Abidjan, 2 décembre 2010. Après en avoir été empêché plus d’une fois par les partisans de Laurent Gbagbo, alors président de la République, Youssouf Bakayoko, président de la Commission électorale indépendante (CEI), annonce enfin les résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle du 28 novembre. Sous forte escorte policière internationale, Bakayoko, exfiltré de son domicile assiégé par des soldats pro-Gbagbo et réfugié au Golf Hôtel d’Abidjan, quartier général d’Alassane Dramane Ouattara (ADO), proclame la victoire de ce dernier (54,1 %) sur Laurent Gbagbo. Ces résultats provisoires sont rejetés par le Conseil constitutionnel, acquis à Gbagbo. Dès le lendemain, 3 décembre, il invalide les résultats des localités du nord du pays où Ouattara a fait le plein des voix, et proclame Laurent Gbagbo vainqueur. Une cérémonie d’investiture est organisée pour lui, à la va-vite, au palais présidentiel, dans une ambiance lourde. Abidjan, capitale économique du pays, est comme en état de siège. Au Golf Hôtel, Alassane Ouattara a, lui aussi, prêté serment comme président élu. Par écrit. La Côte d’Ivoire a deux présidents, deux premiers ministres, deux gouvernements et deux armées.
Le bras de fer ainsi engagé entre les deux camps se transforme progressivement en une guerre civile qui ne prendra fin qu’avec la capture de Laurent Gbagbo, quatre mois plus tard, et plus de 3 000 morts. Trois ans après cet épisode douloureux, où en est la Côte d’Ivoire ?
Alassane Ouattara a bien pris les rênes du pouvoir le 11 avril 2011. Le slogan « ADO solutions », fer de lance de sa campagne électorale, laissait sous-entendre que le nouveau président détenait les solutions aux maux multiples dont souffrait la Côte d’Ivoire depuis près de deux décennies. À l’épreuve du terrain, les ambitions de départ ont été, par endroits, revues à la baisse.
C’est le cas, notamment, de l’emploi. Le candidat Ouattara avait promis d’en créer 200 000 par an, ce qui aurait donné, au total, un million d’emplois à fin 2015. Le président Ouattara n’a pu en créer que 120 000 environ en deux ans, déploraient des organisations de jeunes à l’occasion des assises de la jeunesse ivoirienne, tenues fin octobre. Le camp présidentiel met en avant l’état de délabrement avancé de l’économie, qui n’a pu se relever que par le biais d’une hausse substantielle de l’investissement public en matière d’infrastructures.
Autre problème toujours sans solution : le coût de la vie, dont le renchérissement semble irrémédiable. Et cela en dépit des actions menées par les autorités, notamment pour réduire les charges superflues qui entourent le commerce des produits de grande consommation. Plutôt réfractaire aux subventions publiques généralisées, le libéral Ouattara préfère agir sur les salaires, dont il a annoncé une hausse générale pour 2014, et la baisse des prix des denrées de première nécessité, notamment par un investissement accru dans l’agriculture vivrière locale.
Si l’atmosphère est lourde sur le plan social, elle est tendue au niveau politique. La crise postélectorale a, en effet, laissé des traces qui tardent à disparaître. Le parti de Laurent Gbagbo (Front populaire ivoirien, FPI) reste à l’écart du jeu politique, exigeant, avant toute normalisation de ses relations avec le pouvoir, la libération de l’ancien président détenu par la Cour pénale internationale à La Haye, et en attente de son éventuel procès. Le FPI n’a pas pris part aux dernières élections législatives et locales. Il n’est donc pas représenté au Parlement où le parti présidentiel, le Rassemblement des républicains (RDR) et ses alliés de la coalition des houphouétistes (Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix, RHDP) occupent l’essentiel des sièges, contre une poignée d’indépendants.
Le FPI a choisi de porter son combat sur la place publique, notamment dans les médias acquis à sa cause. Les discours incendiaires ont refait surface, et les récentes scènes d’obstruction de militants du parti présidentiel empêchant le président du FPI de tenir meeting sur leurs terres sont venues rappeler la précarité de la situation politico-sociale post-crise.
Les tensions latentes ont une explication. En réalité, aucune des questions qui ont conduit aux graves crises des deux dernières décennies n’a été résolue dans le fond. À titre d’exemple, les problèmes liés à la nationalité et à la propriété foncière sont toujours aussi explosifs. Alassane Ouattara avait promis une réforme avant la fin de l’année 2013 pour régler définitivement ces questions sensibles. Des projets de loi dans ce sens ont bien été déposés au Parlement, qui les a finalement adoptés. Mais ce fut loin d’être une promenade de santé, alors même que l’Assemblée nationale est dominée sans partage par le parti présidentiel et ses alliés, principalement le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, au sein des du RHDP) de l’ex-président Konan Bédié renversé en décembre 1999 par les militaires.
Les clivages nés du concept brumeux de l’ivoirité, promu autrefois par Bédié, sont réapparus. Pour nombre des partisans du PDCI, voter une loi permettant l’accès à la nationalité ivoirienne des citoyens qui en avaient été abusivement privés équivalait à brader la nationalité du pays. De même, mettre en application le code foncier, pourtant voté du temps de Bédié avec le soutien du FPI, et qui prévoyait des arrangements entre allogènes et autochtones au sujet des plantations en zones rurales, a été interprété par une partie des Ivoiriens comme un bradage des terres nationales. Dans une région encore meurtrie comme l’Ouest, les litiges fonciers récurrents entre populations locales et immigrés, la plupart burkinabè, ont été abondamment instrumentalisés par l’ancien pouvoir. Aussi la perspective d’une application prochaine de la loi foncière (restée longtemps dans les tiroirs faute de volonté politique) nourrit-elle bien des rancœurs. Il aura fallu plus de cinq heures de débats à l’Assemblée nationale, le 23 août dernier, pour adopter un texte qui propose pourtant un nouveau délai de dix ans aux propriétaires terriens pour se faire établir des titres fonciers.
La loi sur la nationalité a également été adoptée, dans une enceinte parlementaire survoltée. Elle permet, entre autres, aux requérants de bénéficier de la nationalité ivoirienne « par déclaration » au lieu de la procédure de naturalisation à la tête du client qui était jusque-là en vigueur. Selon le nouveau texte, les personnes nées en Côte d’Ivoire de parents étrangers et âgées de moins de 21 ans révolus à la date du 20 décembre 1961, et ceux nés après, sont déclarées « ivoiriennes » et ont « deux ans » pour régulariser leur situation. Les « bénéficiaires » attendent, depuis, que la loi votée entre effectivement en application. L’opposition en a déjà fait un cheval de bataille, croyant déceler dans cette nouvelle procédure déclaratoire un stratagème du pouvoir pour gonfler la liste de ses électeurs présumés, dans la perspective de la prochaine élection présidentielle de 2015.
Dans la Côte d’Ivoire d’Alassane Ouattara, la visibilité politique est encore problématique, en dépit des mesures de libération de détenus pro-Gbagbo intervenues pour décrisper le climat politique. Deux certitudes tout de même. D’abord, la candidature du président, qu’il a annoncée officiellement cette année, lors d’une tournée dans son fief du nord. Face à lui, son allié actuel, le PDCI de Bédié, présentera-t-il un candidat ? Le FPI de Gbagbo, qui a déjà essuyé un premier refus, ne désespère pas de nouer une alliance avec le PDCI – dont plusieurs cadres se plaignent d’être marginalisés par le pouvoir actuel – pour contrer Ouattara.
Autre certitude, et non des moindres : après deux décennies de navigation à vue, la Côte d’Ivoire dispose désormais d’un cap et d’une boussole. Le pays veut devenir émergent en 2020 et s’est doté d’un programme national de développement qu’il met en œuvre, avec le concours de bailleurs de fonds internationaux. La signature du pays est redevenue crédible au sein des organisations financières internationales, et le retour de la croissance économique laisse augurer des lendemains meilleurs. Il reste, pour le pouvoir, à créer les conditions d’une vraie réconciliation qui ramène une paix durable, gage incontournable pour tourner définitivement la page.