« Les élections seront honnêtes et transparentes car nous avons réformé et amélioré toutes nos procédures depuis 2011 », a martelé pendant des mois Attahiru Jega, président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni). S’il est exact que les derniers scrutins partiels locaux se sont déroulés sans anicroche, il en sera peut-être tout autrement pour la grande consultation nationale qui aura lieu les 14 et 20 février 2015. Les Nigérians devront élire le président de la république, les membres du Parlement fédéral (l’Assemblée nationale) et ceux des assemblées locales, ainsi que vingt-neuf des trente-six gouverneurs : des postes avant tout politiques. Au crédit de la Ceni, on peut porter la révision des listes électorales et l’introduction de données biométriques pour l’édition des cartes d’électeur, ce qui réduit a priori les possibilités de fraudes. 30 000 bureaux de votes supplémentaires ont été créés pour améliorer l’accès aux urnes, principalement dans le nord du pays. En revanche, dans cette zone et en particulier dans les États de Borno, Yobe et Adamawa, qui sont actuellement soumis à l’état d’urgence, la sécurité est loin d’être assurée. Autrement dit, le danger que représentent les islamistes de Boko Haram pourrait empêcher soit le vote, soit le comptage des voix, soit la proclamation des résultats.
Toutefois, Boko Haram ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. D’autres tensions existent, qu’il convient de prendre en compte pour brosser un portrait complet de la situation politique. Il y a en lice principalement deux grand partis : celui actuellement au pouvoir, le People’s Democratic Party (PDP), dont le candidat est le président sortant Goodluck Jonathan, et son challenger, le All Progressives Congress (APC) qui s’est rangé lors de sa primaire derrière un ticket composé de l’ancien général Muhammadu Buhari, plusieurs fois défait aux présidentielles depuis 1999 et Alhaji Aminu Tambuwal, le speaker de la Chambre des représentants, étoile montante de l’opposition. Né en 2013 de l’alliance de quatre formations de l’opposition, l’APC bouleverse la donne car il constitue, pour la première fois dans l’histoire de la jeune démocratie nigériane, une véritable force capable de mettre en échec un PDP qui détient la présidence et la majorité des gouvernorats depuis quinze ans. Entre ces deux géants adversaires, tous les coups ont été permis, sur fond de tensions religieuses, culturelles et régionales.
Depuis le retour de la démocratie en 1999, le PDP a un arrangement interne et non-écrit qui prévoit une alternance à la tête de l’État entre le nord et le sud. La mort du président nordiste Umaru Yar’Adua a frustré les compatriotes de sa région de l’exercice du pouvoir, celui-ci ayant été immédiatement remporté par le vice-président de l’époque, Goodluck Jonathan, un homme du sud. Si celui-ci gagne en 2015, il aura été président pendant neuf ans au lieu des huit autorisés par la Constitution, contre trois seulement pour un nordiste… La frustration est palpable chez les nordistes !
Dans la région natale de Jonathan, le delta du Niger, productrice de ce pétrole dont le Nigeria tire l’essentiel de ses revenus, on considère à l’inverse qu’il est « naturel de diriger ce pays, puisqu’on le nourrit », comme l’a déclaré Edwin Clarck, leader des Ijaws, l’ethnie du président. Par ailleurs, il y a le fait que des milliers d’anciens militants et ex-rebelles de la région craignent qu’un changement à la tête du pays n’entraîne la fin du programme d’amnistie et de soutien dont ils bénéficient et qui leur permet de percevoir une rente mensuelle dont le montant total atteint aujourd’hui 1,52 milliard de dollars cumulés depuis 2010[1]. Un pactole ! Par ailleurs, un chef de l’État nordiste pourrait être tenté d’aller remettre de l’ordre dans le marché parallèle du pétrole, dont les transactions sont estimées à 34 millions[2] de dollars par jour. Soucieux de protéger leur business, des personnalités comme Mujahid Dokubo-Asari, fondateur du Niger Delta Peoples Salvation Front, ont menacé de s’en prendre aux intérêts pétroliers des hommes politiques du nord, comme Intels Nigeria Ltd une entreprise qui appartient au vice-président Atiku Abubakar et opère dans le delta, ou encore au groupe Dangote, qui gère des terminaux pétroliers à Port Harcourt et Onne, dans l’État de Rivers.
L’autre élément perturbateur est le sentiment religieux, instrumentalisé sans vergogne par les deux adversaires politiques. L’APC reproche à Goodluck Jonathan d’embrigader tous les chrétiens. Proche du pasteur pentecôtiste Ayodele Oritsejafor, Jonathan a effectivement pris la tête du pèlerinage annuel en Terre sainte de quelque 30 000 chrétiens, en octobre 2013. Il a également annoncé que tous les derniers dimanches du mois, il assisterait à un culte ou à une messe dans un temple ou une église à chaque fois différent, dans tout le pays. Le 22 mars 2014, il était reçu par le pape François au Vatican. Le message est clair et il est destiné aux 20 millions d’électeurs potentiels chrétiens… Pour faire bonne mesure, le PDP n’a pas ménagé ses critiques à l’encontre de personnalités comme Muhammadu Buhari ou encore Bola Tinubu, tous les deux musulmans, les accusant d’entretenir « l’insurrection islamiste », sous-entendu Boko Haram. Cette radicalisation de l’antagonisme chrétiens / musulmans est délétère et crée des tensions là où il n’y en avait pas, comme par exemple à Lagos, la tentaculaire capitale économique du sud, où les deux derniers gouverneurs élus, Bola Tinubu en 2007 et Babatunde Raji Fashola en 2011, sont tous les deux musulmans.
Ce n’est ni la première, ni la seule campagne de discrédit menées par le PDP et par l’APC à l’encontre l’un de l’autre. Inquiet de sentir le pouvoir lui échapper, le PDP et les États qu’il contrôle ont mené la bataille sur tous les fronts. Sur le plan judiciaire, la cour fédérale a été saisie pour prononcer le limogeage de cinq gouverneurs, au motif qu’ils ne faisaient plus partie de la formation politique au titre de laquelle ils avaient été élus. Le procès a été ajourné sine die. Deux gouverneurs APC, celui d’Adamawa et son homologue d’Asarawa, sont sous le coup d’une procédure d’impeachment pour corruption. En marge de ces affaires, on ne compte plus les homicides, les résidences de notables attaquées et, bien sûr, tous les noms d’oiseaux dont sont gratifiés régulièrement dans les médias les différents représentants des deux partis.
Le PDP est certes une formidable machine, dotée de ressources substantielles et d’un personnel considérable. Comme tous les partis au pouvoir, il peut user sans vergogne des moyens de l’État pour faire campagne. Cela ne l’empêche pas d’être miné par des dissensions internes, la plus profonde étant celle d’août 2013, qui avait vu le vice-président Atiku Abubakar former un comité exécutif national parallèle sous le nom de « New PDP ». Un arrêté de la Cour fédérale d’octobre 2013 avait empêché le New PDP de faire sécession et d’être reconnu par la Ceni comme un parti politique, mais du coup, cinq des sept gouverneurs qui étaient entrés en dissidence ont rejoint l’APC, y compris Abubakar lui-même. Désormais, seize États se réclament de l’APC, contre dix-huit pour le PDP. Par ailleurs, 49 Représentants et onze sénateurs ont aussi fait défection pour grossir les rangs de l’APC. Pour la première fois depuis la restauration de la démocratie, le PDP est à parité avec un challenger. Une opération « réconciliation » menée par le PDP a un temps ralenti l’hémorragie, mais celle-ci a repris fin 2014 à l’approche des scrutins.
Du côté de l’APC, la vie n’est pas non plus un long fleuve tranquille. Formation hétéroclite, il fait tout d’abord les frais d’un dangereux « combat des chefs » entre Muhammadu Buhari, ancien général à la tête de l’État entre 1983 et 1985, et Bola Tinubu, ex-gouverneur de Lagos, très influent dans le sud-ouest. Le fait qu’ils soient musulmans induit une certaine crainte dans les rangs chrétiens de l’APC. Il faut ajouter à cela tous les copinages, favoritismes, préférences et autres passe-droits qui créent brouilles et dissensions au quotidien, dans les États comme dans les institutions fédérales. Le soudain afflux des dissidents du PDP sentant le vent tourner a par ailleurs brouillé l’image réformatrice et rénovatrice de l’APC : l’opinion n’y voit plus désormais qu’un PDP bis.
Le Nigeria, comme à son habitude, est assis sur un baril de poudre. Si l’APC perd, le nord peut s’embraser, si le PDP perd, ce peut être le sud et le delta du Niger. Au nord, Boko Haram peut empêcher le vote, privant l’APC d’une partie de ses électeurs. Même chose au sud, de la part des bandits et contrebandiers du pétrole. Dans les deux cas, APC et PDP seraient en droit de contester les résultats, et même interroger la légitimité du vainqueur. Pour être élu, le président doit recueillir un minimum de 25 % des votes dans les deux tiers des 36 États de la fédération. L’ouverture d’une question de constitutionnalité, dont le résultat pourrait se faire attendre pendant des mois, ferait peser un grave danger sur la stabilité du Nigeria.
[1] Source : quotidien nigérian Thisday du 18 février 2014 à propos du Presidential Amnesty Programme (PAP)
[2] Source : Rapport du comité sur l’énergie de la Conférence nationale, dirigé par Rasheed Ladoja, juin 2014