Le président ukrainien Petro Porochenko a interdit aux entreprises ukrainiennes de coopérer avec la Russie dans le domaine de l’industrie de la Défense. Un coup dur pour Moscou, qui a acheté à l’Ukraine, par le passé, des missiles balistiques, dont les spécialistes ukrainiens continuent d’assurer l’entretien.
Moscou importe également des moteurs ukrainiens d’hélicoptères et de navires militaires. Une coopération établie à l’époque soviétique, quand la Russie et l’Ukraine faisaient partie d’un même pays, et qui s’est poursuivie après la chute de l’URSS, pour ne prendre fin qu’en 2014. Désormais, la Russie doit mettre en place dans les plus brefs délais la production de ces éléments de défense sur son propre territoire. Pour les missiles, Moscou n’a pas trop d’inquiétudes : les missiles ukrainiens fabriqués à Dniepropetrovsk sont obsolètes et vont être remplacés par des missiles russes de nouvelle génération « Sarmate », dont la fabrication est déjà en cours. Pour les moteurs, en revanche, la Fédération risque de se retrouver dans l’impasse : 70 % des moteurs d’hélicoptères russes proviennent de l’usine ukrainienne de Zaporojié. Le vice-président russe responsable de l’industrie de la Défense Dmitri Rogozine a assuré que la Russie pourrait s’affranchir rapidement de cette dépendance aux importations ukrainiennes.
« Nous assistons en ce moment à une véritable expérience : elle permettra de découvrir si une branche au moins de l’industrie russe peut être autosuffisante », commente le journaliste de la revue Rousskiï Reporter Viktor Diatlikovitch, avant de se poser la question suivante : L’industrie russe pourra-t-elle satisfaire les besoins de base de la population si le pays se voit imposer des sanctions qui l’isolent du reste du monde ? Le journaliste a mené l’enquête et classé les secteurs de l’industrie russe en trois groupes : florissantes ; ayant des difficultés surmontables ; à problèmes.
Groupe 1 : Branches florissantes : défense, construction, métallurgie
Caractéristiques du groupe : Ces branches de l’industrie russe dépendent peu des importations étrangères. La Russie possède des ressources et des technologies propres lui permettant d’assurer le développement de ces branches ainsi que de réaliser rapidement et sans pertes significatives la substitution aux importations.
Et si le rideau de fer retombait ? Dans un premier temps, la Russie devrait surmonter une pénurie de moteurs pour hélicoptères et de composants pour drones. Elle serait contrainte, pour les quelques années à venir, de revoir à la baisse ses commandes étatiques d’hélicoptères, de navires et de fusées militaires. La Russie devrait également augmenter les délais de livraison sur ses exportations d’hélicoptères militaires et civils. Elle serait en outre obligée de ralentir considérablement ses programmes de fabrication de drones.
Vers un 100 % fait en Russie
Si la Russie importe pour 300 millions de dollars par an d’éléments de défense (caméras thermiques, matrices électroniques pour systèmes de navigation, modules de gestion à distance des chars), elle en installe la plupart non sur ses armements propres mais sur ceux destinés à l’export, à la demande de ses clients. Un éventuel isolement du pays n’inquiète pas outre mesure les professionnels de la Défense.
« Nous devrons bien évidemment modifier certains types d’armements, mais il n’y a rien d’insurmontable », rassure ainsi Vassili Kachine, expert du Centre analytique des stratégies et des technologies. Si la Russie n’est pas devenue dépendante des importations étrangères dans le domaine de la Défense, c’est en grande partie parce que « les États-Unis et l’OTAN ne voulaient pas coopérer avec les Russes, signale Kachine. Ils ont imposé à la Russie de très nombreuses limitations, ce qui l’a empêchée de devenir addict à l’import. Si les sanctions sont durcies, nous reviendrons tout simplement à notre ancien modèle de développement de l’industrie militaire, qui a prouvé son efficacité. »
Pourtant, si dans l’ensemble l’industrie militaire russe tiendrait le coup, elle serait confrontée à un certain nombre de difficultés. La première concerne la fabrication des drones : ce type d’aérodynes a commencé de se développer dans les années 1990, à un moment où l’industrie russe souffrait d’un manque cruel de financements. Raison pour laquelle, plutôt que de développer ses technologies propres de fabrication de drones, elle a dû les emprunter à l’Occident [Il existe aujourd’hui des entreprises russes fabriquant ces équipements, mais leurs programmes de développement risquent de souffrir si la Russie se retrouve de nouveau derrière un rideau de fer, ndlr].
Dans un avenir proche, la Russie devra par ailleurs trouver le moyen de produire sur son territoire 600 moteurs d’hélicoptères par an, soit la quantité fournie jusqu’ici à l’entreprise russe Vertolety Rossiï par le fabricant ukrainien Motor Sitch. La Russie songeait depuis un certain temps à monter sa propre production de moteurs d’hélicoptères, mais l’important contrat qui l’unissait à Motor Sitch rendait ce projet secondaire dans l’ordre des priorités. Le premier moteur d’hélicoptère russe a été fabriqué l’an dernier à Saint-Pétersbourg, et l’entreprise Klimov espère en assembler encore quelques dizaines cette année. Mais cela reste très loin du chiffre souhaité. « Klimov ne sera pas en mesure de couvrir rapidement la demande, constate Vassili Kachine. Nous pourrons probablement munir quelques hélicoptères militaires de nos moteurs, mais nous serons confrontés à d’importantes difficultés dans l’exécution des commandes étatiques et avec nos contrats d’exportation. »
La situation est comparable avec les moteurs de navires militaires, que la Russie achetait jusque récemment à l’Ukraine. Leur fabrication, selon toute vraisemblance, sera désormais assurée par l’entreprise NPO Saturn, basée à Rybinsk. Mais on est déjà certain que, dans les années qui viennent, la flotte russe ne recevra pas au moins six frégates, que devait lui livrer l’usine ukrainienne de Nikolaev.
Néanmoins, les experts sont unanimes : si la crise actuelle se prolonge, l’industrie russe de la Défense sera capable d’assurer son développement avec ses propres moyens et, malgré quelques difficultés passagères, gagnera en autonomie.
Boom de la construction
La situation est satisfaisante aussi dans le secteur du BTP. La Russie importe peu d’éléments de construction, et elle pourrait cesser totalement de le faire dès aujourd’hui sans que son industrie en souffre. En guise d’exemple : la Russie fabrique plus de 60 millions de tonnes de ciment par an et en importe moins de quatre millions de tonnes – et ce non parce que les entreprises russes ne peuvent en produire davantage, mais parce que les fabricants étrangers pratiquent un dumping des prix. Il y a quelques années, les fabricants russes de ciment ont d’ailleurs lancé une enquête anti-dumping contre les importateurs turcs, chinois et iraniens, dénonçant une concurrence déloyale. « Ce qui est particulièrement vexant dans cette histoire, c’est que ce sont les Russes qui ont appris aux Chinois et aux Iraniens à construire des cimenteries », se plaignait à l’époque le président de Eurocement Group, Mikhaïl Skorokhod.
L’autre obstacle empêchant les fabricants russes de ciment de conquérir l’ensemble de leur marché national est la géographie. La majorité des usines de ciment sont en effet basées dans le centre du pays, en région de la Volga et dans l’Oural. De fait, les régions Sud, notamment Krasnodar, qui connaît actuellement un véritable boom de la construction, préfèrent souvent acheter leur ciment en Turquie, géographiquement plus proche. Idem pour la brique céramique : on en produit dans l’Oural, mais les constructeurs de l’Extrême-Orient russe se fournissent à des prix plus avantageux en Chine frontalière.
Pourtant, en cas de nécessité absolue, les entreprises russes de construction pourront renoncer à importer et acheter tous leurs composants en Russie.
Groupe 2 : Difficultés surmontables : espace, agriculture, électronique, IT, génie mécanique, chimie, produits pétroliers
Caractéristiques du groupe : Dépendance significative mais non critique aux importations étrangères. Possibilité de substitution à l’importation à moyen terme, au prix d’investissements importants.
Et si le rideau de fer retombait ? Les Russes verraient disparaître des rayons de leurs magasins les postes de télévision bon marché, les smartphones, les appareils électroménagers. Ils devraient également remplacer les satellites modernes de télécommunication par ceux des générations précédentes. Les projets réalisés sur la base de coopérations internationales, comme l’avion Superjet SSJ-100, perdraient en compétitivité. Les Russes mangeraient moins de bœuf et d’oranges.
L’exemple soviétique
« Passer à l’autarcie complète dans le domaine de l’Espace relèverait de l’utopie », estime Dmitri Payson, directeur scientifique du cluster des technologies de l’Espace et des télécommunications à Skolkovo. Toutefois, le spécialiste nuance : « Mais il est tout de même possible de réduire la dépendance de notre pays aux importations étrangères. » Dans le domaine de l’Espace, la Russie dépend en effet significativement des importations d’électronique. « La part de composants électroniques étrangers dans les fusées et autres appareils cosmiques russes atteint entre 65 % et 70 % », précise Dmitri Payson.
Ainsi, si le rideau de fer retombait sur la Russie, c’est la production des systèmes spatiaux les plus modernes qui serait le plus durement touchée ; les systèmes élaborés encore à l’époque soviétique seraient épargnés. « En cas de fermeture des frontières, les Russes continueront de fabriquer des lanceurs et des remorqueurs inter-orbitaux, même s’ils devront renoncer aux modifications les plus modernes, fondées sur des technologies numériques », poursuit Payson. L’expert rappelle que les fusées russes Soyouz et Proton volent dans l’espace depuis les années 1950, entièrement fabriquées, à l’époque, à base de composants russes, « avec des paramètres de qualité et de sécurité excellents, qui ne le cèdent en rien à ceux d’aujourd’hui ».
Ainsi, si la Russie se voit de nouveau frappée par des sanctions, son industrie spatiale en pâtira pendant les premiers temps mais, en revenant aux sources, elle pourra surmonter ces difficultés et survivre aux temps difficiles sans bouleversements majeurs. « La Russie n’est pas dans une situation de dépendance technologique vis-à-vis de l’Occident en matière d’électronique, assure Andreï Zverev, PDG de la holding publique Rossiïskaïa Elektronika. Le pays possède de nombreuses technologies-clés ; et les entreprises électroniques nationales seraient en mesure de satisfaire amplement la demande de l’industrie spatiale et militaire, tout autant que celle des simples consommateurs. La question est de savoir combien cela nous coûterait. »
Car si la Russie importe aujourd’hui une part si importante de composants électroniques pour ses industries, c’est parce qu’acheter ces éléments tout faits lui revient moins cher que d’en lancer une production propre. « Nous pourrions élaborer nous-mêmes 90 % des composants électroniques destinés à nos satellites, poursuit le président de Rossiïskaïa Elektronika. Si nous ne le faisons pas déjà, c’est parce que nos clients sont impatients. Au lieu d’attendre que nous leur proposions des solutions, ils font appel aux services des entreprises électroniques internationales, très nombreuses sur le marché. »
Toutefois, récemment, la direction de Rossiïskaïa Elektronika a pu convaincre les leaders de l’industrie spatiale russe d’élaborer de nouveaux appareils cosmiques à base de composants électroniques nationaux. De la même façon, la Russie pourrait produire des appareils électroménagers et des smartphones (le YotaPhone en est un excellent exemple) – mais la question reste le prix. « La Russie n’est peuplée que de 150 millions d’habitants, et un poste de télévision fabriqué pour le seul marché intérieur coûterait bien plus cher que, disons, une télévision Samsung – produite pour le marché mondial à des centaines de millions d’exemplaires », explique Andreï Zverev. Ainsi, dans un scénario catastrophe où la Russie se retrouverait isolée du monde entier, elle pourrait fabriquer ses propres postes de télévision et téléphones portables – mais ils coûteront plus cher que chez les concurrents.
Vaches maigres
La situation est tout aussi complexe dans l’agriculture. Le secteur agraire national satisfait pleinement les besoins de la population en blé et en volaille, mais pas encore en lait ni en viande bovine.
Les vaches russes ne donnent pas plus de 4 500 litres de lait par an (quand les vaches américaines en donnent jusqu’à 9 000), ce qui n’est pas suffisant et contraint la Russie à importer du lait en poudre. La production locale de bœuf ne couvre pas non plus tous les besoins du marché. Les Russes tentent d’en accroître les volumes, mais ils doivent, pour le faire, importer des vaches d’Australie et des États-Unis. La Russie importe aussi des graines pour ses cultures maraîchères : 70 % des semis de pommes de terre cultivées dans le pays, par exemple, proviennent de l’étranger. Les chiffres sont encore plus importants pour la betterave : seulement 7 % des graines viennent de Russie.
Pourquoi cet attachement de l’agriculture russe aux graines importées ? La réponse est simple : les semis étrangers assurent des récoltes deux fois plus importantes que les graines russes, et c’est aussi vrai pour le maïs, le colza et d’autres cultures. La Russie connaît aussi des difficultés dans la fabrication de machines agricoles : quatre tracteurs sur cinq fonctionnant sur ses champs viennent d’ailleurs. Pour assembler leurs moissonneuses-batteuses, les entreprises russes importent des moteurs et d’autres pièces essentielles. « Nous savons encore fabriquer des tracteurs, des bulldozers, des moissonneuses-batteuses et des trains électriques, mais nous sommes en train de céder nos positions aux fabricants étrangers – 70 % des bulldozers utilisés sur les chantiers russes sont importés », alerte Youri Peskov, ex-PDG du fabricant russe de machines agricoles Rostselmach.
Groupe 3 : Branches à problèmes : industrie légère, construction de machines-outils, médecine
Caractéristiques du groupe : Dépendance critique à l’import. Le manque de technologies et de spécialistes compétents rend impossible la substitution à l’importation dans un avenir proche.
Et si le rideau de fer retombait ? On verrait disparaître les vêtements en tissus naturels et les médicaments de dernière génération ; la modernisation de très nombreuses entreprises serait considérablement ralentie.
Le point noir
La construction de machines-outils a toujours été un maillon faible de l’industrie russe. Si l’Union soviétique en fabriquait environ 70 000 par an, la Russie n’en a produit que 3 500 en 2012. Au pic de la dépendance à l’importation, en 2006, les entreprises russes ont acheté 87 % de leurs machines-outils à l’étranger. Où sont passés les producteurs locaux ? Dans les années 1990, la plupart ont dû mettre la clé sous la porte : les nouveaux propriétaires des usines ont découvert qu’ils avaient financièrement plus avantage à louer les espaces qu’à les utiliser à leur usage premier. C’était d’autant plus vrai pour les usines de Moscou et de sa région, où l’immobilier coûte cher. L’usine Prolétaire rouge, au sud de la capitale, a fermé il y a deux ans. En 2012, l’entreprise avait produit trois machines-outils et en avait vendu deux. Ces ventes s’élevaient à 2 400 roubles, quand la location de ses espaces lui en rapporte 134 666.
Aujourd’hui, les entreprises russes achètent majoritairement des machines-outils étrangères souvent parce qu’elles n’ont, simplement, pas d’alternative. « La Russie ne produit quasiment pas de machines-outils électroniques, précise Andreï Zverev, de Rossiïskaïa Elektronika. Ce qui explique que nous modernisions nos entreprises principalement avec des machines-outils étrangères. Mais si nous achetions dans le passé beaucoup d’équipement américain et européen, nous nous fournissons plutôt, désormais, dans les pays d’Asie du Sud-Est. » La Russie serait-elle en mesure de fabriquer ses propres machines-outils ? « En cas d’isolement, elle devra réapprendre à le faire. Mais là encore, elles coûteront certainement très cher », répond l’expert.
Pourtant, la situation évolue peu à peu. L’État russe regroupe les fabricants de machines-outils en holdings, et la production augmente progressivement. Récemment, la holding Stankprom a notamment signé un contrat avec la Corporation unie de construction aéronautique pour la vente de machines-outils russes à hauteur de huit milliards de roubles. Mais le jour où les équipements russes pourront se substituer totalement à leurs concurrents étrangers semble encore très lointain.
Pénurie de médicaments
La situation est tout aussi inquiétante dans le secteur pharmaceutique. Il y a quelques années, le ministre russe de l’industrie et du commerce Viktor Khristenko avait demandé de localiser la fabrication de 90 % des médicaments vitaux en Russie à l’horizon 2015. Si la date butoir arrive, l’exigence du ministre n’est toujours pas satisfaite.
« En 2012, sur 563 médicaments vitaux, seuls 94 ont été fabriqués en Russie », précise Kirill Varlamov, membre du Conseil pour la modernisation de l’économie et les innovations dans le domaine de la Santé auprès de la présidence. La Russie achète pour des centaines de milliards de roubles par an de médicaments étrangers, et ces volumes ne cessent d’augmenter. Aujourd’hui, près de 95 % des antibiotiques consommés en Russie sont fabriqués à base de substances importées : un vrai risque pour la sécurité nationale.
Un chiffre d’autant plus impressionnant quand on sait que l’URSS fabriquait environ 300 substances destinées aux médicaments. La Fédération russe n’en produit qu’une poignée. Malgré tous les efforts du gouvernement, l’industrie pharmaceutique nationale se porte mal, faute des conditions nécessaires à son développement. Le pays ne possède ni lignes de production modernes ni spécialistes capables d’élaborer rapidement des substances efficaces : au cours des deux dernières décennies, on a perdu le potentiel scientifique nécessaire à la modernisation de l’industrie pharmaceutique. Si demain la Russie se trouvait isolée du reste du monde, elle resterait sans antibiotiques de dernière génération. Il faut se rendre à l’évidence : le pays représente aujourd’hui un vaste marché d’écoulement pour les laboratoires pharmaceutiques internationaux. Les 600 usines pharmaceutiques russes fabriquent des médicaments basiques, qui le cèdent sur un grand nombre de critères à leurs équivalents étrangers.
Source : https://www.lecourrierderussie.com/2014/07/rideau-fer-retombait/?utm_source=sidebar%20utm_medium=link%20utm_campaign=mostread
Traduit par Inna Doulkina