Depuis le 11 avril 2011, le jour de l’arrestation de l’ancien président Laurent Gbagbo par les forces spéciales françaises, se pose la question de la nature du régime Ouattara. S’agit-il de l’établissement progressif d’une « démocratie irréversible », ou d’un système fragile protégé, voire imposé, par deux corps expéditionnaires, la force française Licorne et l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (Onuci) ? Pour y répondre, il faut aller au-delà des apparences d’un régime gouverné par un président « reconnu par la communauté internationale » (mais non par la majorité de la capitale et du Sud), comprenant bien une Chambre des députés (mais sans la participation du FPI, le principal parti d’opposition), une armée et une police (mais désarmées au profit des incontrôlables milices des Forces républicaines de Côte d’Ivoire, FRCI, et dozos). L’état des droits de l’homme en donne une idée assez précise.
Pendant longtemps, les « observateurs » étaient au Sud, les exactions principales au Nord. De 2002 à 2010, les « Forces nouvelles » qui ont pris le pouvoir – en fait la rébellion de Guillaume Soro, armée et entraînée par le Burkina – ont mis en coupe réglée le Nord, causant vraisemblablement des centaines, peut-être des milliers de morts, sans qu’on puisse en déterminer exactement le nombre (1).
Quant aux violences de la « crise postélectorale », si les deux camps ont commis des exactions, certains épisodes sont mal documentés, voire volontairement occultés. Ainsi le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a bien ramassé, en avril 2011, les cadavres des victimes des bombardements français et onusiens sur la présidence et résidence qui ont annihilé le « bouclier humain » des jeunes Abidjanais protégeant le pouvoir de Laurent Gbagbo. Mais comme le CICR se refuse à communiquer ces chiffres jugés « sensibles » et à ouvrir les charniers, le bilan oscille aussi, selon les sources, entre 200 et… 2 000 morts, comprenant aussi les victimes des camps militaires d’Akouédo et d’Agban, une cité universitaire, un hôpital, etc.
Même mystère savamment entretenu sur le carnage, en brousse, des partisans de Gbagbo, ou supposés tels, dans des régions acquises à l’ancien président. Et quid de la « conquête d’Abidjan » et des massacres des jeunes du quartier de Yopougon, jugés pro Gbagbo ? Là aussi les chiffres manquent : peut-être la force Licorne, qui effectuait des « patrouilles mixtes » avec les FRCI, pourrait-elle aider à établir le bilan ?
Dans la crainte de voir s’établir un « réduit loyaliste », de fin mars à juin 2011, des méthodes de terreur, d’assassinats de civils sur base ethnique ont été appliquées par les FRCI et les supplétifs dozos, causant des centaines de morts encore inconnus. Ainsi du système des « colonnes infernales » au pays bété – le peuple d’origine de Laurent Gbagbo –, sur la route entre les villes d’Issia et de Daloa, qui ont brûlé les villages, tué sans discernement, puis traqué en brousse les survivants. Les rebelles pro-Ouattara, dès lors légalisés par le régime, ont été aidés par des membres des communautés dioula et burkinabè implantés localement, servant d’indicateurs et d’irréguliers du massacre. Alors qu’ils étaient un millier de rebelles en 2002, ils sont 45 000 reconnus aujourd’hui par les commissions de désarmement. Apprentis, chômeurs, hommes à tout faire, jeunes aventuriers… se sont enrôlés dans la rébellion, notamment en commettant des vols, viols et pillages dans une capitale(2) partagée en fiefs par les sanglants commandants de zone, les comzones.
On peut constater que les violences et les rackets du Nord ont servi de banc d’essai à la conquête du Sud, et que le ralliement du lumpenprolétariat rural et urbain aux rebelles, de fait en lutte contre la classe moyenne d’Abidjan, fait de cette guerre civile un succédané d’une lutte des classes qui dépasse en ville les clivages religieux et ethniques.
Certains épisodes de la crise postélectorale, par contre, sont bien connus et figurent dans les rapports des organisations des droits de l’homme. Ces ONG considèrent que le massacre, par les forces pro-Ouattara, de nombreux civils de l’ethnie guéré (ou wè) à Duékoué, à l’Ouest, peut être qualifié de crime de guerre, voire d’acte de génocide.
Fin mars 2011, ce sont en effet un millier de Guérés qui ont été massacrés – hommes, femmes et enfants – par les FRCI et dozos. Comme à Abidjan à la mi-avril, le carnage visait autant à terroriser les survivants qu’à détruire les victimes. Pour Amnesty International, les bourreaux ont « regardé les cartes d’identité et les ont abattus»(3), sur critères ethniques. Comme en 1994 au Rwanda.
En juillet 2012, ce sont environ 200 déplacés guérés du camp de Nahibly, près de Duekoué, qui ont encore été exterminés par les mêmes FRCI et dozos. Dans les deux cas l’Onuci, censée protéger ces autochtones persécutés, s’est retirée ‑ ou a laissé faire le massacre. Les associations de Wè en exil expliquent qu’après ces meurtres à répétition, c’est d’ethnocide qu’il faut parler ou de « génocide par substitution » : ceux qui ne sont pas morts sont en exil, réfugiés au Liberia ou dépossédés de leurs terres, à 95 % par des colons dioulas ou burkinabè.
Enfin, depuis avril 2011, en l’absence de l’armée de la République et même de la police et de la gendarmerie, s’est mis en place ce qu’on a pu appeler un « système de violence discontinue » où, par à-coups, les FRCI violentent et parfois tuent les villageois censés contester le nouveau régime, il est vrai rejeté par la moitié d’un pays de 20 millions d’habitants.
Reste qu’un archipel de lieux de déportation au nord de la Côte d’Ivoire, de camps parallèles et même de centre de tortures en plein Abidjan a été mis au jour par les organisations des droits d’homme : un rapport a marqué la rupture avec une certaine tolérance internationale envers ces terribles exactions, établi par Amnesty International par le chercheur Gaétan Mootou en novembre 2012.(4)
Déportation, colonnes infernales, emprisonnements de masse, centres de tortures, décapitation de l’opposition civile, répression discontinue jusqu’à la responsabilité collective et familiale : Michel Gbagbo, le fils du président, a été incarcéré à Bouna dans des conditions déplorables, pour « délit patronymique ». Récemment libéré, il ne peut voyager en France, son pays natal – où la juge Khéris veut entendre ses geôliers pour leurs mauvais traitements. Simone Gbagbo, affaiblie et isolée, est toujours déportée à Odiénné. Le président Laurent Gbagbo qui a subi dans son exil à Korhogo un isolement qui le tuait à petit feu est depuis lors à la CPI de La Haye, en attente d’être jugé par une institution accusée par l’Union africaine de « néocolonialisme judiciaire ».
Certes, durant ces derniers mois, le régime, sous influence du gouvernement Hollande, a libéré d’illustres prisonniers : ainsi des ex-premiers ministres Aké N’Gbo et Pascal Affi N’guessan ou du secrétaire général du FPI Laurent Akoun. Mais environ 700 prisonniers politiques, civils et militaires, pourrissent à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) et dans les geôles du régime. La DST continue à tenir au cachot et sous torture des jeunes Patriotes comme Charles Blé Goudé ou Jean-Yves Dibopieu. La « réconciliation » de Konan Banny est au mieux impuissante. Quant à la « justice des vainqueurs », elle n’a inculpé aucun comzone tortionnaire, aucun coupable de crimes de guerre ou de meurtres de civils. Mais le pourrait-elle ? Comme Guillaume Soro, et ses chefs de guerre, ses membres sont les plus sûrs soutiens du régime d’exception d’Alassane Ouattara.
Tout dépendra à l’avenir de l’élection présidentielle de 2015. Après tout, destitués et exilés, les anciens présidents Konan Bédié et Ouattara ont été en leur temps graciés et réintégrés dans le « dialogue à l’ivoirienne ». Dès lors, pourquoi pas Laurent Gbagbo ?
(1) Crise sociopolitique en Côte d’Ivoire. Violations massives des droits de l’homme, février 2003, Abidjan, ministre délégué aux droits de l’homme.
(2) Michel Galy « Abidjan brûle-t-il ? Ouattara lecteur de Malaparte », Afrique Asie, avril 2011.
(3) Titre du rapport d’Amnesty International, 2011.
(4) Amnesty International, Côte d’Ivoire. Il est temps de mettre fin au cycle de représailles et de vengeance, 26 octobre 2012.