Dans l’Histoire, les conquêtes éphémères sont légion. Une armée victorieuse s’avance, occupe le terrain, force les populations à se soumettre puis, très rapidement les vaincus se soulèvent et balaient ceux qui se croyaient devenus les nouveaux maîtres. Nous le voyons sous nos yeux en Irak comme en Afghanistan. Conscients de ce danger, les colonisateurs européens en Afrique s’étaient organisés afin de pérenniser leur présence.
Pour comprendre comment les choses se sont passées concrètement, une équipe de jeunes chercheurs a étudié les mécanismes de maintien de la présence européenne sur le continent, en démythifiant certains préjugés. Pour le faire, ils ont détaillé avec précision les tentatives d’établir des réseaux policiers destinés à quadriller plusieurs colonies françaises, et se sont aussi intéressés au Soudan, alors anglo-égyptien. Une double conclusion s’est imposée à eux : il est quasiment impossible de dissocier l’action policière de la répression militaire dans les colonies et, contrairement à certaines affirmations de principe, le pouvoir colonial a mis énormément de temps à contrôler effectivement les territoires qu’il affirmait sous sa coupe.
La soumission de vastes régions a longtemps été plus formelle que réelle. L’autorité, exercée au quotidien par les hiérarchies traditionnelles, se trouvait épisodiquement relayée par quelques représentants du colonisateur, renforcés occasionnellement par l’incursion de forces plus significatives. Cette police, dont la fonction était interchangeable avec celle de l’armée occupante, a d’abord cherché à tenir le pays dans l’obéissance, se faire respecter et récolter les impôts. C’est bien après qu’arrivent les tentatives de remodeler les sociétés soumises. Dans cette béance, d’irréductibles mouvements de résistance n’ont cessé de contester le fait accompli. Leur histoire est aujourd’hui largement étudiée. En revanche, on s’est moins intéressé à l’imposition par étapes du pouvoir impérial, à ses effets sur les sociétés assujetties et, en conséquence, sur la formation des États indépendants.
Au terme de l’évolution coloniale, son mode d’organisation a fini par s’imposer, au moment même où le processus de décolonisation s’amorçait. Paradoxalement, l’influence de la métropole s’accrut après la fin théorique de l’Empire. D’une part, les nouveaux dirigeants, adoubés par le colonisateur, étaient parfois amenés, pour conserver leur position, à se retourner contre ceux dont la révolte avait permis leur ascension ; de l’autre, la modernisation des sociétés a diffusé dans leur profondeur des valeurs et des modes de fonctionnement hérités du régime antérieur.
Dans le contexte colonial comme après les indépendances, le rôle des évolués, celui des anciens agents du pouvoir colonial et celui des notables traditionnels ont été recyclés au sein des jeunes États. À travers eux s’est perpétuée une large part des héritages coloniaux. A contrario, c’est aussi à partir de cercles de nantis de la colonisation que les soulèvements les plus menaçants se sont développés contre elle.
Ces conclusions ne sont pas les fruits de raisonnements abstraits, mais d’observations minutieuses de l’histoire de plusieurs pays aujourd’hui indépendants. En les présentant, les auteurs de ce livre rappellent la rude mise en place de la colonisation. Ils l’illustrent aussi en évoquant certains personnages singuliers représentatifs de cette époque.
Dans une puissante introduction, Emmanuel Blanchard et Joël Glasman font un sort aux thèses lénifiantes sur la colonisation. Adossés à une très vaste bibliographie, diverse, bien maîtrisée et parfois inédite, ils proposent une approche sans complaisance. Voulait-on « pacifier », « civiliser » ou, plus crûment, dominer ? Le « droit » colonial, le système carcéral, le travail forcé et la violence extrême, infligés aux populations sujettes, sont mis en perspective d’un système foncièrement inégalitaire. En vis-à-vis, le colonisé s’esquive, évite, se coule dans le moule, si ce n’est collabore, pour mieux se défendre ou, plus fièrement, affronte à visage découvert l’oppression. Dans tous les cas, en dépit de la puissante machine à broyer, les colonisés encaissent le choc et survivent.
La garde indigène de Madagascar, décortiquée par Nicolas Courtin, manifeste par sa nature autochtone, le nombre limité de ses membres et la multiplicité des tâches qu’on lui attribue la quasi-impossibilité de contrôler véritablement le territoire. On découvre ainsi la pratique d’un indirect rule (pouvoir sous-traité à des responsables du cru) à la française. André Dia montre le renseignement français au Cameroun inquiet successivement de la menace islamiste, de la menace germanique et s’attaquant finalement au soulèvement de l’Union des populations du Cameroun (UPC). Face à ce puissant parti marxiste, l’implacable et brutal Georges Conan, de la police française, parviendra à ses fins, comme le décrit, dossiers en main, Jean-Pierre Bat. À travers la révolte antibritannique des officiers soudanais de 1924, Elena Vezzadini, montre les serviteurs les plus privilégiés du Soudan anglo-égyptien dressés contre le pouvoir de Londres et se réclamant de celui du Caire.
Dans ce cas, comme dans d’autres, se révèle en filigrane le rôle central des interprètes, intermédiaires indispensables, capables de par leur position centrale de basculer dans divers sens et d’acquérir du pouvoir. Mokhtar Ould Daddah, premier président mauritanien, fut l’un d’entre eux. Camille Evrard évoque son officier traitant, François Beslay, déchiré entre sa fidélité à son drapeau et son attachement à ses méharistes. Avec la question du maintien de l’ordre dans la future Mauritanie, elle met d’abord le doigt sur la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, de tracer des frontières dans l’immensité d’un Sahara traversé en tous sens par des nomades et habité aux franges par des sédentaires.
Romain Tiquet évoque le rôle politique de la police à la veille de l’indépendance de la Haute-Volta. Il l’illustre avec la biographie de Hubert Kho, premier policier indigène à avoir gravi les échelons, confronté aux tentatives d’instrumentaliser la police. Le cas des frères Xavier et Achille Béraud, métis franco-dahoméens, se voulant plus français que les Français, est lui aussi symptomatique de personnels au service exclusif de la France, sans états d’âme. Bénédicte Brunet-La Roche laisse entendre la crainte qu’ils inspiraient aux Dahoméens. Quant à Artine Hamalian, Arménien ayant fui le Proche-Orient avec les indépendances de la Syrie et du Liban pour suivre l’administration française, sa connaissance du monde musulman lui permit de conseiller le président tchadien François Tombalbaye. Les croquis de Jean-Pierre Bat et des cartes illustrent le texte.
L’un des intérêts majeurs de ce livre est qu’il s’appuie sur des documents de première main, donnant encore plus de force à sa charge contre la colonisation. Cette rigueur des faits bruts, ajoutée à la mise en évidence d’aspects inédits et d’événements méconnus, en fait un ouvrage de base. Rédigé dans un style fluide, en dépit de renvois nombreux et précis, ce travail universitaire est aisément accessible à tout un chacun. À lire avec plaisir et profit.
Maintenir l’ordre colonial, Afrique et Madagascar, xixe et xixe siècles, dir. Jean-Pierre Bat et Nicolas Courtin, Presses universitaires de Rennes, 2012, 220 p., 17 euros.