L’offensive du 9 juin dernier de l’Emirat Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), ainsi que sa dernière mue en Califat parachèvent une évolution stratégique en cours depuis plus d’un an.
En effet, la reprise par l’armée gouvernementale syrienne de Qoussair en juin 2013 – officialisant l’engagement du Hezbollah libanais aux côtés du régime de Damas -, de même que ses victoires successives de Qalamoun, de Yabroud et la stabilisation du Grand Damas ont constitué autant d’humiliations pour la rébellion sunnite engagée en Syrie avec les soutiens de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie.
Du côté d’Alep et de la frontière turque, l’armée syrienne reprend quotidiennement du terrain. Face à ces différents revers, le « camp sunnite » se devait de reprendre la main. Avec l’aide des services turcs, du prince saoudien Bandar ben Sultan et des Kurdes d’Irak, plusieurs milliers de jihadistes ont été ainsi redéployés sur le front irakien. En raison de l’incurie aggravée du premier ministre irakien Nouri al-Maliki, de sa gestion confessionnelle anti-sunnite et d’une gouvernance toute faite de népotisme et de corruption, l’Irak constituait, à l’évidence, le maillon faible du « croissant chi’ite » tant redouté par les monarchies pétrolières et le roi Abdallah de Jordanie. Aujourd’hui, l’installation durable d’un « zone grise » entre les frontières syrienne, jordanienne et iranienne, ainsi qu’une indépendance de fait du Kurdistan d’Irak, relèvent le gant sunnite. Depuis Doha, sur la chaine Al-Jazeera, le porte-voix des Frères musulmans Youssef al-Qaradawi se félicite de cette « révolution sunnite », tandis que Riyad déverse des tombereaux de pétrodollars sur l’Egypte d’Abdel Fattah al-Sissi.
La soudaineté de l’effondrement de la nouvelle armée irakienne n’a pas vraiment surpris les services américains. Mais le président Obama sait que son opinion publique ne veut plus d’intervention militaire lourde au Proche-Orient. Ses lignes rouges sont évidentes : la défense de Bagdad et de la frontière de Jordanie, l’allié indéfectible de Washington et Tel-Aviv. Il recourt donc à la trilogie de sa nouvelle doctrine militaire : forces spéciales, drones et services de renseignement et installe deux états-majors de coordination à Bagdad et Erbil. La frontière iranienne : les Pasdarans et les Russes s’en occupent. La sécession du Kurdistan irakien profite aux pétroliers israéliens et casse la dimension transfrontalière du mouvement national kurde, séparant désormais les partisans de Massoud Barzani – qui demandent un référendum sur l’Indépendance -, des Kurdes d’Iran, de Syrie et de Turquie restant farouchement opposés au gouvernement d’Ankara. Paradoxalement, cette évolution renforce Damas. Les 18 et 19 juin derniers, Bouthaïna Chaabane – la conseillère de Bachar al-Assad -, s’est rendue à Oslo à l’invitation du ministère norvégien des Affaires étrangères. Elle y a rencontré le ministre norvégien des Affaires étrangères Borge Brende, l’ex-président américain Jimmy Carter, le secrétaire général adjoint des Nations unies pour les affaires politiques Jeffrey Feltman et le chef du bureau du président iranien. En mars dernier à Damas, elle affirmait que les services syriens reparlaient à leurs homologues américains depuis plusieurs mois.
Sur le plan politique, quoiqu’on pense de la présidentielle syrienne, la participation élevée des réfugiés au Liban a donné une certaine « légitimité » à la ré-élection de Bachar al-Assad qui sera intronisé en grande pompe le 17 juillet prochain. Le général sunnite Ali Mamlouk, actuel chef des services, sera vraisemblablement nommé vice-président. Le ministre des Affaires étrangères Walid Mouallem, qui avait dit en février que « l’Europe et la France étaient sortis des écrans radar syriens », nuance aujourd’hui sa position affirmant que « plusieurs Européens sont désormais revenus à de meilleurs sentiments… » En effet, à Damas, la Tchéquie a rouvert son ambassade devenue « fabrique de visas Schengen ». Polonais, Roumains, Autrichiens et Espagnols sont en passe de faire de même. Les Brésiliens et les Suisses sont appréciés comme « passerelles » tandis que les services allemands multiplient les initiatives.
A Damas, comme à Beyrouth le constat est identique : les Européens reviennent sur la pointe des pieds et en ordre dispersé. La plupart des services de renseignement sont aujourd’hui unanimes, estimant que Bachar al-Assad restera fermement au pouvoir. Dans ce nouveau contexte, que fait la France ? De plus en plus isolée, elle continue à dire par la voix de Laurent Fabius qu’on ne parle pas au régime de Damas qui, fatalement tombera un jour… Inchangée depuis juillet 2011, cette position commence à devenir non seulement très inconfortable mais confine aujourd’hui à l’absurde.
Avec l’augmentation du nombre des jihadistes d’origine française, engagés en Syrie et en Irak (estimation chiffrée entre 500 et 700), les services français, qui ne peuvent guère compter sur l’aide de leurs homologues turcs trop occupés à soutenir la rébellion sunnite, se tournent logiquement vers les Syriens. Ces derniers sont favorables à la reprise d’une telle coopération. Mais le retour de nos anges gardiens sur le sol syrien ne peut se faire que sous couverture diplomatique, comme cela se pratique dans la plupart des pays à risque. Sans rouvrir son ambassade en fanfare, Paris devrait, à minima, nommer un Chargé d’affaires à Damas. A Paris comme à Damas et à Bruxelles, cette option paraît des plus raisonnables. Mais qui pourra faire entendre raison à Monsieur Fabius ?
Bernard Squarcini : préfet hors cadre, ancien directeur central du renseignement intérieur (DCRI). Etienne Pellot : consultant international, collaborateur du magazine en ligne esppritcors@ire – Observatoire de la défense et de la sécurité.
*Bernard Squarcini est préfet hors cadre (juin 2012). Consultant international (Kyrnos Conseil). Commissaire de police au sein de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Spécialiste des renseignements analytique et opérationnel dans la lutte antiterroriste (Bretagne, Corse, Pays basque, islamisme radical, etc.) en province et place Beauvau (1981 – 2003) ; numéro deux de la DCRG en qualité d’inspecteur général (2004). Préfet de police à Marseille durant trois ans et demi, il est nommé Directeur de la surveillance du territoire (DST) en juillet 2007. Il crée la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) en 2008.
https://www.espritcorsaire.com/?ID=417/Bernard_Squarcini/