Les déplacements massifs de population causés par la guerre tendent à créer des espaces ethniquement ou religieusement plus homogènes.
La carte de la Syrie a été bouleversée par la guerre. Plus encore que les morts, les déplacements de population ont été si massifs ces dernières années qu’ils ont modifié en profondeur la place que les principales communautés ethniques et religieuses occupent au sein du pays. Certains groupes en sortent renforcés, tandis que d’autres se retrouvent affaiblis pour longtemps, voire pour toujours. Autant de gains et de reculs démographiques qui pèseront plus lourd à long terme que bien des victoires et des défaites militaires.
La dimension communautaire du conflit est d’autant plus centrale qu’elle s’inscrit dans une longue histoire de tensions entre groupes ethniques et religieux. Notamment entre l’écrasante majorité arabe sunnite, traditionnellement dominante, et la petite minorité arabe alaouite, longtemps soumise avant d’arriver au pouvoir dans les années 1960.
L’écart se creuse dès les taux de fécondité
Ce déséquilibre entre la réalité démographique et la situation politique n’a fait que s’aggraver depuis les années 1980 avec un écart croissant des taux de fécondité entre les deux communautés, observe Youssef Courbage, directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques (INED), à Paris. Mieux traités par le régime, les alaouites présentent aujourd’hui un taux de fécondité, proche des chiffres européens, d’un peu plus de deux enfants par femme. Moins choyés, les sunnites ont gardé un indice beaucoup plus élevé de cinq enfants par femme, typique de conditions socio-économiques précaires en termes, notamment, d’accès à la santé et à l’éducation.
Le tableau mérite d’être nuancé. La majorité sunnite est multiple et ses représentants dans la bourgeoisie urbaine affichent un taux de fécondité comparable à celui des élites alaouites. Il n’empêche: le poids démographique croissant des sunnites au sein de la société syrienne a rendu de plus en plus incongrue la mainmise alaouite sur le pouvoir. Et de plus en plus inévitable une remise en cause du statu quo politique.
«Le Printemps arabe n’a pas été de même nature en Syrie qu’en Tunisie ou en Egypte, souligne Youssef Courbage. Il a représenté dès l’origine une tentative de rééquilibrer les rapports entre les différentes communautés.» Raison pour laquelle les sunnites ont été particulièrement nombreux à se soulever et les alaouites particulièrement déstabilisés par leurs revendications.
Cinq années de guerre plus tard, le problème reste entier mais ses données ont changé : le rapport de forces entre les communautés s’est modifié.
Le camp alaouite est très affaibli. Il souffrait déjà avant guerre de la diminution de son taux de fécondité, qui l’empêchait de recruter en son sein autant de soldats qu’il l’aurait voulu et l’obligeait simultanément à renforcer la proportion des sunnites dans l’armée. Il a subi de plein fouet les combats, qui ont causé la mort de 250 000 personnes, dont 90 000 dans ses rangs contre 80 000 dans ceux de la rébellion. Lui qui régnait sur 21,5 millions de Syriens il y a cinq ans n’en administre plus que 10 millions, soit 63% des 16 millions restés au pays.
Les arabes sunnites ont aussi été durement frappés cependant. «Ce sont eux que le régime a le plus bombardés, souligne Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et chercheur invité au Washington Institute. Et ce sont eux qui constituent l’écrasante majorité des réfugiés partis pour l’étranger.» L’armée régulière passe pour avoir allégé sa présence sur la frontière jordanienne afin de faciliter le départ de ces «indésirables» et de réduire leur poids dans l’équation syrienne.
Des déplacements qui contribuent à une recomposition de la «carte communautaire»
La migration vers l’étranger a représenté un phénomène massif, puisqu’un quart des habitants de la Syrie y a recouru entre 2011 et 2015, soit 5,3 millions de personnes sur 21,5 millions. Elle a eu pour effet d’augmenter la part des alaouites dans la population de 10% à 13% et de réduire celle des arabes sunnites de 64% à 61%. Mais si une telle évolution est significative, elle reste largement insuffisante pour changer le rapport de forces entre les deux groupes. La seule collectivité dont le destin a été radicalement transformé par l’exil est la communauté chrétienne, dont la part s’est effondrée dans le même temps de 5% à 3%.
Les déplacements internes ont tenu jusqu’ici le rôle principal dans la recomposition de l’espace humaine. Quelque 6,5 millions de Syriens y ont recouru sur les quelque 16 millions restés au pays. Or, ces mouvements ne se sont pas déroulés de manière aléatoire. Ils ont suivi trois logiques, dont deux contribuent à une recomposition de la «carte communautaire».
La première logique a pour unique objectif la survie. Elle consiste à quitter une zone de guerre pour gagner une zone de paix, et si possible une zone qui restera longtemps tranquille. «Cette approche a bénéficié à la région la plus stable du pays, à savoir le territoire gouvernemental, indique Fabrice Balanche. Environ trois quarts des déplacés s’y sont rendus, y compris, paradoxalement, des arabes sunnites bombardés par le régime.»
La deuxième logique consiste à aller là où l’on «connaît du monde», poursuit Fabrice Ballanche. Et ce, que l’on se déplace d’un quartier, d’un village ou d’un district à un autre, Or, ce raisonnement, contrairement au premier, favorise le regroupement des gens au sein de leur propre communauté. Ce qui concourt à la formation d’espaces ethniquement ou religieusement plus homogènes.
La troisième logique revient à fuir une oppression ciblée. Elle est la réponse des populations civiles à la volonté de domination ethnique ou religieuse des parties au conflit: croyants minoritaires tombés sous la tyrannie de l’Etat islamique ou d’autres groupes djihadistes, arabes sunnites jugés indésirables en territoire kurde ou considérés comme une menace par l’armée régulière dans le pourtour stratégique du réduit alaouite.
Dans un article intitulé «Géographie de la révolte syrienne», Fabrice Balanche en donnait des exemples il y a déjà plusieurs années. Comme «la répression qui s’est abattue sur la petite ville de Tell Kalakh […] dans une logique de construction territoriale» et la fourniture d’armes à des villageois alaouites de la région de Jisr al-Choughour au moment où leurs voisins sunnites subissaient les foudres du régime.
L’exil de millions de Syriens change la donne
Une recomposition est en cours. Le territoire contrôlé par le régime de Damas comprend aujourd’hui 41% de représentants de minorités religieuses – alaouites, chrétiennes et druzes notamment –, alors que la Syrie en compte 22%. La zone contrôlée par les milices kurdes, dans le nord du pays, attire beaucoup plus de déplacés kurdes que de déplacer arabes. Quant aux régions tombées sous la coupe des groupes djihadistes, elles tendent à se convertir en espaces purement sunnites.
Est-ce à dire que le pays est en train de se diviser en trois régions ethniquement ou confessionnellement homogènes. Fabrice Balanche n’y croit pas. Le pays, notamment le pays utile dominé par le gouvernement de Damas, est trop divers pour y prétendre. Aux yeux du chercheur, le régime vise moins à créer un fief purement alaouite qu’à profiter des divisions pour régner. Un objectif qu’il entend servir en dressant les sunnites les uns contre les autres. En attribuant, par exemple, à ceux qui sont restés les biens de ceux qui sont partis et seraient tentés de revenir.
L’exil de plusieurs millions de Syriens ne transforme pas seulement la donne communautaire dans leur pays d’origine mais aussi dans deux pays voisins. En Jordanie, l’afflux de quelque 600 000 d’entre eux après l’arrivée d’un million de réfugiés irakiens ont réduit sensiblement la part des Palestiniens au sein de la population. Une évolution historique dans la mesure où elle rend plus difficile encore à défendre la thèse selon laquelle le royaume hachémite serait une patrie de substitution pour ces derniers.
Mais c’est au Liban que les réfugiés syriens ont l’impact le plus lourd. Estimés à un million et demi environ, ils représentent désormais un quart de la population du pays du Cèdre, où ils ont multiplié d’un coup par deux les effectifs de la communauté sunnite. Les chiites locaux, numériquement dépassés, regrettent déjà amèrement d’avoir contribué à cet afflux en soutenant le régime alaouite les armes à la main.
«L’accueil de 100 000 Palestiniens en 1948 a valu au Liban de nombreux problèmes, dont l’éclatement d’une guerre de quinze ans, observe Youssef Courbage. L’arrivée de deux millions de syriens menace de mettre le feu à un pays resté un baril de poudre.»
Le Temps
Photos : camps de déplacés dans la région loyaliste de Latakieh