En mai dernier, la collection « L’Harmattan BD », créée en 2010 et dédiée aux auteurs africains, faisait paraître ses 9e et 10e album. Chroniques de Brazzaville (1) : trois jeunes auteurs congolais, quatre histoires originales relatant, à leur manière, la guerre civile au Congo de 1997 à 1999. L’une est d’une jeune femme, Jussie Nsana, les trois autres de deux jeunes gens ayant été enfants soldats, Lionnel Boussi et KHP. Le tome 1 de Jungle urbaine. Lola (2), de l’épatant et célèbre Kash, lui, se déroule à Kinshasa. Un thriller haletant, avec des personnages bien caractérisés, dont on attend avec impatience le tome 2.
Ce mois-ci, la collection s’apprête à éditer Mokanda illusion, du Congolais Mongo Sisé, album inédit et posthume du premier auteur de BD africain à avoir été publié en 1978 dans Spirou, et Cargaison mortelle à Abidjan, du Camerounais Japhet Miagotar, sur l’affaire des déchets toxiques du bateau Probo Koala. D’autres titres suivront fin 2012 : Le Turban et la capote, des Malgache Luke Razaka et Comorien Nassur Attoumani, et le très attendu Le Guerrier Dendi, du Nigérien Sani Djibo.
Le 9e art d’Afrique se porterait-il mieux ? Réponse avec Christophe Cassiau-Haurie, directeur passionné de la collection, qui présentera ses premiers au 5e Festival international de la bande dessinée d’Alger (Fibda), qui se déroulera du 5 au 13 octobre. L’un des rendez-vous incontournables des bédéistes du continent – et d’ailleurs.
Trois albums parus en mai, deux nouveaux ce mois-ci, trois prévus à la fin de l’année… La BD d’Afrique sortirait-elle enfin du bois ?
Malheureusement non. En Europe, notamment en France et en Belgique, terres de BD, celle venue d’Afrique reste timide, à part quelques exceptions. On peut citer la série Aya de Yopougon, traduite en plusieurs langues, de la scénariste ivoirienne Marguerite Abouet (dessins de Clément Oubrerie, Éd. Gallimard), ou La Vie de Pahé (Éd. Paquet), adapté sur la chaîne France 3, du dessinateur gabonais Pahé. Seuls quelques auteurs sont publiés dans les grandes maisons, comme le Congolais Barly Barluti, chez Glénat, l’Ivoirien Gilbert Groud, chez Albin Michel, ou le Béninois Hector Sonon, chez Castermann.
Le reste des dessinateurs est noyé dans la masse. Mais cela ne concerne pas seulement les Africains. La production de BD, en effet, a connu une progression exponentielle sur le marché franco-belge : près de 300 éditeurs, pour plus de 5 000 titres en 2010, cent fois plus qu’il ya quinze ans ! Et sur ces milliers de titres, on ne répertorie qu’une dizaine d’auteurs africains.
Cela dit, je ne suis pas du tout pessimiste, la reconnaissance est un travail de longue haleine. Depuis cinq ou six ans, on observe des soubresauts qui me laissent penser que la BD d’Afrique est en train d’émerger. Mais on est entré dans une période négative pour le livre, qui touche aussi la BD.
Il existe néanmoins de petites éditions créées par des Africains, sur le marché français et belge…
En effet, pour que les auteurs soient lus, ou pour tout simplement exister, ils ont fondé plusieurs micro-éditions. Mais elles ont une faible visibilité. Cela a même contribué à un phénomène de ghettoïsation, même si ces éditeurs sont ouverts à tous. Et même si un auteur comme Serge Diantantu a vendu plus de 10 000 exemplaires avec Mémoire de l’esclavage (CaraïbÉditions), quand la moyenne d’un album est de 4 500.
Et l’édition en Afrique ?
Les éditeurs de BD au Nigeria ou en Afrique du Sud sont certainement plus nombreux en Afrique francophone, où ils sont rarissimes. Les défuntes Nouvelles Éditions africaines puis Les Nouvelles Éditions ivoiriennes et les Nouvelles Éditions africaines du Sénégal ont édité quelques albums. Les éditeurs religieux également, comme les ex-Éditions Saint-Paul, devenues Éditions Mediaspaul et Paulines à Kinshasa. Paulines par exemple, a fait paraître l’an dernier Yatima, d’Antoine Ngoy Kamango.
On constate des pays plus dynamiques que d’autres : République démocratique du Congo, Madagascar, Côte d’Ivoire, Algérie, où les auteurs s’expriment beaucoup dans les revues et journaux, comme Gbich en Côte d’Ivoire. Il n’en reste pas moins, que pour faire carrière, les auteurs préfèrent l’exil en France et en Belgique. Avec une chance très mince d’y parvenir, comme on l’a vu.
Peut-on parler d’une BD « africaine » ?
Il n’existe pas plus de BD « africaine » qu’il n’existe de BD anglophone ou francophone. On parle de comics pour définir un certain genre de BD aux États-Unis, de mangas pour la BD au Japon, ou encore de BD franco-belge pour évoquer le style « ligne claire ». Il existe en revanche une BD d’Afrique faite par des Africains.
Quels sont les obstacles à la diffusion de la BD, en Afrique et ailleurs ?
En Europe, les auteurs sont quasiment inconnus, donc peu diffusés. Et l’image de l’Afrique y est déplorable. On n’y prend pas grand intérêt, sauf pour la danse et la musique, qui ont toujours une image coloniale.
En Afrique, le marché local est réduit par les possibilités financières des acheteurs, sauf dans certains pays où il existe une bourgeoisie, comme en Côte d’Ivoire. Un album édité en Europe coûte en moyenne 15-16 euros. À L’Harmattan BD, on a choisi d’afficher un tarif à 9,90 euros. Mais les coûts de transport et de stockage renchérissent ce prix de 50 % ! La BD devient carrément inaccessible.
Le réseau des librairies ou de points de vente est faible. Quant au budget octroyé naguère par les Affaires étrangères belge et française, ou encore l’Organisation internationale de la Francophonie, il est en berne.
Certaines ONG ou institutions internationales ont aussi eu recours à la BD pour faire passer leurs messages, mais cela a eu des effets pervers. La diffusion gratuite de ces BD de commande véhicule l’idée que la BD ne s’achète pas, mais se donne.
Par ailleurs, acheter et lire de la BD est très mal vu. On achète « utile », en général des livres scolaires, des romans inscrits au programme… Et la BD continue à être perçue comme un « truc de gamin ».
Du coup, la diffusion de la BD se fait beaucoup dans les salons et festivals, en Europe mais aussi en Afrique, comme à Alger, où les auteurs sont souvent présents, et où on peut vendre beaucoup d’albums. Le bouche-à-oreille y fonctionne bien
Les bédéistes sont-ils à la fois dessinateurs et scénaristes ?
Ils sont surtout dessinateurs, et ils ont dû mal à construire une histoire longue. Il y a un vrai problème avec le scénario. Les dessinateurs reconnus font souvent appel à des scénaristes européens, qui ont leur propre imaginaire d’Européens que mettent en dessins les dessinateurs. Encore une fois, il y a des exceptions : un auteur comme Kash a son propre univers imprégné de son vécu en RDC.
Les auteurs d’Afrique sont avant tout des artistes – même si aucun ne se dit artiste – qui abordent tous les genres : le polar, la science-fiction, les mangas, et en général toutes les thématiques sociales. En revanche, la politique est plutôt réservée à la caricature.
Comment trouvez-vous vos auteurs ?
Je vais les chercher avec les dents ! J’ai appris à les connaître sur le terrain, dans les manifestations. Je leur écris, ils me soumettent des projets. J’ai ainsi des propositions. Même si la production est lente : en plus du problème scénaristique, faire un album entier prend énormément de temps. Or, les auteurs sont payés en droits d’auteurs, ils doivent gagner de l’argent à côté pour vivre. Mais il y a aussi des surprises magnifiques, comme Le Guerrier Dendi, du Nigérien Sani Djibo, une superbe autobiographie, très forte graphiquement, que nous publierons fin 2012.
Internet est-il une solution ?
On observe effectivement un vrai frémissement sur la Toile, avec de nombreux dessinateurs qui créent leurs blogs, leurs sites, se regroupent en collectifs pour échanger, communiquer avec les lecteurs, se faire connaître des éditeurs. Les auteurs se sentent de moins en moins seuls et gardent espoir, dans un contexte difficile pour la BD.
(1) 48 p., 9,90 euros.
(2) 60 p., 9,90 euros.