Sittwe, capitale de l’État Rakhine. À la sortie de l’aéroport vétuste, quelques rickshaws déglingués attendent un rare chaland. L’extrême pauvreté de cet Ouest birman saisi instantanément. Sous l’impulsion de l’Inde, l’aménagement du port régional de Sittwe doit, dans un avenir prochain, revitaliser une économie sinistrée. Pour l’heure, les épaisses silhouettes noires des navires de pêche évoquent plus une rade oubliée du xvie siècle qu’un scintillant port du xxie siècle. C’est ici, en juin dernier, que se sont affrontés musulmans et bouddhistes.
À l’origine de ces violences interreligieuses, le viol et l’assassinat, le 28 mai, d’une jeune bouddhiste de 28 ans, Ma Thidar Htwe. Une rumeur haineuse se répand alors : ce sont des Rohingyas – la communauté musulmane de l’État Rakhine – qui ont fait le coup. Le 3 juin, une foule de bouddhistes en colère lynche dix musulmans. Un cycle de représailles s’enclenche. Le 8 juin, des Rohingyas hurlant vengeance pillent et incendient des villages bouddhistes. L’état d’urgence est proclamé le 10 juin. Dès le 19 juin, deux Rohingyas sont condamnés à mort pour le viol et meurtre de Ma Thidar Htwe, un troisième suspect se suicide en prison. Les émeutes perdureront néanmoins jusqu’à la fin du mois. Le bilan officiel est lourd : plus de 80 tués, 5 000 maisons, 17 mosquées, 14 monastères bouddhistes détruits et plus de 100 000 personnes déplacées. Fin septembre plus de 60 000 personnes, essentiellement des Rohingyas, végétaient encore dans des camps de fortune. Une situation sans issue apparente à court où moyen terme, tant les haines entre Rakhines (ethnie birmane) et Rohingyas, bouddhistes et musulmans sont profondément ancrées dans les cœurs.
Indifférence birmane
Pour l’immense majorité des Birmans, les Rohingyas n’appartiennent à aucune des 135 ethnies officiellement reconnues au Myanmar. En tant que peuple, ils n’existent pas. Ce sont des « étrangers », des « immigrants illégaux » qui ont traversé la frontière pour envahir l’État Rakhine. Des « terroristes bengalis » qui s’en prennent aux Rakhines pour accaparer leurs terres, des ogres assoiffés de sang. Ces dernières semaines, la presse birmane n’avait pas de mots assez durs pour qualifier les « envahisseurs menaçant la patrie ». Une antienne ultranationaliste reprise par le gouvernement, mais aussi par l’opposition, dont la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi (1), et les bonzes, qui ont été jusqu’à manifester contre les Rohingyas pour soutenir le président Thein Sein, leur ancien bourreau au cours de la révolution safran en 2007.
Internationalement applaudi pour ses réformes Thein Sein a indigné le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en déclarant qu’il enverrait les Rohingyas « vers n’importe quel pays acceptant de les accueillir ». Propos auxquels Kitty McKinsey, porte-parole régional de l’UNHCR a répliqué « Ces gens sont déplacés dans leur propre pays et ne sont pas des réfugiés reconnus par les Nations unies. Dès lors ils ne sont pas éligibles pour la réinstallation dans un autre pays. » C’est en résumé le drame des Rohingyas, brimés depuis des décennies par la junte birmane qui les a peu à peu transformés en apatrides.
Le poids de l’Histoire
Les historiens admettent la présence de musulmans au sein des armées du grand roi birman Anawrahta (1014-1077). Le fondateur du royaume de Bagan disposait alors de gardes du corps musulmans. Lorsque le royaume Rakhine est annexé par les Birmans en 1784, il abrite déjà une minorité musulmane. Après les guerres anglo-birmanes (1824 et 1826) et l’incorporation de la Birmanie à l’Empire britannique, une migration soutenue d’Indiens et de musulmans s’ensuit. Nombre de ceux-ci s’installeront dans l’État Rakhine. Tant que les musulmans représentent une faible minorité, les heurts avec les bouddhistes sont négligeables. Mais, sans surprise dans cette zone tampon entre l’islam et le bouddhisme, le poids démographique croissant d’une confession sur l’autre génère méfiances, craintes et jalousie, d’autant plus que l’espace et les ressources s’amenuisent.
L’ultranationaliste fondateur de la junte, le général Ne Win, n’aura de cesse d’oppresser les Rohingyas. En 1978, plus de 200 000 d’entre eux fuient les persécutions orchestrées par Tatmadaw (l’armée birmane) et se réfugient au Bangladesh. Ce premier exode ne dure pas : les conditions d’accueil sont si précaires que l’ensemble des réfugiés retourne en Birmanie dans les mois qui suivent. En 1982, la loi régissant l’obtention de la nationalité birmane est amendée ; désormais elle n’est plus accordée qu’aux personnes apparentées à l’une des 135 ethnies officiellement reconnues où aux personnes dont les ancêtres étaient présents en Birmanie avant 1823. Un seuil décisif vient d’être franchi : les Rohingyas, qui n’ont pas le statut d’ethnie, sont légalement devenus apatrides, étrangers dans leur propre pays.
En 1991, plus de 250 000 Rohingyas fuiront à nouveau les persécutions et chercheront refuge au Bangladesh. Aujourd’hui, quelque 29 000 d’entre eux végètent toujours dans les camps bangladeshis. Au grand dam de l’Onu, Dhaka a systématiquement refoulé l’afflux de réfugiés généré par les affrontements de juin dernier. Non sans raison, le gouvernement bangladais clame que le pays compte déjà 150 millions d’habitants et qu’ils n’ont pas les ressources pour accueillir des centaines de milliers de bouches supplémentaires.
Peurs, frustrations, pauvreté
La vindicte manifeste de la junte à l’égard des Rohingyas n’est pas simplement l’expression d’un nationalisme exacerbé. Si les Rohingyas n’ont pas le statut d’ethnie, il faut reconnaître que leur communauté est issue de migrations successives et multiethniques (indiennes, bangladeshi, persanes, mogholes entre autres). Incontestablement il existe une communauté musulmane établie depuis plusieurs siècles dans l’État Rakhine, mais s’agit-il d’une ethnie birmane, comme le sont les Kachins, Mons et autres Karens ? De plus la communauté rohingya est à cheval entre le Myanmar et le Bangladesh. Le premier compte une population de 800 000 Rohingyas tandis que le second en a 250 000. Surtout, les bouddhistes craignent — à tort ou à raison ? — que le poids démographique croissant des Rohingyas dans l’État Rakhine (environ 30 % de la population) ne les incite à revendiquer une autonomie religieuse, administrative, voire l’indépendance.
C’est ce mélange de peurs, de frustrations, mais aussi d’incompréhensions mutuelles et de la pauvreté criante qui exacerbe les tensions entre musulmans et bouddhistes. L’Onu a décerné aux Rohingyas le titre peu enviable de « minorité la plus persécutée du monde ». Malheureusement, rien n’augure une quelconque amélioration prochaine de leur situation.
(1) En voyage en Europe en juin dernier, Aung San Suu Kyi a systématiquement esquivé les questions sur les Rohingyas. Lorsqu’un journaliste lui a demandé s’ils devraient obtenir la nationalité birmane, la prix Nobel de la paix a répondu « je ne sais pas ». La dame de Rangoon n’est plus l’opposante jusqu’au-boutiste et sans espoir d’autrefois ; elle est désormais la chef d’un parti en position de remporter la présidentielle de 2015. Dès lors, elle ne peut froisser l’immense majorité des Birmans, ses électeurs.