographiques.
Le vrai risque immédiat et inquiétant, venant de Boko-Haram, c’est celui des attentats individuels à Ndjamena ou de sabotages sur le pipe-line qui transporte le pétrole tchadien vers le port camerounais de Kribi. (voir: Boko Haram : 2 femmes kamikazes arrêtées au Tchad https://french.china.org.cn/foreign/txt/2015-02/03/content_34726902.htm )
Les services de sécurité de nos pays sont en général très mal préparés pour déjouer ou circonscrire les attentats individuels. Ils ne réagissent qu’après-coup, par une répression maladroite et disproportionnée qui fait le jeu des terroristes ; sans compter l’inexistence de services d’urgences médicales et de défense civile spécialisés pour ce genre de situation.
L’autre risque sécuritaire pour le pouvoir tchadien, ce sont les contradictions internes aux cercles claniques proches du pouvoir et dans les forces armées. (ex. : répression sanglante d’une mutinerie, mai 2013, suivie d’arrestation de députés, de généraux et chefs de partis, pour « complot »)
Tous ces facteurs de rupture, sont maitrisables par le régime, à un prix parfois très lourd ; mais mis ensemble, et en interaction avec de possibles dérapages électoraux au Soudan, en RCA et surtout au Nigéria, ils pourraient replonger le Tchad dans le cycle des affrontements politico-militaires.
Aussi, il est vital que les élections dans ces quatre pays qui sont voisins, avec des crises entrelacées, et des calendriers électoraux semblables, se passent de la meilleure façon possible.
LES ÉLECTIONS AU TCHAD
Les forces en présence
Le calendrier prévu est 2015 pour les législatives, et 2016 pour les présidentielles. La période électorale au Tchad est toujours en avril-mai, car c’est juste avant la saison de pluies. Le parlement actuel issu des élections de 2010 se compose comme suit :
Total des sièges : 188
MPS (parti du président) : 118 ; auxquels il faut ajouter les deux partis alliés (12 sièges) et ceux dits de la « Mouvance présidentielle » (17 sièges). Total pour le camp du pouvoir : 147 sièges
CPDC : 27 sièges
Opposition radicale fédéraliste: 12sièges.
Le MPS rafle la quasi-totalité des sièges dans le Nord musulman, alors que l’opposition arrive à limiter les dégâts au Sud et dans la capitale. L’opposition radicale/fédéraliste arrive à contrôler la région pétrolière du Logone, fief de son chef de file le député Yorongar. Il s’en suit une polarisation indirecte Nord/Sud, sur laquelle joue parfois le pouvoir, sans se soucier du potentiel destructeur de ce facteur pour une unité nationale très fragile. Cette polarisation complique davantage l’évolution des partis modérés. Ces derniers, bien que bénéficiant d’une aura nationale réelle, sont obligés, pour ne pas disparaître électoralement, d’abandonner progressivement leurs efforts de déploiement sur l’ensemble du territoire, et se replier sur le fief régional de leurs leaders. Ainsi le RDP (Rassemblement pour la démocratie et le Progrès), parti de l’ancien chef d’Etat Lol Mahamat Choua, qui était principal challenger du MPS, dans la législature de 1997, s’est replié dans la région d’origine de son chef, le Kanem ; et a dû céder sa place de premier parti de l’opposition à la formation de Saleh Kebzabo (UNDR : Union Nationale pour la Démocratie et le Renouveau); lequel doit sa force à son ancrage dans la région d’origine de son chef : le Mayo-Kebbi, dans le sud-ouest.
Report conflictuel des élections
Les élections régionales n’ont pas pu se tenir en 2014. Les élections législatives prévues pour avril 2015 ne pourront pas l’être non plus. L’obstacle est la non réalisation du recensement biométrique. Il avait été décidé de procéder à un recensement biométrique pour empêcher, ou plus exactement limiter, les fraudes. Or les conditions techniques et financières n’en permettent pas la réalisation, dans les délais.
Le pouvoir est donc dans l’obligation de repousser ces élections jusqu’à l’année prochaine et donc à prolonger le mandat d’un parlement très largement dominé par le parti présidentiel et ses alliés. Ce qui n’est pas acceptable pour l’opposition. Surtout qu’en cas de report des législatives, elles coïncideraient, en 2016, avec les présidentielles ; ce qui fausserait un processus électoral déjà très défectueux. L’effet d’entraînement des présidentielles sur les législatives, dans l’hypothèse de conjonction de ces deux échéances, serait catastrophique pour l’opposition. L’argument du pouvoir pour un report des législatives (avoir le temps de réaliser le recensement biométrique), met l’opposition dans une situation inconfortable, dans la mesure où c’est elle-même qui avait fait de la biométrie une exigence fondamentale.
D’autre part, le retard des préparatifs est en partie de la faute de l’opposition elle-même. Ses tiraillements internes dans la répartition des postes avaient retardé la mise en place des branches régionales (les « démembrements ») de la Commission électorale (CENI).
Détérioration progressive de la qualité de l’exercice électoral
Pour ce qui est des présidentielles, le problème principal, c’est la durée même de la présidence du général Idris Déby Itno. Il a déjà passé 24 ans au pouvoir et le bilan socio-économique et politique est considéré comme globalement négatif par la plupart des Tchadiens, malgré la réalité du pluralisme politique, médiatique et associatif.
En fait, depuis le début de la transition démocratique, dans la foulée du vent des « conférences nationales souveraines », au tournant des années 90, on a assisté à une détérioration progressive de la qualité de l’exercice électoral.
En 1996, le candidat Déby Itno avait été mis en ballotage (43%), par le défunt général Kamougué et, n’a pu passer au second tour que grâce à l’alliance avec les autres candidats de l’opposition recalés au premier tour.
Aux élections législatives, l’année suivante, le parti présidentiel avait raté la majorité absolue, et il a fallu manipuler les résultats au niveau de l’instance suprême (Conseil Constitutionnel) pour passer la barre des 50 %.
Le président Déby Itno a eu la désagréable surprise de constater que le MPS était électoralement minoritaire, alors qu’il pensait bénéficier d’un formidable état de grâce se traduisant en raz-de marée électoral. N’avait-t-il pas renversé la dictature de Habré et restauré le multipartisme ? (cf. sa fameuse formule en prenant le pouvoir : « le MPS ne vous a amené ni or ni argent, mais la liberté » !). Il s’était mis en tête de corriger ce qui lui paraissait comme une anomalie insupportable, en mettant tous les moyens permis par la puissance du pouvoir d’Etat au service de l’hégémonie politique et électorale du parti MPS.
Les moyens utilisés pour s’assurer progressivement une hégémonie électorale sont : une CENI docile, une fusion entre les services étatiques -y compris les forces armées et de sécurité- et les structures du parti présidentiel, les créations fantaisistes de nouvelles unités administratives (cantons, sous-préfectures, préfectures), le financement d’une centaines de petits partis satellites, les menaces au licenciement des cadres et l’étouffement des opérateurs économiques proches de l’opposition, et parfois, la répression brutale : emprisonnements et assassinats.
Les présidents CENI, censés être des personnalités neutres, se trouvent après les élections nommés à des hautes fonctions politiques. Ainsi le président de la première CENI (1996) fut aussitôt nommé premier ministre en récompense du travail accompli.
Par ces méthodes, chaque échéance électorale est une étape vers l’aggravation de cette hégémonie.
Aux élections de 2001, il est passé au premier tour avec 61% des voix. Cela devait être son dernier mandat. Il a fait modifier la Constitution en 2005 pour lever la limitation des mandats (scénario trop connu, malheureusement), et aux élections de 2006, il se fait élire avec 77% ; les autres six candidats se retrouvant en détention pour quelques jours, suite à des manifestations durement réprimées.
Cette dégradation progressive de la qualité de l’exercice électoral, avait culminé avec les élections de 2011. Tous les candidats avaient décidé de se retirer et appeler au boycott. Le président Déby Itno se trouva obligé de recruter un candidat totalement inconnu, afin de ne pas se retrouver candidat unique ; et il est élu avec 88%.
Cette tendance vers le plébiscite est une illustration parmi de nombreuses autres, du fait que la transition démocratique annoncée est en train de se pervertir en restauration rampante de l’autoritarisme.
Un climat social et politique très tendu
Si un tel scénario devrait se répéter, cette fois-ci la crise qui en découlerait risquerait d’être incontrôlable. Il y a un sentiment de ras-le-bol au sein de la population. Cette exaspération est alimentée par plusieurs facteurs : la gestion scandaleuse de la manne pétrolière ; les exactions quotidiennes de la part des proches du régime ; la dégradation des conditions de vie et de travail de la grande masse ; l’instrumentalisation de la justice, etc.
Le climat social est tellement tendu que la moindre étincelle peut déclencher une vaste explosion. On en a eu un exemple en novembre dernier. Une simple échauffourée entre lycéens s’est rapidement étendue comme un feu de brousse, dans la ville de Ndjamena puis dans d’autres villes de province. Plus récemment encore, une protestation, encore d’élèves, à propos de la trituration des listes des candidats retenus pour le bac, a tourné à l’émeute dans la ville de Doba. Les forces de l’ordre n’ont maîtrisé la situation qu’en tirant des balles réelles faisant 5 morts.
Les murmures contre un nouveau mandat pour le président Déby Itno se font de plus en plus forts. « 25 ans, c’est déjà trop », entend-on de plus en plus souvent et de plus en plus fort. Le ressentiment contre la France aussi est en train de grandir. A cause de l’alignement spectaculaire sur les impératifs militaires français, les Tchadiens ont le sentiment que le régime a ainsi acheté, grâce au prestige extérieur, une licence illimitée pour piller et réprimer sans retenue, à l’intérieur.
LES OPTIONS DES FORCES POLITIQUES
L’opposition parlementaire dite radicale, principalement le regroupement des partis fédéralistes, réclame le départ immédiat du président Déby afin de confier l’organisation des élections à un gouvernement vraiment neutre qui ne soit pas un simple appendice du parti au pouvoir. Un peu comme la revendication de certains partis au Soudan, qui réclament le report des élections jusqu’à la mise sur pied d’un gouvernement de transition reflétant la totalité du spectre politique national.
L’opposition parlementaire dite modérée, principalement la CPDC (Coalition des Partis pour la Défense de la Constitution, dont le premier porte-parole le professeur Ibni Oumar Mahamat Saleh, fut éliminé par le pouvoir en 2008), propose que le président Déby Itno puisse mener son mandat actuel jusqu’à son terme, mais qu’il s’abstienne de briguer un autre mandat en 2016.
Les activistes de la société civile espèrent plutôt un soulèvement populaire sur l’exemple du Burkina Faso. (Voir vidéo Saleh Kebzabo sur France24 : « contre un nouveau mandat de Idriss Déby : https://www.youtube.com/watch?v=HUbEU8iI35Q )
La tendance naturelle au sein du parti au pouvoir, c’est d’occuper toujours plus de place sur l’échiquier politique et marginaliser toujours d’avantage l’opposition et même les partis alliés. Non seulement, il n’est pas question de perdre l’élection présidentielle, mais il faut aussi s’assurer que l’opposition ait un nombre de sièges inférieur au 1/3 bloquant. La perspective d’une majorité parlementaire pour l’opposition, ou d’une forte minorité obligeant à un gouvernement de cohabitation est vécue comme un véritable cauchemar. Le groupe au pouvoir donne l’impression de ne pas prendre la mesure des tensions sociales et politiques et de la nécessité de faire les concessions nécessaires pour assainir le climat politique et renforcer les éléments encore très fragiles de stabilité et de pluralisme. « On ne change pas une équipe qui gagne »…
CONCLUSION
La logique des présidences à vie sous de nouveaux habillages « démocratiques », en affaiblissant toujours davantage la cohésion nationale et l’intégration sous-régionale, retarde la marche de nos pays vers l’Etat de droit et le progrès économique et social.
A l’inverse l’amélioration des processus électoraux contribuera à assainir la situation sur tous les plans, et permettra de mieux faire face aux défis du terrorisme et de l’insécurité en général.
Plus généralement, je pense que la sous-région, l’Afrique et l’humanité tout entière, auront à affronter pendant longtemps la furie meurtrière des djihadistes. Il est nécessaire de construire un front uni contre ce nouveau fascisme, à l’exemple du front uni mondial contre le nazisme.
Ce qui nécessite, sur le plan interne, la construction d’un pacte national entre les différentes composantes de l’opposition et les pouvoirs en place ; que je ne confonds pas avec les gouvernements dits d’ouverture, qui relèvent de la logique rétrograde du partage du gâteau. La pierre angulaire de ce pacte devant être l’acceptation par tous les acteurs de l’alternance pacifique au pouvoir. Cela nécessite aussi la réintégration de l’opposition extérieure et l’opposition armée, qui malgré l’arrêt du soutien soudanais conserve un fort potentiel, dans le jeu démocratique interne, par un dialogue franc et décomplexé.
Sur le plan de la coopération internationale, l’intervention militaire (française, américaine ou onusienne), peut éviter le pire dans l’immédiat, comme cela fut le cas au Mali en 2013, mais à terme, compter principalement sur le parapluie militaire des grandes puissances ne saurait être la solution et aggraverait même la situation à certains égards.
L’accent doit être mis sur une réforme profonde de la doctrine militaire et sécuritaire dans nos pays, qui doit aller bien au-delà du concept de « renforcement des capacités », ainsi qu’une systématisation de l’entraide et de l’échange d’expériences entre pays africains.
Acheikh IBN-OUMAR (intervention à un séminaire sur les enjeux électoraux en Afrique, 29 janvier 2015)