Retrouvez en première exclusivité la tribune de Richard Labévière, publiée dans le numéro de décembre 2016 d’Afrique Asie.
C’est, sans aucun doute, l’un des livres de géopolitique les plus importants des dix dernières années (1). Docteur en droit, professeur de l’enseignement supérieur à l’université d’Alger-1 et chroniqueur du quotidien Le Soir d’Algérie, Ammar Belhimer dissèque – avec la précision d’un chirurgien – les troubles sociaux et politiques qui ont embrasé certains États arabes à partir de janvier 2011, événements hâtivement affublés des appellations élogieuses de « printemps » ou de « révolutions »…
L’ultime aboutissement de cette onde de choc a remis au goût du jour le califat, officiellement aboli en 1924. Déjà revendiqué par les égorgeurs des Groupes islamiques armés (GIA) algériens dans les années 1990, le califat new-look s’est ainsi imposé, en prolongement des mal nommées « révolutions rabes », comme le successeur de la Qaïda d’Oussama ben Laden, c’est-à-dire comme la nébuleuse terroriste la plus radicalement engagée contre l’hégémonie géopolitique occidentale. En fait, nous comprendrons, en lisant attentivement Ammar Belhimer, qu’il n’en est rien, et c’est le principal apport de son livre : « Nos sociétés contemporaines sont-elles condamnées – au regard de la persistance de la menace – à intégrer le terrorisme comme une nouvelle donne chronique, au même titre que les catastrophes naturelles, les épidémies, les accidents de la route ou les guerres qui émaillent leurs parcours ? »
Cette intégration de la menace terroriste – amplifiée par les impasses des révoltes arabes – change la donne jusqu’à devenir une nouvelle normalité : « La nouvelle équation vise à contenir, plus exactement à faire avec le risque chronique que présente le terrorisme pour nos sociétés au moindre coût. Au même titre que pour le sida, l’alcoolisme, l’addiction aux drogues et d’autres mots, l’intelligence de la chose consiste, aussi à faire du résultat, à défaut de faire du profit. » Le profit n’est-il pas, du reste, l’ultime stade de cette installation du terrorisme mondialisé au cœur même des logiques économiques, financières et politiques des sociétés occidentales ?
En effet, le terrorisme mondialisé finit par produire des mécanismes de « marchandisation de la violence ». Dans un premier temps, la réponse des pays ciblés consiste à augmenter drastiquement leurs moyens budgétaires en matière de défense et de sécurité. Dans une deuxième étape, les armées régaliennes « externalisent » et sous-traitent de plus en plus de fonctions, y compris dans les domaines les plus régaliens, comme la protection des infrastructures sensibles et stratégiques. La troisième étape voit fatalement une certaine « ubérisation » de la sécurité, chaque citoyen-consommateur finissant par devenir le comptable de sa propre sécurité. Et c’est ainsi que vont fleurir les sociétés privées de gardiennage, de protection rapprochée et personnalisée, de surveillances électroniques et vidéo, d’étude et d’évaluation de la menace, de cabinets de conseil et d’intelligence économique, etc. La marchandisation de la violence finit par faire émerger un secteur économique à part entière. Depuis la série d’attentats meurtriers qui a ciblé la France, le secteur de la sécurité est en passe de produire presque autant d’emplois que le secteur de l’automobile…
Lénine décrivait l’impérialisme comme le stade suprême du capitalisme, on pourrait tout autant qualifier aujourd’hui le terrorisme comme « la face cachée de la mondialisation »(2). Ne cédant en rien aux thèses complotistes, cette lecture dé-constructrice et salutaire relève plutôt d’un procès sans sujet, pour reprendre les propres termes de Louis Althusser, c’est-à-dire d’une forme dominante de vitalisme dont la course à l’argent est devenue le rouage essentiel. Et si l’argent s’est imposé comme le référent dominant des relations internationales depuis la fin de la guerre froide, ce n’est pas tant par le simple hasard de fusions-acquisitions de sociétés financières transnationales que par la nécessité de globaliser et d’imposer les mécanismes d’un marché homogène auquel plus rien ne peut échapper et surtout pas la guerre, ni la paix du reste…
Nous rappelant que la mondialisation est principalement allergique à trois choses – les États-nations, les services publics et les politiques de redistribution sociale –, Ammar Belhimer explique comment l’Union européenne et la Banque mondiale ont dès le début affiché leur soutien aux « révolutions arabes » avant d’en financer certains des principaux protagonistes. Il remet aussi en perspective l’un des premiers actes fondateurs qui entrecroise indissociablement l’islam radical avec le libéralisme économique, à savoir le pacte du Quincy, le premier accord pétrole contre sécurité, scellé par le président américain Roosevelt et le roi Ibn Seoud le 14 février 1945, renouvelé pour 60 ans par George W. Bush en 2005.
Ainsi, l’Arabie saoudite – qui finance l’expansion de l’islam radical et ses produits terroristes dérivés depuis plus de trente ans – demeure aujourd’hui au cœur d’une machine de guerre financière et idéologique. Sa doctrine officielle – le wahhabisme (« à bien des égards, une insulte faite aux musulmans », écrit Belhimer) – assure le cadrage et le suivi idéologique d’une interprétation de l’islam des plus réactionnaires, mais qui se veut dominante et sans partage. Ammar Belhimer encore : « Le wahhabisme est au terrorisme ce que le sein maternel est au nouveau-né : une source irremplaçable de vie. »
Le deuxième allié de cette face cachée de la mondialisation est, sans conteste, la Confrérie des Frères musulmans : créature frankensteinienne du wahhabisme, destinée à promouvoir la dawa’a, la propagation de l’islam version monarchies du Golfe ! Depuis Nasser, pourquoi les administrations américaines successives (républicaines et démocrates) adorent-elles les Frères musulmans ? Très simplement parce qu’avec les Frères musulmans, la jeunesse des pays arabes en est réduite à faire l’aller et retour entre la mosquée et le McDonald’s. En effet, partout où dominent les Frères, point de syndicats, de partis de gauche ou de partis nationalistes arabes. Foncièrement réactionnaires en matière économique, sociale et culturelle, les Frères sont, aujourd’hui encore, les meilleurs alliés des États-Unis et de la propagation de l’économie mondialisée.
Ammar Belhimer : « En Égypte, Obama tisse au grand jour une grande alliance avec les Frères, identifiés comme sunnites. Son projet est de la réhabiliter, en contrepartie de l’acceptation tacite d’Israël et d’une hostilité affichée contre l’Iran chiite et ses “têtes de pont” régionales, résumées dans l’axe de mumana’a – une stratégie initiée par Hafez al-Assad au lendemain de la guerre d’Octobre, après que le nationalisme arabe eut sombré à l’issue de cette même guerre – par la reddition de l’Égypte sadatienne qui n’arrête pas encore de produire ses pleins effets. Les Américains misent sur le courant islamiste pour juguler l’influence iranienne au Moyen-Orient. »
Transposée à la Méditerranée, cette feuille de route demeure d’actualité : « En termes géopolitiques, les Américains cherchent à y constituer un arc géostratégique sunnite, qui partirait du Maroc jusqu’en Turquie, en passant par l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Égypte, le Liban, la Syrie et le futur État jordano-palestinien ! Avec le Pakistan, l’Afghanistan, l’Arabie saoudite et les autres pétromonarchies, l’Iran chiite sera ainsi définitivement isolé, le pétrole sera bien gardé et la foi des musulmans bien conservée. »
Déconstruction magistrale de l’une des plus grandes impostures post-guerre froide – les « révolutions rabes » –, Les Printemps du désert, d’Ammar Belhimer, remettent les dunes en lisière de l’oasis. À lire de toute urgence et à distribuer à la sortie des mosquées, des temples, des synagogues, des églises et, bien sûr, des écoles.
(1) Les Printemps du désert, Ammar Belhimer , Anep/Éditions, premier semestre 2016.
(2)Terrorisme, face cachée de la mondialisation, Richard Labévière, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, novembre 2016.