L’Arabie saoudite a financé la guerre secrète de la CIA en Syrie dès 2011, avec le feu vert de Barack Obama.
Le 7 février 1995, la parution du livre L’Arabie séoudite – La dictature protégée (Albin Michel) ne retient l’attention que de quelques spécialistes. Diplomate de métier, son auteur l’a signé d’un pseudonyme : Jean-Michel Foulquier. Il décrit par le menu les exécutions au sabre, les sévices de la police religieuse wahhabite et toutes les violations des droits humains en vigueur dans ce qui est, en réalité, moins un État-nation que la propriété privée d’une famille. Il nous dit aussi que, conformément au pacte du Quincy (1) accordant aux États-Unis le monopole de l’exploitation des réserves d’hydrocarbures les plus importantes du monde, la famille Saoud bénéficie de la protection inconditionnelle des administrations américaines successives, républicaines ou démocrates. En 1939, le président Roosevelt disait du dictateur nicaraguayen Somoza : « C’est peut-être un fils de pute, mais c’est notre fils de pute. » Aujourd’hui, le président des États-Unis peut en dire tout autant des Saoud…
La presse occidentale ouvre les yeux
La réalité morbide de cette monarchie ubuesque est connue depuis belle lurette, déroulant quotidiennement sous nos yeux son cortège d’abominations, au vu et su de tous, comme la lettre volée d’Edgar Allan Poe. Mais… motus et bouche cousue ! Jusqu’à très récemment, il était inconcevable de lire dans la presse occidentale quelque critique que ce soit à l’encontre de cette « dictature protégée ». À partir du début 2016, retour au réel : les quotidiens et les hebdomadaires parisiens se mettent à tirer à boulets rouges sur la monarchie particulière.
Trois données géopolitiques peuvent être avancées : un redéploiement des intérêts américains ; l’amorce du retour de l’Iran dans le concert des nations, et une résurgence de l’ancestrale confrontation des mondes sunnite et chiite. S’ajoute ensuite une série de corollaires : la faillite des révoltes arabes ; la surenchère entre la Qaïda et Daech ; l’expansion territoriale du terrorisme salafo-djihadiste ; enfin, une guerre de succession récurrente au sein même de la monarchie wahhabite. Hormis le livre pionnier de Jean-Michel Foulquier, quelques gardiens de phare, parmi lesquels Alain Chouet (2), Xavier Raufer (3), Pierre Conesa (4), Georges Corm (5) et l’auteur de ces lignes (6), répètent depuis plus d’une vingtaine d’années que l’Arabie saoudite constitue l’épicentre de l’islam radical, de son financement et de son expansion. Ce qui leur a valu souvent d’être remisés au rayon soit des doux rêveurs, soit des dangereux subversifs, ou encore des amis des dictateurs – ennemis de la monarchie saoudienne –, les nationalistes arabes s’entend !
Même si l’Arabie saoudite d’aujourd’hui est une « dictature moins protégée », la survie du royaume wahhabite n’en reste pas moins assurée pour les années à venir. En effet, la nouvelle administration Trump ne pourra que scrupuleusement respecter les tables du pacte du Quincy, officiellement en vigueur jusqu’en 2065. Normaliser les relations avec un Iran en voie d’ouverture et de modernisation est une chose, lui laisser un champ régional libre où il pourrait s’imposer comme la puissance dominante en est une autre… Même si les États-Unis privilégient le redéploiement de leurs intérêts stratégiques vers l’Asie-Pacifique et l’Asie centrale, ils ne peuvent se désengager totalement des Proche et Moyen-Orient, ni permettre l’émergence du « croissant chiite » tant redouté par leurs alliés historiques.
Ainsi, Washington doit-il veiller à l’existence et à la pérennité d’un pôle sunnite suffisamment fort – s’organisant autour des pays du Conseil de coopération du Golfe et de l’Égypte –, afin de contenir un retour trop fracassant de l’Iran chiite dans le jeu régional. De fait, et face aux dernières provocations saoudiennes, la diplomatie américaine joue la carte de la désescalade pour s’assurer aussi que Riyad n’anéantisse pas les discussions de paix engagées sur les dossiers syrien, irakien et yéménite. En définitive, et même « moins protégée », la dictature wahhabite pourra continuer longtemps à se jouer du cynisme mercantile et des lâchetés des démocraties occidentales.
La guerre secrète de la CIA
En octobre 2014, sur CNN, le richissime prince Al-Walid bin Talal doit répondre à la question suivante : « Qu’en est-il du financement du terrorisme par les grandes fortunes saoudiennes ? » Sa réponse : « Très honnêtement, je dois vous dire que, oui, on avait une faiblesse de ce côté-là. Malheureusement, quelques éléments extrémistes en Arabie saoudite ont financé des groupes terroristes en Syrie. Mais maintenant, tout ça, c’est terminé. » Le 23 janvier 2016, une enquête approfondie du New York Times rouvrait le dossier, en révélant que l’Arabie saoudite avait financé la guerre secrète de la CIA en Syrie dès 2011, avec le feu vert de Barack Obama, et ce à hauteur de « plusieurs milliards de dollars ».
Et le quotidien new-yorkais concluait que le financement saoudien représentait, de loin, la principale contribution étrangère au programme de livraison d’armes aux rebelles qui combattent l’armée gouvernementale syrienne. Au passage, la même enquête soulignait la responsabilité de premier plan de Mohamed bin Nayef (MBN), le prince héritier saoudien qui a été décoré de la Légion d’honneur par François Hollande le 4 mars 2016. À l’évidence, Les Dollars de la terreur n’empêchent pas la poursuite des affaires et des amitiés particulières. Identifiés et dénoncés depuis une bonne vingtaine d’années, Les Dollars de la terreur n’en continuent pas moins à défier le bon sens, les consciences et l’honneur de nos vieilles démocraties.
(1) Le pacte du Quincy a été signé le 14 février 1945 à bord du croiseur USS Quincy (CA-71) entre le roi Ibn Séoud, fondateur du royaume, et le président américain Franklin Roosevelt de retour de la conférence de Yalta. Il comporte quatre volets principaux : la protection de l’Arabie saoudite fait partie des « intérêts vitaux » de Washington ; la stabilité de la péninsule arabique et le leadership régional saoudien font aussi partie de ces « intérêts vitaux » ; en contrepartie, le royaume garantit l’essentiel de l’approvisionnement énergétique américain ; les autres clauses portent sur le partenariat économique, commercial et financier saoudo-américain ainsi que sur la non-ingérence occidentale dans les questions de politique intérieure saoudienne. La durée de l’accord était prévue pour être de 60 ans. Il a été renouvelé pour une même période en 2005 par le président George W. Bush.
(2) Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, Alain Chouet, Éd. La Découverte, 2011.
(3) Atlas de l’islam radical, Xavier Raufer (dir.), CNRS Éditions, 2007.
(4) Guide du petit djihadiste, à l’usage des adolescents, des parents, des enseignants et des gouvernants, Pierre Conesa, Éd. Fayard, 2015.
(5) Le Proche-Orient éclaté, Georges Corm, Éd. Gallimard, 2000.
(6) Les Dollars de la terreur – Les États-Unis et les islamistes, Richard Labévière, Éd. Grasset, 1998. Les Coulisses de la terreur, Éd. Grasset, 2003. Vérités et mythologies du 11 septembre 2001, Nouveau-Monde Éditions, 2011.
Chronique parue dans le numéro de février 2017 d’Afrique Asie