« Des actes de guerre avec l’intention de détruire, dans sa totalité ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux », voici la définition du mot génocide que donnent les Nations unies. Le 9 août, la coalition saoudienne a relancé une guerre contre le Yémen qui correspond à cette définition : une attaque contre une ethnie et un groupe religieux implanté au Yémen depuis le VIIIe siècle – les Zaydites – et contre l’héritage millénaire du Yémen.
La guerre lancée en mars 2015 contre le Yémen par une coalition de dix États est d’une telle brutalité qu’elle a fait, selon certains, une dizaine de milliers de morts et plus de 2 millions de déplacés. C’est une guerre illégale – elle n’a pas l’approbation de l’ONU – une guerre qui n’a respecté aucun des principes du droit de la guerre : 23 hôpitaux ont été bombardés, 30 écoles détruites et des enfants ont été particulièrement ciblés. Un rapport de l’ONU, retiré suite à des pressions massives de l’Arabie saoudite, accuse la Coalition d’être responsable à 60 % de la mort de 6400 civils depuis mars 2015, dont près d’un tiers sont des enfants : 785 ont été tués et 1168 blessés. C’est près de 6 enfants par jour ! Et au-delà des massacres d’êtres humains, les Saoudiens s’en prennent également à la mémoire de ce peuple, détruisant délibérément le patrimoine culturel et historique particulièrement riche de ce pays.
La brutalité des Saoudiens n’est pas une surprise ; ce qui choque davantage, c’est le soutien éhonté apporté par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France à l’Arabie saoudite, avec la complicité des principaux médias qui ne rapportent pas les faits. Au-delà du déshonneur qu’il porte aux populations de ces pays, il constitue un crime de guerre, un crime contre l’humanité.
Cet article, basé sur les avertissements que d’éminents spécialistes du Yémen ont lancé lors d’un colloque fin juin à l’Assemblée nationale, cherche à provoquer une révolte contre ces politiques en « Occident ».
Détruire un peuple en effaçant sa propre compréhension de son histoire
Le 29 juin, Hervé Féron, député socialiste de Meurthe et Moselle, a lancé encore un pavé dans la mare, en organisant un colloque pour dénoncer les terribles dégâts provoqués par la guerre honteuse menée par l’Arabie saoudite, avec le soutien des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, contre l’un des pays le plus pauvres au monde : le Yémen.
Le motif de cette guerre ? « Déloger » le mouvement houthiste qui a pris le pouvoir au Yémen en 2014 et que l’Arabie saoudite accuse d’être proche de l’Iran. D’une violence inouïe, les combats ont déjà provoqué, selon les organisations d’aide internationale, l’une des crises humanitaires les plus graves du monde, sinon la plus grave, avec plus de 70% de ses 24 millions d’habitants menacés de mort par la faim. Depuis mars 2015 on recense plus de 7 000 morts, dont de nombreux civils, 10 000 blessés et plus de 2 million de déplacés.
Mais ce n’est pas uniquement les Houthis qui sont visés, c’est aussi le patrimoine millénaire du Yémen, sa mémoire. Les raids aériens, les bombes, les combats, mais aussi les pillages, ont provoqué déjà d’immenses dégâts, notamment dans trois sites classés « patrimoine mondial de l’humanité » et désormais « patrimoine en péril » : la vieille ville de Sanaa, les anciennes cités de Zabid dans l’Ouest et Shibam dans l’Hadramaout (Est).
Pire encore, la coalition s’en prend à des sites n’ayant aucun intérêt militaire, tels le barrage de Marib, la très ancienne cité de Baraqish et le Musée régional de Dhamar, accréditant la thèse qu’il s’agit là d’une volonté de détruire une culture et sa mémoire historique. Un seul bombardement a suffi pour détruire la totalité de 12 500 pièces du Musée de Dhamar, a déclaré au colloque Iris Gerlach, de l’Institut archéologique allemand. Parmi eux des vestiges de la civilisation Himyarite datant de 275 à 571, des centaines d’inscriptions en sabéen – langue du royaume de Saba (800 av. J.-C.), et une collection de la période islamique. Tout porte à croire que les Saoudiens, sunnites, sont prêts à tout pour exterminer des Houthis, adeptes du zaydisme, une branche du chiisme.
C’est donc pour tirer la sonnette d’alarme sur les menaces que la guerre fait peser, en particulier, au patrimoine particulièrement riche de ce pays, souvent inconnu du grand public, que M. Féron, en collaboration avec Mme Anne Regourd, chercheuse au CNRS et à l’université de Copenhague, a réuni ce 29 juin au Palais Bourbon les meilleurs spécialistes du patrimoine historique du Yémen, dans les domaines de l’architecture, de l’archéologie, des archives et des manuscrits.
Et la coalition est d’autant moins excusable qu’elle savait. Car trois archéologues Iris Gerlach, l’italienne Sabina Antonini et le français Jérémie Schiettecatte avaient pris soin de fournir à l’UNESCO la liste des cinquante sites archéologiques historiques et patrimoniaux à protéger. Liste qui fut ensuite transmise à la coalition par l’UNESCO en juin 2015.
Impossible de couvrir toute la documentation de grande valeur transmise lors de ce colloque. Aussi, le grand public étant plus sensible aux images de beauté qu’aux textes, nous nous concentrerons ici sur les atteintes au patrimoine architectural et archéologique. Nos remerciements à Paul Bonnenfant qui nous a accordé la permission d’utiliser des photos qu’il a prises de ces sites magnifiques entre 1975 et 2004.
Patrimoine architectural
Paul Bonnenfant, chercheur au CNRS, a ouvert la première partie du colloque en amenant les participants, du Nord au Sud, « sur la route de la guerre et des destructions » du patrimoine architectural du Yémen (Fig.1).
Il n’a d’ailleurs pas gardé sa langue dans sa poche, dénonçant tout à tour cette guerre qui oppose les sept plus grandes puissances mondiales à un Yémen se situant au plus bas de l’échelle des pays classés selon leur richesse (157e sur 187 !), la vente massive d’armes par la France (16 milliards d’euros) à l’Arabie saoudite, – « l’une des dictatures les plus violentes du monde » – et l’octroi de la Légion d’honneur au Prince ben Salmane. Tout cela, a-t-il commenté, n’est « pas très moral ».
M. Bonnenfant a commencé son tour d’horizon par Saada, bastion des Houthis, qui a fait l’objet d’un véritable acharnement des Saoudiens et où la Mosquée Al-Hadi (1200 ans !) a été partiellement détruite par des bombardements (Fig. 2 et Fig. 3), tout comme des maisons millénaires en pisé et des minarets centenaires. Zafar ensuite, ancienne capitale de la confédération tribale himyarite (110 av. J-C. à 525 ap. J-C.) où le deuxième site archéologique du pays après Marib a été victime des bombardements.
La magnifique Sanaa ensuite, l’un des trois sites classés patrimoine mondial de l’UNESCO et capitale actuelle du Yémen (Fig. 4) : 5000 des 9000 belles maisons à étages du quartier al-Qasimi (Fig. 5), datant de son apogée entre les VIIe et VIIIe siècles ont subi d’importants dégâts par des raids aériens. (Fig. 6)
Puis Radaa, avec sa Madrassa – mosquée collège – du XVIe siècle, aux coupoles alignées (Fig. 7), Jibla avec sa mosquée et le Palais de la reine zaydite, Arwa al-Sulayhi.
Taïz ensuite. Au cœur des combats depuis 15 mois, cette ville construite sur un mont à 1400 m. (Fig. 8) est dévastée. Sa forteresse médiévale d’Al-Qahira (en français : « Le Caire ») a été bombardée (Fig. 9) et le musée détruit. La population au sein de la ville manque de tout : hôpitaux, eau, vivres. D’autres monuments magnifiques sont menacés à Taïz. (Fig. 10, 11, 12).
Puis Zabid, deuxième ville inscrite au patrimoine international de l’UNESCO. Ancienne capitale du Yémen entre le XIIIe et le XVe siècle, Zabid a eu une grande importance pendant des siècles en raison de son Université islamique et de la beauté de son architecture civile et militaire (voir Fig. 13 et deux autres images de mausolées dans l’Hadramaout en Fig.14 et Fig. 15)
La vieille ville fortifiée de Shibam, enfin, troisième site inscrit au patrimoine mondial avec ses bâtiments en brique crue, élancés sur sept étages, construits sur un éperon rocheux de la vallée de Hadramaout. Ses impressionnantes structures en forme de tours lui ont valu son surnom de « Manhattan du désert ». (Fig. 16).
Le Royaume de Saba
Iris Gerlach, responsable de la branche de Sanaa de l’Institut d’archéologie allemand, a ouvert la deuxième partie du colloque. Dans un discours intitulé « L’Arabie Felix oubliée » elle s’est étendue longuement sur le patrimoine archéologique hérité du Royaume du Saba (début du premier millénaire av. J.C. jusqu’à l’an 116 av. JC.), aujourd’hui menacé.
Elle a dénoncé en particulier les raids aériens subis par les écluses, seules pièces ayant survécu au temps, de l’ouvrage le plus remarquable de cet ère : le grand barrage hydraulique de Marib, (Figs 17 et 18 barrage marib) Ce barrage a été la clef de voûte de l’essor millénaire du grand royaume de Saba, s’étendant sur les territoires actuels du Yémen jusqu’à l’Éthiopie, l’Érythrée et Djibouti.
A l’aide des systèmes d’irrigation hautement développés, il était possible à Marib de changer le désert en une terre fertile et luxuriante et d’entretenir le plus grand paysage d’oasis artificiel de l’ancien monde pendant plus de 1000 ans. En tant que carrefour majeur des routes commerciales arabes, Saba a organisé et contrôlé le commerce longue distance des parfums, encens et myrrhe notamment. Ces produits, convoités par le monde méditerranéen et la Mésopotamie, ont rapporté des profits énormes aux royaumes arabes du vieux Sud, parmi lesquels Saba était l’un des plus influents et puissants. Ces revenus ont été investis, entre autres choses pour élaborer des programmes de construction, de complexes urbains, de sanctuaires, de palais et aussi d’installations de gestion de l’eau. (…)
L’antique Marib, capitale de ce royaume est un
centre urbain de 94 hectares de largeur est ceint par des murs protégeant des temples magnifiques, des palais, des quartiers résidentiels, des zones de rangement pour les caravanes ainsi que des jardins grandioses. Les jardins et les champs étaient irrigués par un vaste système de canaux alimentés par le Grand Barrage de Marib. Cette structure était un véritable chef-d’œuvre d’ingénierie, l’irrigation des champs étant réalisé uniquement grâce aux moussons qui arrivaient deux fois par an dans les montagnes du Yémen. Les précipitations étaient collectées dans les wadis, qui inondaient puissamment le désert aride avoisinant. Les gigantesques quantités d’eau qui coulaient, de manière totalement incontrôlées de la région montagneuse vers le désert étaient stoppées à Marib par un barrage construit entre deux massifs de roche [de 20 m. de hauteur et 600 m. de longueur]. Cette barrière restreignait ainsi le flux d’eau, l’atténuait et le redirigeait vers les écluses : l’écluse du Nord et l’écluse du Sud.
Les manuscrits du Yémen
La troisième partie du colloque fut consacrée à l’état des archives, des manuscrits, et même du patrimoine musical du Yémen. C’est Anne Regourd, directrice aussi des Chroniques du manuscrit au Yémen (CYM) qui a traité de la richesse des manuscrits du pays, et de la nécessité de les préserver de la guerre.
Dans un article co-écrit avec David Hollenberg dans le magazine du CMY (012016), les deux spécialistes examinent le contenu spécifique du corpus des manuscrits du Yémen ce qui contribue à mieux comprendre les questions de fond qui alimentent la guerre entre l’Arabie saoudite, sunnite, et les Houthis, zaydites chiites. Par rapport aux autres pays musulmans, les manuscrits du Yémen sont plus riches dans les domaines de la jurisprudence, de la théologie dialectique, de la grammaire, de l’histoire, des belles lettres, des sciences, de l’exégèse du Coran et de la piété. Ils témoignent d’un islam classique qui a produit une théologie dialectique plus rationaliste fondée non sur un rigorisme textualiste, mais sur l’idée d’un apport nécessaire de l’intellect humain, de la philosophie et de la logique. Une zone culturelle qui s’est étendue à travers le croissant qui comprend l’Iran, l’Irak, Bilad el-Cham et le Yémen zaydite.
Si tout un effort est déjà mené pour sauvegarder ces manuscrits détenus par de nombreux particuliers par un réseau particulièrement motivé d’ONG et d’organisations locales à but non lucratif, une assistance internationale doit être donnée à ces dernières.
Appel à la mobilisation
Malgré de nombreuses dénonciations, ces destructions au Yémen n’ont pas suscité jusqu’à présent la même levée de boucliers que des atteintes similaires en Syrie, en Irak ou au Niger. Le 7 septembre 2015, M. Féron avait déjà posé une question écrite à la ministre de la Culture de l’époque, dénonçant « l’incroyable inaction » de la communauté internationale. Il avait demandé à la Ministre de s’exprimer publiquement afin « d’empêcher l’Arabie saoudite de raser la mémoire plusieurs fois millénaire de cette partie du monde » car, disait-il, en citant George Orwell :
Le moyen le plus efficace pour détruire les gens est de nier et d’effacer leur propre compréhension de leur histoire !
Pour lire cette étude bien illustrée, lire :
https://www.solidariteetprogres.org/Yemen-la-france-doit-mettre-fin-genocide.html