Allons-nous assister à un remake de la sinistre guerre des prix du pétrole, déclenchée par le royaume wahhabite en 1985 et qui provoqua dans les principaux pays producteurs, particulièrement ceux du Sud, mais aussi en Union soviétique, une série de secousses sociales sans précédent au seul profit des économies occidentales ?
C’est en tout cas ce qui saute aux yeux depuis la dégringolade des prix de l’or noir cet été. De 120 dollars le baril, il s’échangeait, fin octobre, à près de 80 dollars. Soit une perte du tiers de sa valeur. Si, comme le prévoient certaines cassandres, les prix continuent de descendre au-dessous de cette barre symbolique, la comparaison avec le précédent contre-choc pétrolier, provoqué par les États-Unis et l’Arabie Saoudite vers la fin 1985, devient inévitable.
Stratégie de rupture
Que s’est-il passé en décembre de cette année-là ?
En complicité avec l’Agence internationale de l’énergie, créée en 1974 à l’initiative de Kissinger en réaction au premier choc pétrolier, l’Arabie Saoudite commence à brader son pétrole, déclenchant une guerre des prix aux conséquences désastreuses. C’en est fini de l’éphémère sursaut du roi Fayçal, qui avait osé utiliser, en pleine guerre d’Octobre, l’arme du pétrole pour contraindre les pays occidentaux à ne plus soutenir inconditionnellement l’occupation israélienne des territoires arabes occupés. Il paiera cette audace du prix de sa vie deux ans plus tard. L’un de ses neveux, le prince Fayçal ben Musad, qui avait fait ses études supérieures aux États-Unis, l’assassine le 25 mars 1975 dans son palais. Le roi Fayçal est remplacé par son insignifiant frère Khaled, manipulé par le prince héritier Fahd, qui exerce en fait le vrai pouvoir avant d’accéder au trône à la mort de son frère, en 1982.
Avec son intronisation, il décide de cesser la politique du bord de la rupture avec les États-Unis décidée par Fayçal. C’est le grand retour au pacte stratégique scellé le 14 février 1945 entre le fondateur du royaume, Abdelaziz ben Saoud, et le président américain Franklin Roosevelt, sur le croiseur USS Quincy. Il sera renouvelé en 2005. Selon ce pacte, le royaume wahhabite, en contrepartie de la protection des États-Unis, s’en remet inconditionnellement à Washington pour tout ce qui concerne la stratégie pétrolière.
C’est dans cette optique que le ministre saoudien du Pétrole, Ahmad Zaki al-Yamani, prend une série de mesures pour, officiellement, augmenter la part de marché du royaume dans une conjoncture baissière. En fait pour casser l’Opep et les grands pays producteurs dont l’Union soviétique, l’Iran et l’Irak. En décembre 1985, il annonce en effet unilatéralement une stratégie de rupture avec l’Opep. Il abandonne ainsi, comme le réclame Washington, la politique des quotas de production dont son pays était jusqu’alors le pilier, jouant le rôle de producteur résiduel afin de soutenir avant tout les prix. Désormais, c’est le chacun pour soi. En quelques mois, les prix diminuent globalement de plus de moitié, de 30 à 15 dollars le baril, avec une chute à 10 dollars, et même à 6 dollars ! En quelques mois, le prix du brut est ramené à son niveau de fin 1973, au lendemain des hausses qui ont constitué ce que l’on a appelé le premier choc pétrolier.
Les conséquences pour les pays producteurs du Sud, notamment le Nigeria, l’Irak, l’Iran et l’Algérie, sont désastreuses. Tous les plans de développement sont stoppés net et la voie vers des révoltes sociales s’ouvre. Plusieurs de ces pays, endettés, se retrouvent sous les fourches caudines du FMI. L’Irak, touché de plein fouet par la baisse des prix, déjà en guerre ruineuse contre l’Iran depuis la chute du chah, passe de pays excédentaire (30 milliards de dollars) à pays lourdement endetté. Au sortir de la guerre en 1988, il se retrouve avec une dette extérieure de plus de 80 milliards de dollars. Les pays créanciers du Golfe, plutôt que d’effacer ses dettes – contractées pour les défendre face à la menace khomeyniste –, entrent à leur tour dans la guerre des prix en inondant le marché et en accentuant la baisse des prix. C’est le cas du Koweït et des Émirats. Saddam Hussein déclare, à l’époque, qu’une baisse d’un dollar par baril représente pour lui un milliard de moins. L’une des raisons qui le conduisent à envahir le Koweït tient justement au refus de ces pays d’effacer la dette de guerre et d’arrêter la surproduction…
Pour l’Union soviétique, déjà soumise à un embargo américain et occidental strict concernant l’accès aux technologies pétrolières de pointe, la chute des prix finit par accélérer sa désintégration.
Heureusement, la baisse actuelle des prix n’a pas encore atteint la même proportion qu’en 1986. Les conditions géopolitiques et économiques ne sont pas semblables. L’irruption des pays émergents (Chine et Inde), puissances énergivores, est de nature non seulement à stopper la guerre, mais aussi à enclencher une remontée progressive des prix à plus ou moins courte échéance. Car une baisse drastique et durable des prix aura des conséquences inévitables sur ceux-là mêmes qui l’ont provoquée, et en premier lieu les États-Unis. Ils seront amenés à stopper les investissements coûteux dans la production de pétrole de schiste et autres sources d’énergie alternatives.
La baisse contribuera également à geler les projets de développement de nombre de nouveaux gisements de sables bitumineux, au Canada par exemple. Assez rapidement le marché va se tendre et les prix remonter.
En attendant ce retournement, la tendance baissière aura surtout des conséquences pour les pays producteurs du Sud qui dépendent, à plus de 90 %, de l’exportation du pétrole et des ressources fossiles. Cependant, comme le souligne à juste titre l’expert pétrolier Jean-Pierre Favennec, « si la plupart des pays ont désormais besoin d’un prix élevé pour faire face aux contraintes budgétaires, certains pays comme les États du Golfe ou l’Algérie ont pu accumuler au cours des années 2000 et en particulier de 2010 à 2013 des réserves financières importantes, qui pourraient leur permettre de faire face à une baisse des prix de quelques mois, alors que la situation sera immédiatement plus difficile pour des pays comme l’Iran ou le Venezuela ».
Jeu de massacre
Pour l’Angola, cette diminution se traduit déjà par une baisse de la capacité d’investissement, une réduction des revenus pétroliers de 30 millions de dollars par jour, ce qui pourrait entraîner une dévaluation de la monnaie. C’est aussi le cas, mais à un moindre degré, du Nigeria (et de l’Algérie) grâce aux dépréciations plus contenues de la valeur du GNL qui constituent une partie importante de leurs exportations respectives. Mais à toute chose malheur est bon. La situation actuelle est un avertissement salutaire qui devrait sonner la fin de la gabegie et des politiques dépensières. Et surtout sortir au plus vite de la dépendance excessive aux hydrocarbures.
Si la tendance baissière est due incontestablement à des facteurs économiques objectifs (baisse de la croissance dans la zone euro, irruption du pétrole de schiste, nouvelles politiques pour des énergies renouvelables), elle s’explique surtout par des motivations éminemment géopolitiques.
Les États-Unis, de concert avec l’Arabie Saoudite, cherchent en effet à déstabiliser des États comme le Venezuela, l’Iran et surtout la Russie, qui est en train de moderniser son industrie et sa stratégie militaire et s’oppose de plus en plus à leurs politiques hégémoniques dans le monde.
L’Arabie Saoudite, dont la production dépasse largement ses besoins réels (10 à 12 millions de barils par jour), peut, si elle le souhaite, arrêter ce jeu de massacre. Il pourrait se retourner contre elle. C’est l’un des membres de sa monarchie moribonde qui le dit. Dans une interview avec la CNN, le prince milliardaire Walid ben Talal a reconnu : « Le royaume laisse filer les prix du pétrole pour préserver sa part de marché face à l’explosion de la production de pétrole de schiste aux États-Unis. » C’est une « catastrophe » pour l’économie du royaume, qui « s’est engagé, en 2011, dans de lourdes dépenses d’infrastructures afin de calmer la révolte qui grondait », a-t-il poursuivi.
Jusqu’à quand l’économie mondiale va-t-elle accepter d’être l’otage d’une dynastie de droit divin, qui continue à penser que sa survie ne dépend que de la mort des autres ?