C’est René Caumer, le préfacier, qui a raison : Dans Avec Clouscard, le nouveau livre de François de Negroni, on a presque deux portraits pour le prix d’un. Celui de Michel Clouscard (1928-2009), philosophe primordial, tenu toute sa vie à distance méprisante par ceux dont il sut d’emblée déjouer, avec force arguments rhétoriques, l’imposture intellectuelle, cette « intelligentsia impérialiste post-soixante-huitarde qui attendrait à peine une décade pour pondre les nouveaux philosophes », écrit René Caumer. Et puis le portait de l’auteur, ou du moins la partie de lui-même qu’il met en avant pour évoquer son amitié et son admiration pudique envers Clouscard. « Il a exhaussé mes intuitions en concepts, il a été mon logos », confesse-t-il.
Deux talents, et même trois, voire quatre, dans cette balade sociobiographique où l’on croise tout le gratin politico-mondain de la France des années 1970-1980. Car la préface de Caumer – qui vient de disparaître – tout comme la quatrième de couverture de Dominique Pagani sont du même tonneau que les pages de Negroni : savoureuses, stylées, incisives, relatant avec connivence l’homme dans son « quotidien si singulier » et sa pensée hors norme.
Rien d’étonnant à cela : François, René, Domi, mais aussi Loulou – le peintre-poissonnier Louis Schiavo dont une toile illustre la couverture du livre – forment la garde rapprochée historique de Clouscard. Ils se sont connus pendant quatre décennies, ont porté le même regard sur le monde, eu le même humour, tantôt potache tantôt sarcastique, partagé les mêmes analyses. Mais c’est Michel qui sut les théoriser. D’abord dans ce qui est considéré comme la « bible clouscardienne », L’Être et le code – « un livre de 800 pages et de 1,2 kg, ma mère a vérifié », mais aussi des ouvrages plus accessibles, tels, entre autres, Le Capitalisme de la séduction. Il y décortique l’idéologie du libéralisme libertaire et les injonctions au « jouir et consommer tout de suite » de 1968 qui préparaient le monde capitaliste d’aujourd’hui.
Michel Clouscard, qui aimait rien tant que le verbe rond et les bons mots, abhorrait les gauchistes, chantres de la pensée unique et régressive actuelle et leur « terrorisme salonnard ». « Ce tas de chair libertaire qui sert de présentoir au marché du désir ! », s’exclamait-il en voyant Cohn-Bendit à la télévision. On comprend que Negroni ait succombé à la pensée mais aussi au personnage Clouscard !
Joyeux et bon vivant, libre, car connaissant ses déterminants historiques, hermétique aux intimations à se vêtir « comme il se doit », ce professeur de sociologie à Poitiers pouvait porter dans une totale indifférence un vieux survêtement ou un maillot de bain distendu. Une tare lèse-consommation presque aussi grave que d’être resté communiste, pour l’intelligentsia gauchiste qui allait faire le lit du capitalisme financier mondialisé. Mais Clouscard fut un « coco » lucide. Un jour, plaisantant sur l’arrivée de l’Armée rouge à Paris, il railla : « Je suis trop bon communiste, je les gênerai. Ce ne sont pas BHL ou Glucksmann qu’ils enverront en premier au goulag, mais moi. »
Rejeté et daubé par les « maîtres censeurs autoproclamés » de la sphère médiatico-médiatique, Clouscard peina à éditer ses livres. Negroni, dont les livres faisaient alors un tabac, et la « bande » se démenèrent pour diffuser sa pensée. À sa mort, ce travail a fini par payer, rencontrant une demande d’explication impérieuse sur les dérives néocapitalistes d’aujourd’hui. De nouveaux lecteurs le découvrent (1), dont, étonnamment, des Africains d’Afrique. Mais aussi, hélas, par un contre-sens et une manipulation terribles, des adeptes de la droite radicale alléchés par la charge antigauchiste. Le combat pour la réhabilitation clouscardienne n’est pas fini.
(1) Chez Materia Scritta, qui poursuit la réédition de son œuvre.
Avec Clouscard, François de Negroni, Éd. Materia Scritta, 266 p., 18 euros.