Compte rendu de la rencontre débat autour du livre de M. Ahmed Bensaada: « Kamel Daoud: Cologne, contre-enquête ».
Un livre qui décortique une fabrication néo-coloniale publié chez une maison d’édition qui porte le nom d’un des plus grands déconstructeurs d’idéologies coloniales, à savoir l’immense Frantz Fanon ! Le livre d’Ahmed Bensaada : « Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête », ne pouvait mieux atterrir.
C’est avec beaucoup d’impatience que nous attendions la publication de ce livre, et c’est avec plaisir et un grand intérêt que nous avons écouté le philosophe M. Mohamed Bouhamidi nous parler du livre, de sa genèse et de comment il a connu son auteur. Tout cela autour d’un thé à la librairie Fateh Kitab, de la cité des Bananiers.
Ahmed Bensaada est physicien, et sa formation scientifique a grandement influencé son écriture littéraire, comme indiqué dans la quatrième de couverture, qui compare son analyse avec « la précision d’un cyclotron ».
Ce physicien de renom a quitté l’Algérie pour le Canada après l’assassinat de son frère par le terrorisme intégriste durant la décennie noire. Un superbe poème est d’ailleurs dédié à ce défunt frère au début du livre, et cela n’est pas sans rappeler encore une fois Fanon, brillant scientifique et génial poète et prosateur.
Ahmed Bensaada est donc professeur de physique au Canada, où il a été distingué et honoré de nombreuses fois et pour sa pédagogie, et pour la qualité de ses ouvrages.
Il écrit spontanément sur la politique, et c’est en intervenant sur l’affaire de la « Caravane Camus » qu’il va croiser le chemin de M. Bouhamidi, qui était à l’époque, avec M. Abdelali Merdaci, dans la lutte contre l’érection de Camus en modèle d’identité algérienne, dans une initiative de reconquête néocoloniale par la culture. M. Bensaada va publier un enregistrement audio de Camus faisant l’éloge du colonialisme, qui va apporter au débat un argument décisif et révéler la manipulation qui voudrait faire passer l’écrivain pied-noir pour un progressiste fraternel.
M. Bensaada va aussi révéler dans un livre à succès, «Arabesque américaine», les rouages des ONG et des cyberactivistes. Par ailleurs, la plupart de ses articles sont traduits dans une dizaine de langues. Il va travailler à révéler la fausseté des clivages culturels (islamiste/moderniste, arabophone/francophone, etc.) qui ne font que masquer les conflits fondamentaux entre les puissances de l’argent, où les masses populaires sont réduites à de la chair à canon.
Enfin dans « Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête », il va déconstruire le discours néocolonial que porte le chroniqueur du Quotidien d’Oran, relayant ainsi les élucubrations racistes et essentialistes que n’osent plus assumer publiquement les BHL et compagnie. Bensaada démontre que de manière générale, l’intellectuel aliéné va ainsi répondre au besoin de l’impérialisme d’avoir un discours raciste et essentialiste qui vienne de l’autochtone lui-même, lequel traite les siens de « barbares » (violeurs-nés, fainéants-nés, criminels-nés) ; cela afin de justifier l’impérialisme humanitaire, selon la formule de Bricmont, qui se pose alors comme la bouée de sauvetage réclamée à cor et à cri par la minorité « éclairée », pour les sauver de leurs masses incultes et barbares qui menacent de les lyncher ; témoin l’idiot utile Hamadache qui fournit l’alibi de cette prétention chimérique et fantasmatique de « Spinoza d’Orient », comme a subtilement ironisé M. Merdaci.
On comprend ainsi pourquoi Jacques-Marie Bourget qualifie Daoud de « technicien de surface de BHL » dans la préface du livre : il porte le discours raciste et essentialiste que BHL, malgré sa bêtise éhontée (voir l’affaire Botul) n’oserait porter lui-même.
Dans « Peau noire, masque blanc », Fanon va nous rapporter cette anecdote : « Récemment, un camarade nous disait que, sans être antisémite, il était obligé de constater que la plupart des juifs qu’il avait connu pendant la guerre s’étaient comportés en salauds. Nous avons vainement essayé de lui faire admettre qu’il y avait dans cette conclusion la conséquence d’une volonté déterminée de détecter l’essence du juif partout où elle pouvait se trouver. » L’essence décrétée, tout fait contingent qui tendrait à la « prouver » est fixé en trait éternel inhérent à cette essence immuable.
Pareillement, Daoud va, de manière obsessionnelle, s’atteler à détecter l’essence de l’arabo-musulman dans tout ce qu’il y a de négatif en Algérie et ailleurs, oubliant que l’arabe peut être aussi chrétien, juif, zoroastrien ou athée, et que le musulman peut être de toutes les races et ethnies. Son concept boiteux et fourre-tout atteindra le paroxysme du délire essentialiste dans sa chronique sur les événements de Cologne, ce qui lui vaudra la critique d’intellectuels progressistes qui dénonceront, à juste titre, ses «fantasmes» et autres régurgitations des vieilles antiennes d’extrême-droite.
M. Bouhamidi évoquera trois points importants concernant la parution du livre de M. Bensaada :
- Les supporters de Daoud, selon une logique déjà éprouvée, vont crier au lynchage, et opposer à Bensaada la liberté d’expression de Daoud, comme si le livre de Bensaada était un bâillon sur la bouche du chroniqueur et ses adeptes. Ainsi, la liberté de Daoud résiderait dans l’interdiction aux autres de critiquer ses propos ; anticiper sur cette contradiction est essentiel pour les débats à venir autour de la réception du livre.
- Peut-on considérer qu’un discours idéologique renvoie à une réalité cachée et sous-jacente, et de ce fait peut-on y répondre en conséquence ? M. Bouhamidi s’explique : il y a une chape de plomb qui s’abat sur quiconque tente de révéler les ressorts cachés et inconscients chez celui qui porte un discours idéologique, de surcroît raciste et essentialiste. Ainsi le collectif d’intellectuels qui ont répondu à Daoud s’est vu traité de « muftis laïques », voire de terroristes. Or, notre combat de libération nationale s’est bâti sur la critique et la déconstruction du discours colonial posé comme évident et allant de soi, depuis les différents mouvements nationalistes et les oulémas jusqu’à Frantz Fanon. Il n’est point exagéré de dire qu’aujourd’hui, l’enjeu est le même : seules les formes ont changé.
- Jusqu’à présent le discours anticolonial et anti-impérialiste s’est toujours fait en Algérie de manière défensive, contre les initiatives de reconquête culturelle néocoloniale. D’où l’aspect fragmentaire et fragmenté de ces réactions.
L’immense mérite de M. Bensaada est de synthétiser ces débats et d’offrir un outillage conceptuel qui permet de passer de la réaction défensive et conjoncturelle aux initiatives du néocolonialisme, à une plate-forme de réflexion pour produire une culture en général et une littérature en particulier, nationales et désaliénées.
Ce livre est ainsi un manifeste pour la culture nationale, pour la réappropriation de la culture et sa désaliénation; qui permettra de renouer avec les grands noms de notre littérature nationale, avec nos classiques.
M. Bouhamidi conclura ainsi son allocution en rappelant cette phrase de Fanon : « Le plus haut degré de la culture nationale, c’est la conscience nationale. »
Puis le débat a été ouvert et ce fut l’occasion pour M. Bouhamidi de rappeler que les luttes internes des pays impérialistes se répercutent sur les pays objets de leur impérialisme. Et lorsque ces pays se croient acteurs, ils ne sont en vérité qu’instruments.
Il a aussi évoqué le fait que la « Caravane Camus » ayant été un échec, la stratégie néocoloniale s’est réorientée vers la musique, où il s’agit maintenant de nous faire avaler que notre musique populaire est l’œuvre des juifs pieds-noirs.
Il nous a rappelé à cette occasion que « El Djed », que l’on pourrait traduire par « le sérieux », c’est-à-dire ce courant du Chaâbi aux textes graves et profonds, a été une réaction populaire contre la stratégie coloniale d’avilissement par le divertissement, les jeux et la luxure, afin de détourner la jeunesse des mouvements nationalistes naissants.
Enfin nous avons conclu en disant que la seule chance de reprendre le flambeau de nos aînés est de retrouver nous-mêmes les moyens de produire une culture nationale en dehors des circuits officiels.
En somme, c’est ce à quoi s’est attelé M. Bensaada, et nous espérons vivement que son excellent et précieux travail suscitera des émules parmi tous les patriotes sincères, car, comme disait Fanon : « Il nous semble que les lendemains de la culture, la richesse d’une culture nationale sont fonction également des valeurs qui ont hanté le combat libérateur. »
Djawad Rostom Touati
Source : Point de lecture – Algérie (Fans et loups)