Combien de temps faut-il pour être informé des réalités d’un coup d’Etat ? Beaucoup, et nous avançons prudemment. Pourtant, petit à petit, des réalités se dessinent. Je rappelle que toute contre-info est bienvenue.
Les bases du putsch se confirment
Le premier point est une incroyable carence du service de renseignement, le MIT, pourtant sur les charbons ardents avec ce qui se passe sur la frontière syrienne. Les premiers actes internes de l’armée ont eu lieu vers 16 heures, mais Erdogan a été avisé par son beau-frère dans la soirée, vers 20 heures, et s’est trouvé dans l’incapacité de joindre alors le patron du MIT.
Ensuite, s’il y a dans ce coup d’Etat une improvisation qui surprend – notamment, pourquoi commencer les opérations publiques un vendredi soir d’été à 21 heures, quand toute la population est dans la rue ? – le commando qui était en route pour s’occuper d’Erdogan avait pour mission de le descendre, et ça s’est joué à un quart d’heure près. Le genre de truc qui vous fait réfléchir, et qui laisse des traces.
Enfin, si Erdogan a pu quitter sa résidence, et rejoindre l’aéroport Atatürk à Istanbul, c’est parce que des généraux kémalistes ont pris sur eux d’assurer sa sécurité aérienne, alors que des avions putschistes étaient dans le ciel.
Alors Gülen ?
Le chef d’état-major, Hulusi Akar, a été placé sous surveillance militaire, avec contrainte physique et menacé armée, pendant 20 heures pour signer une déclaration indiquant que les putschistes annonçaient avoir pris le pouvoir, mais il a refusé. C’est lui qui explique que les généraux putschistes voulaient le mettre en lien avec Fethullah Gülen.
Au sens judiciaire, nous n’avons pas les preuves. Mais nous devons constater que :
(1) la déclaration d’un chef d’état-major ce n’est pas rien,
(2) la répression actuelle, brutale, vise essentiellement les réseaux Gülen, et non l’opposition de gauche et kurde;
(3) pour le moment, Gülen n’oppose pas grand-chose pour contredire Erdogan.
L’Occident ?
Erdogan a eu la vie sauvée de justesse grâce à l’armée, et ce vécu l’oblige à de solides remises en cause.
Le plus évident est que des pans entiers de l’appareil d’Etat, sur lesquels il comptait, parce qu’islamistes, ont lâché, alors que les piliers de l’armée kémaliste ont tenu bon. Ça, ça change beaucoup de choses.
Le régime a aussi mesuré à la loupe les réactions des Etats le temps du putsch. Cela a amené Erdogan à reconnaître que son ennemi El Assad avait immédiatement condamné le putsch, quand tant d’autres « alliés » attendaient prudemment que ça se passe, visiblement prêts à accepter beaucoup pour tourner la page Erdogan. Celui-ci dénonce désormais : « Malheureusement, l’Occident soutient le terrorisme et se range aux côtés des putschistes. Ceux que nous imaginions être nos amis prennent le parti des putschistes et des terroristes ».
Le poids des alliances
Les options diplomatiques d’Ankara donnent le tournis, alors que se profile une visite d’Erdogan en Russie, pour rencontrer Poutine. Il se dit que la Russie serait intervenue de manière très utile lors des heures brûlantes, et meurtrières, du coup d’Etat.
Bon. Mais dans le même temps, la Turquie d’Erdogan veut tout faire pour obtenir le renversement du régime de Bachar,… et s’opposer au territoire kurde indépendant, que soutiennent les Etats-Unis et la France. Elle dit aider la résistance palestinienne, alors qu’elle affiche le rétablissement de ses relations diplomatiques avec Israël, dans un grand deal tripartite avec l’Arabie Saoudite. Et surtout, la Turquie reste un pilier de l’OTAN.
Dans cette région du monde, il est impossible de faire sans la Turquie, ce grand Etat de 75 millions d’habitants, à l’emplacement stratégique, et les Etats occidentaux tournent en rond, avec des taux d’hypocrisie pathologiques. Aussi, la vraie réponse ne peut venir que de Turquie : soit elle revient à sa politique étrangère de zero problem avec les voisins, quels qu’ils soient – ce qui veut dire faire des concessions à tous et ne jouer que dans ses frontières – soit elle maintient sa volonté d’être puissance dominante. Mais il lui faudra assumer les critiques contre les pays occidentaux, et alors prendre ses distances vis-à-vis des boss de l’OTAN. Ce qui semblait impensable avant le coup d’Etat.
Ce serait un bouleversement, et ça ne peut se jouer que par petites touches. Attendons la rencontre Erdogan – Poutine de ce début aout, et surveillons les infos.
Le blog de Gilles Devers