« Si les territoires saisis par les insurgés de Boko Haram ne sont pas récupérés par le pouvoir d’abuja ou par les États fédérés, c’est tout le système démocratique du Nigeria et, par extension, toute son économie qui sont en danger », estime le Pr William Alade Fawole, professeur de relations internationales et ancien doyen de la faculté d’administration publique de l’université d’Ile-Ife (État d’Osun). Cet intellectuel, habitué des plateaux de télévision, est une voix écoutée. Son inquiétude ne laisse d’ailleurs pas indifférente l’élite nigériane qui se préoccupe, elle aussi, des revers subis par l’armée dans ses opérations contre ce qu’il faut désormais nommer le « califat », que Boko Haram a commencé à mettre en place aux confins nord-est du pays. La majeure partie de l’opinion publique se révèle pourtant davantage préoccupée par les élections générales à venir que par le sort tragique des habitants du Borno.
C’est en effet dans une étrange indifférence qu’est survenue, début janvier, la terrible vague de violence qui a ravagé le nord-est du pays, jusqu’au Cameroun et au lac Tchad. Près de Baga, petite ville du Borno, selon certaines sources une douzaine de villages auraient été rasés et la ville elle-même, en tout cas sa partie faite de constructions traditionnelles en terre, détruite à plus de 50 %. Le bilan s’établirait autour de deux mille morts et des dizaines de milliers de personnes déplacées. À Maiduguri, un attentat-suicide a été commis par une fillette de 10 ans, qui s’est fait exploser sur un marché très fréquenté, provoquant la mort d’une vingtaine de personnes. Le 15 janvier, le président Goodluck Jonathan s’est enfin rendu sur place. Il a visité un hôpital et un camp de déplacés, tentant – vainement – de rassurer ses compatriotes. S’il est bien évident qu’il a la volonté de réagir et de mener le combat contre Boko Haram, il n’en a toutefois pas, ou plus, les moyens. Il a multiplié les appels à l’aide militaire internationale mais, en cette matière, rien ne se fait rapidement. Or la situation est grave. « Si Boko Haram s’aperçoit que nous tardons, ou même que nous refusons d’agir, il n’hésitera pas à passer à la vitesse supérieure et étendra son emprise, estime le Pr Fawole. Il faut le mettre en échec par une force militaire supérieure et écrasante. »
Cette opinion fait l’unanimité dans l’entourage de Jonathan comme au sein de l’APC (All Progressives Congress), le second grand parti politique nigérian. Mais Boko Haram ne pose pas uniquement un problème militaire, mais aussi politique. « Pour la première fois depuis la fin de la guerre du Biafra [en janvier 1970, ndlr], des pans entiers du territoire ont changé de drapeau, c’est un coup mortel porté à notre chère souveraineté nationale, estime le Pr Fawole. Les conséquences dépassent le seul domaine social : des dizaines de milliers de personnes, bientôt peut-être des millions, ne sont plus en mesure d’exercer leur droit de vote. Ces gens ne choisiront pas leur prochain gouverneur, pas plus que le prochain président de la république fédérale du Nigeria. »
S’il tire la sonnette d’alarme, c’est que le Pr Fawole s’intéresse de près au comportement de Boko Haram. Selon lui, un califat est avant tout un « royaume en perpétuelle expansion », aujourd’hui autant qu’à l’époque du prophète. Rien ne saurait donc endiguer sa progression si ce n’est l’armée. Même s’il reconnaît la justesse des propos que martèle depuis des mois Elder Olaiya Phillips, le président du Forum des Anciens chrétiens dans les États du Nord (Northern States Christian Elders Forum, NOSCEF), un Think Tank engagé dans le dialogue politique islamo-chrétien auprès des partis : « Les musulmans du nord ne sont pas tous rangés derrière les activités meurtrières de cette secte radicale. Elle s’en prend indistinctement aux chrétiens comme aux musulmans et ces derniers, plus nombreux, paient d’autant plus cher à chaque attaque », estime ce dernier.
« C’est exact, rétorque Fawole, mais les administrateurs locaux se sont laissés aller à la corruption et aux abus. Ces dernières années, ils ne sont préoccupés que de leur propre bien-être et ont laissé prospérer des seigneurs de la guerre, des bandits et des milices armées au point que la situation est devenue incontrôlable : les gens vivent dans la misère et sont à la merci de ceux qui veulent les influencer. »
Mais Boko Haram n’est plus une secte de fondamentalistes violents, il se comporte désormais comme une véritable organisation terroriste. Alors que dans sa phase initiale, le mouvement trouvait un soutien naturel au sein de la population, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Sa stratégie repose sur la terreur et l’ultra-violence. Épouvantés par les tueries, les habitants des villages « conquis » qui ne parviennent pas à fuir sont contraints de se taire. Ils obéissent à leurs nouveaux maîtres sous la menace de châtiments corporels barbares ou d’exécution sommaire à la moindre incartade. Les fameuses brigades « de répression du vice et de promotion de la vertu » ont été transformées en une police islamique efficace, digne des grandes dictatures, qui livre aux nouvelles autorités régnantes le moindre contrevenant.
Ces « policiers » sont eux-mêmes soumis à des chefs qui les terrifient en sanctionnant impitoyablement la moindre faiblesse. Combattants désormais aguerris, ceux-ci ne sont entourés que d’une équipe resserrée et autonome. Ils ont appris à se rendre invisibles tout en étant bien présents. Ils se déplacent souvent et de façon discrète, n’utilisent ni téléphones, ni ordinateurs pour éviter d’être repérés et ne rassemblent les combattants que pour effectuer des opérations d’envergure, comme celle de Baga début janvier.
Prendre des gros bourgs ou des pans entiers de villes permet aux leaders de Boko Haram d’accéder aux armureries et aux réserves d’argent. Toutes les prises de guerre sont aussitôt dispersées et dissimulées. Alors que l’armée nigériane est mal payée, sous-équipée et handicapée dans ses opérations par une intendance défaillante, les combattants islamistes sont de mieux en mieux organisés et armés. D’après un spécialiste français des organisations terroristes, ils seraient entraînés dans des camps eux aussi mobiles, et subiraient une terreur analogue à celle qui pèse sur les civils : au moindre faux pas, ils seraient sauvagement punis, tout comme leur famille et même leurs enfants. C’est, selon lui, de cette façon-là qu’une petite fille se serait retrouvée sur le marché de Maiduguri avec une ceinture d’explosifs autour de la taille.
« Le problème et complexe et multidimensionnel, il n’a pas de solution simple mais nécessite désormais une approche nationale et globale, analyse le Pr Fawole. Il faut prendre des mesures militaires, sociales et économiques certes, mais aussi agir sur les mentalités et notamment par le biais des religions. Le Nigeria est un grand pays laïc et un État émergent. Le prochain président doit être soutenu massivement par toute sa population faute de quoi, nous serons l’Irak ou l’Afghanistan de l’Afrique. » Une terrible comparaison…