L’Amérique tue des gens parce que ses dirigeants ne savent pas faire autre chose. Tuer des gens et bombarder des cibles est devenu un substitut de la politique et, bien sûr, de la pensée.
Il y a quelques années, des rapports révélaient que des forces des opérations spéciales avaient lancé un raid au Yémen. Appauvri, violent et profondément divisé, le Yémen était jusque là sur la liste des pays bombardés périodiquement par les États-Unis sans forces américaines au sol. Tant que ce dispositif persista, peu d’Américains prêtèrent attention aux événements dans cet endroit éloigné de la « guerre contre la terreur ». Après tout, ce n’était pas nos gars qui étaient tués et mutilés par des engins tombés du ciel.
Aujourd’hui, avec la mort d’un commando des forces navales spéciales (Navy SEAL), plusieurs autres blessés, et la destruction d’un avion de combat de $75 millions, le raisonnement a changé. Peu importe combien de temps cela durera, mais le Yémen fait la Une, la presse prenant même note des civiles tués et blessés au cours de la tentative d’extraction des Américains après une opération qui a mal tourné. Pour notre commandant en chef novice qui avait promis la victoire, ce fut un baptême du feu par procuration.
Ceux qui parlent au nom de Donald Trump parlent de « sa première victoire », et victoire « impressionnante ». Selon Sean Spicer, responsable de la presse de la Maison Blanche, le raid fut « une opération réussie à tous points de vue, très, très bien organisée et exécutée ». Quelques autres, hors du cercle rapproché de Trump, partagent cette appréciation. Objectivement, tout montre que ce fut un échec embarrassant et coûteux, à tel point que le gouvernement yéménite aurait interdit toute autre intrusion.
Mais ne nous précipitons pas à juger, dit Andrew Exum ( Assistant au Secrétariat à la Défense pour le Moyen Orient, dans le gouvernement Trump). Ne rendez pas Trump responsable pour le résultat, alors que le problème, c’est la constipation bureaucratique !
Dans sa défense du raid et du processus de décision, Exum se plaint qu’au plus haut niveau, l’appareil le plus élevé de la sécurité nationale est devenu trop « lent et lourd ». Des contraintes imposées d’en haut annulent « l’un des premiers avantages dont jouit l’armée américaine, un corps d’officiers très bien entraînés et efficaces sur le terrain qui peut exercer un jugement indépendant ». Donner au corps des officiers une plus grande liberté d’action, produira, par conséquent, de meilleurs résultats. Il ne faut donc pas se mêler des victimes civiles et laisser les commandants sur le terrain « être agressifs et prendre des risques », même si, à l’occasion, « ils peuvent ne pas être à la hauteur ».
Venant d’un haut cadre du Département de la Défense, cela sonne comme un mauvais diagnostic du problème, un peu comme un médecin prescrivant une boisson gazeuse et des barres chocolatées comme un antidote à l’acidocétose.
Ma lecture de la récente politique américaine suggère qu’une absence d’agressivité ou une aversion au risque ne figurent pas dans les explications du fait que la « Plus Grande Armée du Monde » a fait si peu et si tard. En effet, je dirais que depuis le 9/11, l’armée américaine a démontré ces deux qualités. Ce qui a manqué, c’est la sobriété et la clarté de pensée.
En Afghanistan, en 2001, une campagne d’une vigueur surprenante a permis aux forces américaines de renverser les Talibans de façon étonnamment rapide. Les chefs se sont félicités de leur brillance, et, sans prendre la peine de stabiliser le pays, se sont immédiatement tournés vers d’autres défis. Ce qui avait été gagné a aussitôt été perdu. Plus de quinze ans plus tard, la guerre en Afghanistan reprend.
En Irak, en 2003, une offensive éclair des forces américaines renversait Saddam Hussein. Elle fut présentée, à l’époque, comme une victoire épique. Hélas, les responsables militaires n’avaient pas pensé à ce qui pourrait arriver ensuite. Le jugement indépendant qu’ils ont exercé s’est avéré être défectueux de façon monumentale. Une victoire épique s’est transformée en un marasme épique.
La Libye en 2011 ? Même histoire : une action audacieuse, un succès illusoire, puis un chaos de première classe, même si ce sont les Libyens et non les troupes américaines qui ont eu à y faire face.
Il ne serait pas juste de tenir le corps des officiers pour seul responsable de ces déboires en série. Il serait plus juste de dire que la collaboration entre les cadres du Département de la Défense, Républicains comme Démocrates, et les hauts responsables militaires de tous les services, a entraîné des plans complètement déficients basés sur des assomptions erronées conduisant à des conséquences imprévues que les commandants sur le terrain tentaient ensuite de contenir, avec un coût en vies humaines et en biens précieux.
Partager la responsabilité des échecs militaires n’est pas forcément facile. Qui, par exemple, a dilapidé la « victoire » en Irak en 2003 ? Le président George Bush ? Donald Rumsfeld et les responsables du Département de la Défense qui s’imaginaient que ce serait facile ? Les membres de l’État major des Armées d’alors, qu’il est pratique, aujourd’hui, d’oublier ? Le commandant du CENTCOM, le général Tommy Franks, que l’on proclama Grand Capitaine ? Réponse : tous ceux cités ci-dessus. (Et, seulement pour une raison de parité, on peut leur ajouter Lynndie England qui fut sanctionnée pour la célèbre humiliation des prisonniers d’Abu Graib.
Tuer des gens et bombarder des cibles est devenu un substitut de la politique et, bien sûr, de la pensée.
Qu’est-ce qui explique le bénéfice extrêmement modeste que les Américains tirent des plus de $600 milliards de dollars que le Congrès transfère annuellement au Pentagone ? Il est ridicule de suggérer, comme le fait Exum, que le problème vient de responsables civils timorés et lents, qui ont « refusé aux chefs militaires la souplesse leur permettant d’exploiter les opportunités qu’ils voyaient sur le champ de bataille ». Non, le vrai problème est que les responsables civils assistés et encouragés par les militaires professionnels dont ils attendaient des conseils professionnels, ont échoué, ensemble, dans la formulation d’une stratégie cohérente, un plan concret pour atteindre les objectifs de la politique américaine à un coût raisonnable.
Les cadres civils et militaires engagés dans leur tir à la corde pour des vétilles militaires – quand, comment, et si lancer un raid – parce qu’agir ainsi leur donne la possibilité de prétendre que les États-Unis sont engagés dans une entreprise stratégiquement réfléchie : à savoir que l’Amérique tue des gens pour quelque résultat politique plausible. La vérité est que l’Amérique tue des gens – terroristes et autres – parce que ses dirigeants ne savent pas faire autre chose. À la place de la stratégie, il y a un vide. Est-ce qu’un président qui demande conseil à des gens comme Steve Bannon et Michael Flynn remplira ce vide ? Je ne le pense pas.
La question clé n’est pas : Pourquoi le raid de la semaine dernière au Yémen a échoué ? C’est : que font, en premier lieu, les forces américaines ? Comment, à ce moment du jeu, une nouvelle expansion du conflit que l’on a connu, un jour, sous le nom de « Guerre Globale contre le Terrorisme » fait-elle avancer les intérêts fondamentaux de la sécurité des Etats-Unis ? Monsieur Trump ne fait est rien d’autre que d’adopter l’héritage de ses prédécesseurs : perpétuer ce qui est devenu une guerre d’usure à durée indéterminée.
« Lent et lourd » ? Moi, je suis d’accord à 100%, si la seule alternative proposée est « précipité et stupide », comme cela semble l’être.
* Andrew J. Bacevich est professeur d’Histoire et de Relations internationales à l’Université de Boston et auteur du livre à paraître America’s War for the Greater Middle East : Une histoire militaire.
Source : www.defenseone.com
Traduction : Christine Abdelkrim-Delanne