Tel est pris qui croyait prendre. Les grands prédicateurs de la mission civilisatrice des Occidentaux fièrement campés sur le perron de l’Elysée s’exposent en réalité de plus en plus à ce que ce soient leurs adversaires qui redécoupent les frontières de l’Europe ou d’autres continents à leur détriment…
Six ans après la reconnaissance unilatérale du Kosovo par les Occidentaux, la boite de Pandore du « devoir de protection » (« responsability to protect » dans la logomachie onusienne) ne peut plus être refermée. Après que la Russie ait reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud – suite au coup de force de Mikheil Saakachvili allié aux néo-conservateurs américains –, voilà qu’elle réplique au coup d’Etat de Kiev par l’annexion de la Crimée.
Notre ambassadeur aux Nations-Unies Gérard Araud a beau dénoncer, au mépris de toute réalité historique (et notamment des liens originels entre l’Ukraine et la Russie), le retour d’une logique « soviétique » qu’il compare à l’écrasement du Printemps de Prague en 1968, voilà plusieurs années que les esprits avisés mettaient en garde les puissances de l’OTAN : si vous vous octroyez le droit de « protéger » les populations au mépris de la souveraineté des Etats, ainsi qu’au mépris des résolutions de l’ONU (car quelle résolution a octroyé un droit de protection aux Occidentaux au Kosovo en 1999, en Irak en 2003, en Libye en 2011 ?), vous aurez la monnaie de votre pièce, et d’autres face à vous réclameront les mêmes avantages.
A ce jeu là, on ne sait jamais où cela finit. Ainsi le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité pour l’Union européenne, Mme Ashton qui ne manque pas une occasion de jeter de l’huile sur le feu accusait récemment Moscou de pousser la partie serbe de la Bosnie (Republika Srpska) à faire sécession, ce que son président en exercice Milorad Dodik a démenti. Il est vrai qu’en matière de redécoupages de frontières les Balkans offrent un espace d’expression privilégié à tous les nationalismes et à toutes les folies.
Qui plus est le mécanisme du devoir de protéger les minorités est un jeu de poupées gigognes. Au sein de la minorité albanaise du Kosovo que l’Occident voulait « protéger » en 1999 se trouvait une minorité serbe et rom exposée à son tour au nettoyage ethnique. Au sein de la péninsule de Crimée se trouve une minorité tatare inquiète à l’idée de passer sous la tutelle russe, comme ont su s’en souvenir le premier ministre Recep Tayyip Erdogan dans ses discours, mais aussi certains panturquistes azerbaïdjanais opportunément arrêtés le 10 mars 2014 au niveau du Daghestan à bord d’un train qui filait vers Simferopol. Le jeu des ingérences croisées est potentiellement infini. On connaît les désastres qu’il a causé au XXème siècle.
Ce jeu est d’autant plus dangereux pour les Occidentaux, que les puissances émergées (Chine, Russie, Brésil etc.) ont aujourd’hui les moyens d’exercer une protection beaucoup plus efficace qu’eux. Après avoir obtenu – grâce à l’aide de snipers mystérieusement placés sur les toits – la fuite Ioukanowitch, les Occidentaux n’ont à offrir aux Ukrainiens qu’une réduction de moitié des pensions de vieillesse en échange du prêt du FMI et prier pour ne pas devoir payer plus cher leur facture de gaz à Moscou, là où la Russie annonce un plan d’investissement payé rubis sur l’ongle en Crimée. De même qu’aujourd’hui nos responsables doivent, pour leur succès de leur mission en Centrafrique, mendier des troupes… à la Géorgie. Tel est pris qui croyait prendre. Les grands prédicateurs de la mission civilisatrice des Occidentaux fièrement campés sur le perron de l’Elysée s’exposent en réalité de plus en plus à ce que ce soient leurs adversaires qui redécoupent les frontières de l’Europe ou d’autres continents à leur détriment…
* Frédéric Delorca est le pseudonyme d’un haut fonctionnaire, ancien élève de l’Ecole nationale d’administration et docteur en sociologie. Il a publié divers ouvrages en rapport avec la géopolitique et dirige le Blog de l’Atlas alternatif. Il a travaillé quatre ans au ministère des affaires étrangères comme juriste et dans une mairie comme responsable des relations internationales. Son blog personnel delorca.over-blog.com/
Source : https://www.espritcorsaire.com/?ID=293/Frédéric_Delorca/