L’Arabie saoudite vient d’interdire à ses ressortissants de se rendre au Liban et demande à ceux qui y sont installés de le quitter. Quelques heures plus tard, les Emirats arabes unis emboîtaient le pas à Riyad en adressant « formellement » la même interdiction à leurs citoyens. Plus encore, ils ont décidé de réduire au minimum leur représentation diplomatique à Beyrouth. Leur ambassadeur a regagné Abou Dhabi en affirmant qu’ « il partait en vacances », le ministère émirati des Affaires étrangères publiant un communiqué, mardi dernier, indiquant qu’il « se coordonne avec toutes les parties concernés afin de mettre en application cette décision… » Simultanément, c’était au tour de Bahreïn d’annoncer qu’il interdisait « définitivement » à ses nationaux de se rendre à Beyrouth et dans toutes autres localités du Liban.
Cet enchaînement d’interdictions intervient alors que les autorités libanaises sont toutes occupées à préparer les contacts devant permettre au Premier ministre par intérim Tamman Salam d’entamer une tournée dans les pays du Golfe, notamment en Arabie saoudite pour essayer de tourner la page du différend né de la position exprimée par le Liban lors des deux dernières conférences de la Ligue arabe et de l’Organisation de la conférence islamique. Que s’est-il passé ? Dans un éclair de lucidité, le ministre libanais des Affaires étrangères Gebran Bassil s’est abstenu d’avaliser les communiqués belliqueux exprimant une indéfectible solidarité avec l’Arabie saoudite, suite aux dégradations causées par des manifestants à l’ambassade de la monarchie à Téhéran.
C’était sans compter que ces crétins de Saoudiens ont toujours eu le plus grand mal à considérer, sinon accepter que le Liban soit un pays multiconfessionnel, pluriculturel et souverain. En achetant la paix des accords de Taëf à coup de milliards de dollars, pour mettre fin aux quinze ans de la guerre civilo-régionale du Liban (1975 – 1990), par l’intermédiaire de leur commis Rafic Hariri, la monarchie wahhabite est persuadé que le Pays du cèdre est devenu sa propriété, sa chose et son jouet. Depuis leur accord historique signé avec le parrain américain – le pacte du Quincy, 14 février 1945, renouvelé pour 60 ans en 2005 -, la monarchie wahhabite se considère invisible et pense qu’elle peut tout acheter, y compris la main de Dieu…
L’inconscient du seul pays au monde à s’appeler du nom propre d’une famille est, clairement l’argent, l’argent et l’argent ! Et c’est aussi par ce moyen que Riyad a décidé de mettre le Liban à genou. La banque nationale saoudienne au Liban – Ahli Saudi Bank – vient de retirer la totalité de ses avoirs, même si cette décision était dans les tuyaux depuis deux ans. Sur les 400 000 Libanais travaillant dans les pays du Golfe, 100 000 devraient être prochainement licenciés pour des « raisons économiques », sachant qu’ils rapportent 7 à 8 milliards de dollars à leur pays d’origine. Le quotidien Assafir de mercredi dernier rappelle que les dépôts originaires des pays du Golfe à la Banque centrale du Liban peuvent être évalués à 860 millions de dollars dont 300 millions d’Arabie saoudite, ces fonds participant à la stabilité de la livre libanaise.
En termes de masse salariale, la diaspora libanaise rapporte quelques 8,7 milliards de dollars par an, dont 55% en provenance du Golfe. Plus de la moitié – environ 55% – arrive directement d’Arabie saoudite, soit 4,7 milliards de dollars. L’annulation du « Donas » par Riyad, les trois milliards de dollars plus un, alloués à la France afin de moderniser l’équipement de l’armée libanaise est à mettre dans la même corbeille de rétorsions (voir notre Humeurs). Les Saoudiens estiment que l’armée libanaise – la dernière institution transcommunautaire à fonctionner au Pays du Cèdre -, et qui empêche l’installation durable de sanctuaires salafo-jihadistes dans la plaine de la Bekaa, constitue finalement un obstacle patent à leur appui à toutes les factions susceptibles de renverser Bachar al-Assad.
En cherchant à détricoter cet enchevêtrement d’intérêts réciproques, « les apprentis sorciers de Riyad veulent punir collectivement l’ensemble de la population libanaise », explique l’un des responsables de la Banque du Liban, « sans voir qu’ils vont aussi pénaliser durablement l’oligarchie sunnite libanaise ». Mais au-delà de cette politique de boutiquiers des dunes, l’objectif de cette punition collective est foncièrement politique, poursuit notre interlocuteur : « les gens de Riyad cherchent ainsi à créer une atmosphère hostile au Hezbollah, cherchent à faire monter la pression au sein même du pays contre l’organisation politico-militaire chi’ite. Evidemment cette politique de gribouille consiste à faire feu de tout bois dans le bras de fer engagé par Riyad avec Téhéran ».
Là encore, la position saoudienne est des plus curieuses ou, plus précisément fait tomber encore un peu plus les masques. En effet, si Dae’ch n’a pas pu conquérir les ports de Tripoli, Saïda ou Tyr et aménager des fenêtres maritimes menaçant directement la Méditerranée, comme il a pu le faire à Syrtes en Libye, c’est essentiellement en raison de l’action militaire du Hezbollah libanais. Au grand dam des cerveaux du Quai d’Orsay, prochetmoyen-orient.ch a osé écrire à plusieurs reprises, et que cela plaise ou non : « le Hezbollah défend l’intégrité territoriale du Liban ». Mais, et l’on touche ici à l’épicentre, sinon à la contradiction principale de la crise syro-irakienne : la priorité de Riyad, comme celle de son allié turc, n’est nullement la lutte, voire l’éradication de Dae’ch, qui s’inspire en droite ligne du wahhabisme de la monarchie pétrolière.
Dans ce contexte, il est particulièrement piquant de voir Samir Geagea – le chef des Forces libanaises (chrétiennes) – s’agiter en multipliant les déclarations hostiles contre le Hezbollah. Son alignement sur les positions de Riyad et de Tel-Aviv ne date pas d’aujourd’hui, mais sa posture actuelle apporte, s’il en était encore besoin, une nouvelle confirmation de son allégeance au wahhabisme saoudien qui le lui rend bien. En effet, les meilleurs experts de la scène libanaise chiffrent en centaines de milliers de dollars le financement direct – mensuel – des Forces libanaises (FL) par ses bailleurs saoudiens. Alliées historique d’Israël, les FL ont été transformées – depuis les accords de Taëf – en levier susceptible de permettre, à terme, une OPA saoudienne sur les Chrétiens du Liban… Comment, dans ces conditions Samir Geagea pourrait-il ne pas répondre servilement aux appels du pied de son généreux employeur ?
Autre question récurrente : la France éternelle, nouvel allié de la monarchie wahhabite et parrain historique de notre cher Liban, pourrait-elle faire œuvre de ses bons offices afin de réconcilier Riyad et Beyrouth ? Rien n’est moins sûr et Paris apprendra-t-il certainement à ses dépends que les multiples contrats d’armements signés avec ses nouveaux amis s’avèrent n’être que des chiffons de papiers… Par ailleurs, il va devenir de plus en plus difficile pour François Hollande – obsédé par sa volonté de rester à l’Elysée après 2017 -, de continuer à feindre d’ignorer que l’Arabie saoudite finance depuis des décennies les jihadistes qui tirent sur les soldats français au Sahel et les multiples devantures salafistes d’où sont issus les terroristes de Saint Denis et du Bataclan…
Enfin, troisième interrogation générique : pourquoi Riyad pète-t-il à ce point les plombs maintenant ? Trois raisons convergentes et inter-actives, semble-il : l’enlisement de l’opération militaire engagée contre les Houthis du Yémen, un désastre absolu pour les Saoudiens qui pensaient normaliser le sud de la péninsule en effectuant quelques méharées à l’ombre des F-16 américains ; la suite logique de la défiance démultipliée depuis l’accord signé le 14 juillet 2015 à Vienne sur le programme nucléaire iranien ; enfin, la victoire annoncée des forces gouvernementales syriennes à Alep – aidée par les composantes russes, les conseillers iraniens et les forces spéciales du Hezbollah – donne des sueurs froides aux princes wahhabites et à leurs alliés d’Ahr al-Cham, de Nosra et de Dae’ch. En effet, la reprise de la capitale économique de Syrie par les forces gouvernementales sonnera le début de la fin de partie en Syrie, constituant l’un des plus cinglants revers de la monarchie depuis la prise d’otage de la mosquée Al-Masjid al-Haram, à La Mecque, le 20 novembre 1979. Ce coup de force avait fortement ébranlé la légitimité wahhabite et sa capacité à gérer convenablement les lieux saints de l’Islam…
En définitive, bien-sûr avec d’autres moyens, l’Arabie saoudite adopte, aujourd’hui vis-à-vis du Liban la même stratégie qu’Israël en 1982 lorsque Tel-Aviv lançait ses blindés et sa soldatesque à l’assaut de Beyrouth. Déjà très prégnante contre la finalisation de l’accord sur le dossier nucléaire iranien, cette convergence Saoudo-israélienne connaît désormais une nouvelle et éclatante confirmation. Après ça, Riyad viendra – devant la Ligue arabe, l’Organisation de la conférence islamique, le Conseil de coopération du Golfe et toutes les autres enceintes de sa diplomatie wahhabite – pleurer sur le sort de l’indéfectible unité du monde arabe…
Riyad vient de commettre une nouvelle faute qui le rapproche du précipice de l’implosion. Tôt ou tard, comme au Yémen, cette invasion à l’envers, cette punition collective du Liban et des Libanais lui reviendra – par effet boomerang – en pleine figure…
Richard Labévière
Proche & Moyen-Orient.ch
L’Envers des Cartes du 29 février 2016
https://prochetmoyen-orient.ch/lenvers-des-cartes-du-29-fevrier-2016/
Le Prince hériter saoudien Mohamed Ben Nayef et le second prince héritier Mohamed Ben Salman