Pour que l’Afrique prenne réellement le virage, il faudra prendre, dans un futur proche, des décisions lourdes ; ces décisions dépendent de la patience et de la sagesse de dirigeants qui comprennent que l’intérêt du peuple est toujours prioritaire. Nous avons besoin d’actions réelles, et non plus de rhétorique. Les peuples d’Afrique sont fatigués de rhétorique.
« Nous en avons assez des paroles. Encore les paroles, toujours les paroles. ! Nos vies sont encombrées de promesses non tenues par nos dirigeants. Nos gouvernants actuels sont sur la touche. Nous sommes le continent le plus riche en termes de sous-sol, mais nous sommes les plus pauvres du monde. Le temps est venu des bons dirigeants et de la bonne gouvernance. Il est temps pour les vieilles générations de laisser la voie libre.
Aujourd’hui, c’est à notre tour ! Il nous faut un plan, il nous faut des réalisations et il nous faut mettre nos citoyens au centre du développement. L’intégration, voilà la priorité aujourd’hui ! Nous devons abattre les barrières pour libérer la circulation des biens et des personnes sur le continent. Nous avons besoin de l’intégration des infrastructures de transport, de l’électricité, de la finance et d’autres secteurs clefs.
(…) en 2050, un quart de la population mondiale sera africaine et à la fin du siècle, la moitié des jeunes dans le monde vivra sur notre continent. Ce dividende démographique pourrait placer l’Afrique au centre de l’économie mondiale. L’utilisation stratégique de nos ressources naturelles, un tiers de la richesse minérale de la planète, presque deux tiers de ce qui reste de ses terres arables, un cinquième de la masse continentale et 15% des forêts, pourraient devenir le moteur d’une nouvelle croissance mondiale. Et comme pour les télécommunications, nous pourrions sauter par dessus les économies et les ressources traditionnelles avec une nouvelle trajectoire de croissance verte qui ferait du 21è siècle, le siècle de l’Afrique.
Mais que faut-il faire ? Qui doit faire ? Et quelles sont les questions essentielles que nous devons nous poser ?
La gouvernance et la direction sont au cœur de notre défi. Tout le monde est d’accord pour dire que la bonne gouvernance n’est pas une recherche théorique. Elle concerne le droit de nos peuples à l’électricité, à une éducation de qualité et à des services de santé et de base comme l’eau, l’hygiène, les opportunités économiques, le respect de la loi et des droits de l’homme.
Il n’existe aucun modèle africain, occidental ou asiatique. Les droits humains sont des droits humains, des droits « humains » ! Nous avons besoin de gouvernements qui respectent les droits humains fondamentaux de tous les citoyens. Si le développement humain et les opportunités économiques en Afrique ont progressé d’une certaine manière, la sécurité et le respect de la loi se sont détériorés dans 32 des 52 pays du continent. Comme le dit à juste titre sous forme d’avertissement, Mo Ibrahim, « si le cours de cette détérioration n’est pas renversé, elle pourrait être le signe d’une ère qui, en dépit de la diminution des conflits régionaux, connaîtra une augmentation des troubles sociaux nationaux à travers l’Afrique. »
Au niveau économique, le commerce a quadruplé ces dix dernières années avec plus de 1000 milliards de dollars d’échanges entre l’Afrique et le monde. Mais le taux de 4% du produit domestique brut mondial reste ridiculement bas. Notre handicap est de rester un continent fragmenté de 54 pays et que nous n’utilisons pas notre force collective de négociation en tant que continent. Notre croissance est tirée largement par le boom des marchandises. Et les histoires de croissances réussies n’ont pas réglé la question de l’emploi, de la pauvreté et de l’inclusion sociale.
Un quart de la population africaine est mal nourrie et 40% de nos enfants de moins de cinq ans sont rachitiques, souffrent de troubles du développement physique et mental. L’immigration urbaine croit à une vitesse phénoménale tandis que trois personnes sur cinq vivent dans des bidonvilles autour des villes. Pour Dr. Nkosazana Dlamini-Zuma, présidente de la Commission de l’Union africaine, comme elle l’a déclaré à l’ouverture de la Conférence, « notre sujet, c’est demain. Nous ne devons rien cacher ; nous ne devons rien exagérer. Mais nous devons dire notre propre histoire. Cela ne dépend que de nous de transformer l’Afrique en continent intégré et prospère. À l’économie verte, nous devons ajouter l’économie bleue, c’est à dire les ressources maritimes et l’économie de l’industrie maritime dans son ensemble. Mais nous avons besoin d’une révolution des compétences qui nous permette de construire cette nouvelle trajectoire de croissance. » Le manque de qualification de base de plus de la moitié de la jeunesse de notre continent provoque un goulot d’étranglement. Nous avons besoin clairement d’industrie, d’universités et de gouvernement pour adapter notre investissement éducatif à notre nouvelle voie de croissance et à notre stratégie industrielle. Et la révolution technologique nous donne une plateforme idéale pour cela.
(…) Finalement, nous ne sommes qu’un fournisseur de matières premières. Nos ressources intellectuelles africaines finissent dans le monde développé, renforçant l’emprise que les compagnies internationales ont sur nous. Nos pays deviennent des marchés pour les biens manufacturés et les services des pays développés. (…) Kumi Naidoo, directeur exécutif de Greenpeace International a déclaré, à cette même tribune, lors de l’ouverture de la conférence : « Nous sommes des citoyens et nous exigeons des mesures concrètes pour vaincre la pauvreté et les inégalités. Nous sommes prêts à nous engager avec nos gouvernements pour agir de concert avec les gouvernements sénégalais et mozambicain pour protéger les ressources halieutiques des communautés côtières et interdire le chalutage massif qui a détruit les stocks de pêche le long de ces côtes ». Voilà une convergence. Travailler ensemble dans le respect des droits humains et de la justice, du respect de la loi et la bonne gouvernance et avec des dirigeants responsable, pourrait permettre à l’Afrique de sauter dans le 21è siècle.
La moitié de la population de l’Afrique vit dans sept pays : le Nigéria, l’Éthiopie, l’Égypte, la RDC, l’Afrique du Sud, la Tanzanie et le Kenya. Là réside nos plateformes économiques. Ce qui se passe dans ces pays déterminera le futur de notre continent. La Sénégalaise Bineta Diop, formidable fondatrice de Femmes Africa Soldarité, a défini les valeurs humaines que nous devons mettre au centre de notre discours : « Nous devons lier la croissance en Afrique à la vie des femmes et des enfants dans les camps de réfugiés. Nos gouvernements doivent rendre compte de l’éducation, particulièrement des filles. Les femmes produisent 80% de l’alimentation en Afrique et ne possèdent cependant que moins d’1% de la terre. Donnons du pouvoir aux femmes et exploitons le savoir traditionnel qu’elles ont. Elles connaissent la terre, l’eau et les récoltes. »
N’est-ce pas le moment de laisser de côté nos différences et de se concentrer sur ce que nous devrions partager : servir nos citoyens et prendre les bonnes décisions pour les générations futures, travailler ensemble ? Pour que l’Afrique prenne réellement le virage, il faudra prendre, dans un futur proche, des décisions lourdes ; ces décisions dépendent de la patience et de la sagesse de dirigeants qui comprennent que l’intérêt du peuple est toujours prioritaire. Nous avons besoin d’actions réelles, et non plus de rhétorique. Les peuples d’Afrique sont fatigués de rhétorique.
* Jay Naidoo, 60 ans, fut de, 1985 à 1993, le premier Secrétaire général du Congress of South African Trade Unions (COSATU), fer de lance des travailleurs dans la lutte contre l’apartheid. Membre de la direction de l’ANC et ministre à divers postes de 1994 à 1999, il s’engage ensuite dans diverses organisations internationales, sur la nutrition dans le monde et la lutte contre le sida notamment. Cet appel a été lancé à la tribune de la fondation Mo Ibrahim dont il est l’un des membres du conseil d’administration.
(Traduction A.A. Discours prononcé à la tribune de la Mo Ibrahim Foundation, novembre 2013)