Avec le décès de Nadine Gordimer, le 13 juillet, l’Afrique du Sud perd une grande figure de la littérature sud-africaine, mais aussi une figure emblématique de la lutte contre le régime d’apartheid.
Prix Nobel de littérature en 1991, auteur d’une quinzaine de romans dont le dernier No Time Like the Present [1]a été publié en 2012, mais aussi de nombreuses nouvelles et d’essais, Nadine Gordimer, issue d’une famille bourgeoise sud-africaine, père juif, mère anglaise, élevée dans la religion chrétienne mais athée toute sa vie, exprima dès l’enfance sa sensibilité aux injustices du régime raciste. Ainsi écrit-elle sa première nouvelle à l’âge de neuf ans, après la perquisition de la chambre de la domestique noire de la famille par la police. Et toute sa vie, l’écriture sera son arme pour dénoncer, expliquer, décrire la société de « développement séparé » dans laquelle elle vit.
Bien sûr, une telle littérature ne pouvait être acceptée par le régime, et elle fait à maintes reprises, l’expérience des interdits institutionnalisés par la constitution raciste. Publié en 1958, son second roman A world of Strangers [2] ou l’histoire de l’impossible parce qu’illégale amitié entre un jeune anglais et un jeune sud-africain, est condamné et interdit en Afrique du Sud. À travers son œuvre, celle que Nelson Mandela demanda à rencontrer dès sa libération en février 1990et qui contribua à l’écriture de son célèbre discours, I am prepared to Die (Je suis prêt à mourir) délivré à son procès en 1962, utilisera sa plume pour écrire l’histoire politique et sociale de son pays, mais aussi pour soutenir le combat des forces de résistance à l’apartheid.
Ainsi, l’un de ses ouvrages édité en 1979, Burger’s Daughter, également interdit ponctuellement, disait l’histoire d’une femme en quête de son identité après la mort de son père, activiste, en prison. Ce n’était pas là pure fiction. Elle s’était, en effet, inspirée de la vie et de l’exemple de son ami Bram Fisher, cet avocat afrikaaner qui codirigea l’équipe d’avocats de Nelson Mandela et ses camarades au procès de Rivonia, en 1962-1964 et sauva les dirigeants de l’ANC de la potence. Bram Fisher, tournant le dos à sa communauté afrikaaner et à une famille de la haute société, était aussi un dirigeant du Parti communiste sud-africain qui consacra sa vie jusqu’à son dernier souffle à la libération du peuple noir d’Afrique du Sud. Condamné à la prison à vie en 1966, il mourut d’un cancer à la prison centrale de Pretoria, privé de soins.
C’est avec de telles sources d’inspiration que Nadine Gordimer fit connaître au monde entier les réalités de la vie sous le régime d’apartheid. Elle savait utiliser le contexte politique dans une littérature sensible, romantique, poétique, qui faisait appel à la subjectivité de ses lecteurs. Mais elle ne s’arrêta pas là. En 1960, elle rejoignait clandestinement les rangs de l’ANC. C’était après le massacre de Sharpeville. Elle utilisa alors ses privilèges de « Blanche », comme la liberté de déplacement, pour faire quitter le territoire secrètement à des dirigeants et cadres de l’ANC menacés d’arrestation ou aider de diverses manières. Comme en 1986, où au cours du Procès Delmas pour haute trahison, elle témoigna en faveur de 22 militants anti-apartheid sud-africains. Ou encore, en voyageant à l’étranger, où elle dénonçait sans relâche, publiquement, le régime sud-africain.
Combat contre l’apartheid et la libération de l’Afrique du Sud, mais aussi combat pour la démocratie, au sens plus stricte, avec son engagement contre la censure et contre le contrôle de l’information et la culture, les arts de manière générale. Ainsi refusa-t-elle que ses écrits soient diffusés sur les ondes de la South African Broadcasting Corporation contrôlée par le gouvernement. Elle fut, également, l’une des responsables du Comité de suivi du Groupe sud-africain d’action contre la censure et un membre fondateur du Congrès des écrivains sud-africains proche de l’ANC.
Après l’arrivée de Nelson Mandela au pouvoir en 1994, Nadine Gordimer ne mit pas fin à son engagement au sein de la société sud-africaine. L’Afrique du Sud se trouva, dès le début des années 1990, confrontée à une épidémie de sida aussi rapide que ravageuse. Nadine Gordimer s’engagea dans la lutte contre ce nouvel ennemi en utilisant, comme elle l’avait toujours fait, ses compétences d’écrivain. Entre autres, elle organisa, autour d’une vingtaine d’écrivains, un recueil de nouvelles, Telling Tales, vendu pour alimenter le fond de soutien à la Campagne d’action pour les traitements (Treatment Action campaign), alors qu’à l’époque, le président Thabo Mbeki s’opposait à toute forme de lutte contre la transmission du virus. Ce qu’elle critiqua avec force. Et plus récemment, c’est avec la même vigueur qu’elle s’exprima contre le projet de limitation du droit d’expression de la presse par le vote de la loi dite Secrecy Bill.
Nadine Gordimer ne limitait pas sa sensibilité à l’Afrique du Sud. Au cours de ses voyages, elle a pris, à de nombreuses reprises, position sur des questions d’ordre international. Comme en 2005, lorsque Fidel Castro est tombé malade. Elle a, alors, joint sa signature à celles de six autres Prix Nobel au bas d’une lettre ouverte aux États-Unis, demandant à leurs dirigeants de ne pas chercher à déstabiliser le gouvernement communiste cubain.
À ceux qui l’avaient fortement critiquée pour sa participation, en 2008, à la Conférence internationale des Ecrivains à Jérusalem qui se tenait au moment des célébrations du 60ème anniversaire de la naissance de l’ État d’Israël, elle répondit très clairement, même si sa position a fait longtemps débat, « Je ne suis pas venue à l’invitation du gouvernement israélien. Je suis venue à l’invitation de cette conférence d’écrivains. Ici, en Israël, je m’efforce de voir le plus de choses possible, je ne me contente pas de rester les pieds dans le luxe. (…) Je partage les sentiments au sujet des territoires occupés. Le traitement violent ici me rappelle ce qui s’est passé en Afrique du Sud. (…) La façon dont les gens sont traités dans les territoires occupés est exactement la même que celle dont les Noirs ont été traités en Afrique du Sud. » Elle répondait aux questions du Palestine-Israel Journal, c’était le 13 mai 2008, à Jérusalem.
Jusqu’à la fin de sa vie, Nadine Gordimer a exprimé avec indépendance son opinion, se refusant à toute compromission avec le pouvoir, hier comme aujourd’hui. C’est le message qu’elle transmettait aux jeunes écrivains issus des townships qu’elle soutenait activement. Pas de propagande, disait-elle, de la littérature. « C’est cela, écrire, élargir le champ de la conscience en agissant sur la perception même des choses. »