Rudolf El-Kareh, sociologue et politologue, est aussi membre de la « Conférence de Raboué » associant l’ensemble des Églises orientales ainsi que des responsables politiques laïcs.
Les communautés chrétiennes du Proche-Orient sont-elles condamnées à fuir leur berceau historique ?
Non. Si les sociétés et les États de la région continuent à vivre, alors toutes les composantes de ces sociétés continueront à vivre et, parmi celles-ci, les orientaux chrétiens. Je récuse la notion de chrétiens d’Orient. Non seulement parce que cette appellation est née au XIXe siècle avec la question d’Orient et une certaine vision orientaliste et communautariste de la région. Mais surtout parce qu’elle désincarne les orientaux chrétiens, elle les extrait de leur contexte social, politique, économique, culturel, de leur histoire, de leurs terres. Elle en fait une sorte d’isolat qu’on peut déplacer à volonté. C’est comme si leur identité première était l’aspect cultuel de leur vie. Alors que l’appartenance religieuse n’est qu’un déterminant parmi d’autres de leur identité.
Ces communautés sont en danger, malmenées par les jihadistes de l’État islamique, du fait de leur appartenance religieuse…
Oui, mais on occulte le fait que ce que subissent les orientaux chrétiens, c’est exactement ce que subissent leurs compatriotes d’autres communautés, y compris les communautés sunnites qui ne correspondent pas aux idées des bandes armées. En Irak, ou en Syrie dans la région de Raqqa, on détruit autant de mausolées musulmans ou de mosquées que d’églises. Les Turkmènes, les Kurdes ont subi la même chose… Mais derrière la « persécution cultuelle » se trouvent des projets politiques. Ce qui est visé avant tout, ce sont les sociétés. Mais ces projets, prétendument portés par ces bandes armées ne peuvent exister sans le soutien d’États régionaux, clairement certains États du Golfe et la Turquie.
Pourquoi les chrétiens, en particulier, sont-ils visés ?
Comme les chrétiens sont une composante fondamentale de ces sociétés et qu’ils sont répartis sur l’ensemble du territoire de ces États, ils sont aussi un des éléments les plus fragiles dans ce contexte car ils sont un facteur de renforcement du lien sociétal face aux projets de dislocation. Ils sont fragilisés aussi du fait de leur statut social et parce qu’ils sont en grande partie urbanisés. Et l’urbanisation est une forme de modernité qui dérange le projet de l’État islamique. Les centres urbains qui sont souvent la matrice de la citoyenneté sont donc la cible de ce « projet politique » qui prend l’apparence d’un revivalisme musulman – mais qui est en fait une imposture. Ce qui dérange aussi c’est la diversité et l’histoire commune et partagée de ces communautés au sein de la société.
Voyez-vous une raison plus globale ?
Si l’on s’en prend directement aux chrétiens, c’est parce qu’il y a des projets politiques en apparence étrangers les uns aux autres mais en réalité directement liés. Au même moment où M. Netanyahou demande aux Palestiniens de reconnaître Israël comme État juif, il y a comme par hasard l’émergence d’un soi-disant projet politique appelé État islamique, dont l’identification se ferait sur la base de l’appartenance religieuse réduite à sa plus simple expression. N’y a-t-il pas une correspondance ? Imaginez un scénario où l’on a d’un côté un État juif et de l’autre, un magma qui s’appelle l’État islamique, qui n’a rien à voir avec l’islam, les choses seront beaucoup plus faciles pour l’État d’Israël. La dislocation communautariste de la région arrange Israël parce qu’elle construit de petites entités fragmentées à son image. D’où l’importance d’éliminer les chrétiens. Parce qu’à partir du moment où on réduit les gens à une seule identité, communautariste, on élimine la complexité et la richesse des sociétés du Mashrek.
L’affaiblissement de l’Irak contribue à ce mouvement…
Tout ceci n’aurait pas existé s’il n’y avait pas eu l’invasion de l’Irak en 2003, la destruction de l’État irakien et sa recomposition factice sur la base d’une lecture communautariste. Celle-ci a été imposée à l’ombre de l’occupation américaine par l’administrateur de l’Autorité provisoire, Paul Bremer III, lorsqu’il a décidé de détruire tout ce qui fait les structures d’un État moderne, l’administration, l’armée, la justice… À partir de là, le territoire a été ouvert à tous les vents, et notamment aux vents communautaristes. Et puis, dans le sillage de l’invasion américaine sont arrivés des missionnaires américains de la mouvance dite des « born again », qui se sont mis en tête de convertir les Irakiens chrétiens à leur obédience, ce qui a provoqué des accrochages avec ces derniers, oubliés par la structure mise en place par Paul Bremer. Sous l’effet de la guerre et de l’insécurité, et de cette tendance de ne voir les Irakiens que par l’identifiant communautaire, les chrétiens se sont déplacés vers Ninive et vers Mossoul, l’un de leurs berceaux historiques. (D’autres ont massivement quitté l’Irak). En s’attaquant à Mossoul, l’État islamique savait très bien qu’il s’attaquait au cœur historique vivant du pays.
Quelle est la meilleure façon d’aider les Orientaux chrétiens ?
Il faut cesser de soutenir les projets politiques qui ont pour objectif de détruire les États et les sociétés de la région et qui font que les Orientaux chrétiens sont en danger. La seule protection pour chacune des composantes de ces sociétés ne peut venir que de l’État concerné et de la société elle-même. C’est la société qui protège ses composantes, ce ne sont pas les composantes qui se protègent toutes seules. Il s’agit de sociétés complexes qui ne sont pas une juxtaposition de communautés. Or la vision orientaliste qui porte toute l’action politique menée par certains pays européens et par les États-Unis est une vision contruite sur une lecture communautariste de la région.
Il est extrêmement grave de la part des États européens (la France) d’avoir proposé d’accueillir ces chrétiens (de Mossoul). Les Orientaux chrétiens ont besoin de vivre là où l’histoire les a fait vivre. Ils n’ont pas besoin d’être accueillis. Les autorités politiques et les Églises chrétiennes orientales l’ont dit.
Source : Libre Belgique