Les officiels américains et turcs se sont rencontrés pour commencer leurs discussions sur les questions qui menacent aujourd’hui de mener les relations fragiles de ces deux alliés de l’OTAN à la rupture.
La discorde turco-américaine remonte à l’administration Obama, quand Washington a persuadé Ankara de mener le projet du changement de régime en Syrie, aux alentours de 2011, pour ensuite se rétracter et laisser la Turquie empêtrée dans un guêpier.
Depuis, la relation s’est enlisée dans une série de récriminations, avec pour résultat géopolitique un éloignement progressif de ses alliés occidentaux de la part de la Turquie et une détente avec la Russie. Cela a pris la forme d’une quasi-alliance avec Moscou sur le conflit syrien – un partenariat qui semble s’épanouir dans une relation économique « gagnant-gagnant » et a abouti à la décision turque d’achat d’un système de défense S-400 à la Russie.
La situation en Syrie était en tête des sujets dans les discussions à Washington. La priorité pour les deux côtés est d’éviter un conflit frontal dans le nord de la Syrie, où les USA et la Turquie poursuivent des intérêts opposés. Au moins depuis 2014, les USA se sont alignés avec des groupes kurdes qu’Ankara considère comme des terroristes affiliés au PKK, le mouvement séparatiste qui mène un combat sanglant pour se tailler un État indépendant sur les terres kurdes de l’est de la Turquie. D’un autre côté, les Kurdes constituent l’infanterie du Pentagone dans sa guerre contre Daech en Syrie.
Dire que les discussions ont commencé dans une atmosphère d’acrimonie est un euphémisme, et la perte de confiance est palpable. La seule note positive est que la Turquie et les USA sont tous deux assez expérimentés en matière de diplomatie pour maintenir à flot leur relation, même perpétuellement problématique, et que, certainement, aucune des deux parties ne souhaite un conflit ouvert en Syrie. Des remarques récentes d’officiels du Pentagone suggèrent que les USA n’ont pas la moindre intention de rompre leur alliance avec les milices kurdes dans l’est de la Syrie, comme l’exige la Turquie. De son côté, la Turquie demande le repli de la milice kurde présente à Manbij, au nord de la Syrie, à l’est de l’Euphrate. Au cours de sa visite à Ankara de février dernier, Tillerson avait assuré aux Turcs que les USA tiendraient compte de leurs préoccupations sur Manbij. Mais curieusement, la Turquie affirme aujourd’hui qu’au contraire, les USA transfèrent des combattants kurdes de Manbij vers la ligne de front du canton d’Afrine, à 160 kilomètres à l’ouest, pour durcir la résistance kurde à l’opération militaire turque en cours.
Certes, une pantomime sophistiquée se joue. Les Turcs soupçonnent que Washington cherche seulement à gagner du temps en les invitant à discuter, alors qu’en parallèle, ils mettent progressivement en place un projet géopolitique de Kurdistan indépendant taillé dans le nord de la Syrie, qui finirait par gagner un accès direct à la Méditerranée. La presse turque regorge d’accusations de mauvaises intentions américaines. Dans un article sensationnel lundi dernier, le quotidien pro-gouvernement turc Daily Star a publié une carte américaine prévisionnelle alléguée pour l’établissement d’un État kurde dans l’est et le nord de la Syrie, au long de la frontière turque.
Au milieu de tout cela, Erdogan a récemment parlé au téléphone avec le président russe Vladimir Poutine, mardi, sur le sujet de la Syrie. Le Kremlin est évidemment intéressé à donner une marge de manœuvre à la Turquie dans ses négociations avec les USA. Ankara trouve également utile et nécessaire de garder une ligne ouverte avec la Russie. Le ministre des Affaires étrangères turc Mevlut Cavusoglu prévoit de rencontrer son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou mardi prochain, avant un déplacement probable à Washington, le 19 mars prochain, pour activer encore un autre « mécanisme » entre lui et Tillerson.
La Turquie ignore ouvertement les objections au processus d’Astana soulevées par les USA et continue de travailler activement avec la Russie et l’Iran. Les ministres des Affaires étrangères des trois pays prévoient de se rencontrer à Astana le 16 mars. Selon une déclaration du ministère des Affaires étrangères du Kazakhstan, mardi dernier, les ministres des trois « pays garants » vont évaluer les résultats de leur collaboration et « identifier les démarches communes ». Les trois ministres des relations internationales se proposent d’émettre une déclaration conjointe, après leur rencontre, qui déterminera le travail ultérieur à accomplir au sein du processus d’Astana, avec des références spécifiques aux événements tragiques de la Ghouta orientale. Ensuite, le ministère des Affaires étrangères turc a annoncé mercredi qu’un sommet trilatéral entre les présidents turc, russe et iranien est prévu en avril à Istanbul pour « discuter de la Syrie et des démarches potentielles à entreprendre dans la région ».
Autant dire que, si la mission de Tillerson à Ankara était prévue pour écarter la Turquie de l’orbite russo-iranienne, elle a manqué. Le processus d’Astana revient de plus belle, et la frustration croissante de la Turquie face à l’intransigeance qu’elle perçoit de la part des USA renforce son axe avec la Russie (et l’Iran). Il est d’une importance cruciale pour la Turquie que la Russie continue d’être passive alors qu’elle avance dans son opération en cours à Afrine. Un accord tacite est apparent entre la Turquie d’un côté et la Russie et l’Iran de l’autre au sujet de l’opération turque en Syrie. Pour sa part, Ankara n’interviendra pas dans les opérations des forces gouvernementales syriennes et ses combattants alliés dans la Ghouta orientale, non plus que dans les provinces d’Idlib et d’Alep. De façon significative, Erdogan a virtuellement donné des gages à Moscou quand il a dit, dans une interview télévisée, que la Turquie n’annulerait pas son contrat d’achat du système de défense aérienne S-400 Triumf à la Russie, même si elle risque des sanctions américaines.
Lundi, Erdogan a vertement averti l’administration Trump, « Aujourd’hui, nous sommes à Afrine, demain nous serons à Manbij, le jour suivant, nous serons à l’est de l’Euphrate pour nettoyer tous les terroristes jusqu’à la frontière de l’Irak. Nous demanderons des comptes aux organisations terroristes [les milices kurdes] et à leurs soutiens [les forces spéciales US]… Nous sommes parfaitement conscients de leurs traîtrises. La Turquie a le pouvoir, l’énergie et des options stratégiques suffisantes pour contrer ces traîtrises. » En termes immédiats, il est certain que l’objectif turc sera de soutirer un agenda ferme et précis sur le retrait des combattants kurdes de Manbij aux Américains. Mais il est difficile d’imaginer que le Pentagone accepte. Manbij sert de plateforme d’approvisionnement pour les diverses lignes de front du nord-est et de l’est de la Syrie.
Essentiellement, Ankara, Moscou et Téhéran se sont retrouvés sur une opinion commune : une présence militaire permanente des USA en Syrie serait contraire à leurs intérêts. Un témoignage récent [en date du 27 février dernier, NdT] du commandant du Centcom des USA, le général Joseph Votel, devant la Commission des forces armées de la Chambre des représentants des États-Unis dépeignait la Russie en adversaire dans le conflit syrien. Votel a décrit la Russie comme un « pompier pyromane » en Syrie. Ankara estime que les USA attisent le nationalisme kurde à des fins géopolitiques, ce qui pose une menace à la sécurité et à la souveraineté de la Turquie. L’Iran, bien sûr, n’est que trop conscient de la stratégie d’endiguement des USA à son encontre en Syrie et en Irak.
La contradiction fondamentale ici tient à la « guerre hybride » menée par les USA en Syrie à travers des forces par procuration kurdes, sans accord de leur Congrès. Derrière le mince prétexte d’opérations résiduelles de nettoyage des reliquats de Daech, les USA espèrent tirer avantage de la fluidité générale de la situation en Syrie pour fragiliser le gouvernement syrien, enliser la Russie dans un bourbier et repousser l’Iran hors de Syrie et d’Irak – et tout cela sans poser un pied sur le terrain. A un moment ou à un autre, dans un avenir pas trop lointain, il y aura un retour de bâton.
M.K. Bhadrakumar a travaillé au sein du corps diplomatique indien pendant 29 ans. Il a été ambassadeur de l’Inde en Ouzbékistan (1995-1998) et en Turquie (1998-2001). Il tient le blog Indian Punchline et contribue régulièrement aux colonnes d’Asia Times, du Hindu et du Deccan Herald. Il est basé à New Delhi.
Paru sur The American Conservative sous le titre The Coming Backlash Against the Pentagon’s Hybrid War in Syria
Traduction Entelekheia
NdT : Plus d’informations avec l’article Syrie : Trictrac à l’américaine… de Richard Labévière sur Proche et Moyen-Orient.ch