La lettre que le Père Elias Zahlaoui vient d’adresser au Pape François, l’exhortant à se rendre en terre sainte de Syrie pour constater de ses propres yeux le martyre occulté du peuple syrien, victime d’une conspiration du silence de la part d’un Occident reniant ses propres valeurs, mais aussi de la part d’une Église sourde et aveugle, a fait réagir l’écrivaine et l’intellectuelle libanaise Régina Sneifer*. Elle lui a adressé cette lettre dans laquelle elle explique, avec courage et raison, la vocation naturelle du christianisme antinomique avec « des discours à saveur aussi violente que superficielle, construits sur des récits historiques instrumentalisés et des mythologies du passé prononcés par des « faux chrétiens ». Elle conclut sa lettre au Père Zahlaoui par ces mots : « …au-delà des limites étroites des institutions et de ses couloirs assombris par les manœuvres fourbes et les ténébreuses intrigues, permettez-moi d’offenser votre humilité en vous considérant Patriarche « de notre cœur ». Vous le méritez pleinement ».
Père Zahlaoui,
A une époque où l’on étouffe, quelle bouffée d’air apporte votre lettre adressée au Pape dans laquelle vous lui posez la question : « Croyez-vous toujours à la survie de Jésus-Christ dans le monde arabe ? » et l’invitez à venir en Syrie.
Votre vibrante invitation vient transpercer le noir le plus profond des misères et des injustices que traversent les hommes et les femmes dans notre région. Par sa grande audace, elle éclaire la voie des chrétiens et réveille leur foi qu’ils soient en Irak, Palestine, Liban, Syrie ou en Égypte, en leur rappelant le sens de leur sublime mission : rayonner sur une terre de diversité.
Je suis une femme de la génération de la guerre du Liban et mon message est puisé au fond de ce passé. Nous avons entendu, année après année, des discours à saveur aussi violente que superficielle, construits sur des récits historiques instrumentalisés et des mythologies du passé prononcés par des « faux chrétiens ».
Depuis que des ambitieux chefs de guerres, sans scrupule aucun, ont excité les passions identitaires pour nous convaincre que nous sommes avant tout des minoritaires sur cette terre, éternelles victimes, persécutés depuis des siècles ; depuis qu’on nous dit que pour exister, il faut dominer, s’isoler, voire éliminer l’autre ; depuis qu’on parle de nous en tant que chrétiens d’Orient, barrage contre l’Islam en avant-garde de l’Occident, la tentation d’un « foyer national chrétien » allié à Israël, gagne du terrain. Ces « faux chrétiens » veulent que l’on ressemble aux fils de Caïn, fanatiques, haineux et doctrinaires, afin de dupliquer leur modèle venu d’ailleurs, promoteur de suprématie, d’exclusion d’intolérance et d’injustice ! Un démon qui s’immisce dans l’obscurité de nos consciences.
Mais qu’est-ce donc le christianisme ? Consiste-t-il à exclure en transformant sa croix en glaive ? Consiste-t-il à s’abandonner à la peur et l’isolement ? Consiste-il à céder à l’appât de l’argent et du pouvoir ? Consiste-t-il à suivre aveuglement une institution ?
On ne peut imaginer l’étendue des dégâts d’une guerre provoquée par des idéologies basées sur les replis identitaires, si on n’a pas vécu soi-même cet enfer de douleurs que les hommes peuvent infliger aux hommes. Que reste-t-il de nous ? Que reste-t-il de nos racines ? Je mesure aujourd’hui ce que haines, violences et peurs, ont pu ôter de nous-mêmes. Elles nous ont dévoré de l’intérieur petit bout par petit bout, silencieusement. Et nous voilà étrangers à nous-mêmes sur nos terres. Nous ressemblons à des carcasses sans âmes dressées dans un désert – jadis croissant fertile – au gré des vents soufflant d’ailleurs. Des épouvantails que les corbeaux et les rapaces ne craignent plus.
Père Zahlaoui,
« La racine est une fleur qui dédaigne sa gloire » écrit Khalil Gibran. Par la fermeté de votre foi, vous ressemblez à cette racine et votre message, tel une fleur, embaume par son parfum de vérité terre et ciel syrien. Il nous rappelle qu’une lumière existe encore même au fond des ténèbres et nous invite à retrouver nos racines.
Retrouver nos racines, n’a rien d’un vœu pieux. Le chemin est ouvert. C’est notre géographie qui le trace. Depuis plus de deux millénaires, nos racines sont là, ancrées dans les creux de ses vallées et de ses montagnes, dans ses plaines, ses villes et ses campagnes. Elles sont solides en dépit de toutes les guerres commises ou subies et en dépit des déchirements vécus depuis les schismes, les querelles théologiques et le sac de Constantinople, ce 13 avril 1204, quand les croisés venus d’Occident ont pris d’assaut, la « deuxième Rome » capitale de l’Empire byzantin et ont massacré d’autres chrétiens.
Si nous sommes les héritiers d’une histoire chargée de conflits et divisions, devrions-nous être les continuateurs ?
Père Zahlaoui, pour que votre acte de courage ne soit qu’une fugitive étincelle, ces racines doivent continuer à soutenir les branches, à parler aux feuilles et à porter des fruits et des fleurs qui nourrissent le monde entier. Comment ? en affirmant tous les jours que des chrétiens – grecs-orthodoxes, chaldéens, syriaques, coptes, maronites, grecs-melkites, assyriens, arméniens, etc…- appartiennent à cette terre, berceau de Jésus-Christ. Il est grand temps que ces chrétiens, tous les chrétiens de notre région, de toutes les Églises : copte, byzantine, syriaque, nestorienne, catholique, réparent leurs blessures historiques. Ils constituent les éléments d’une seule mosaïque, d’une seule œuvre. Ils ont ensemble construit cet Orient. Leurs racines sont communes.
Retrouver nos racines, c’est aussi ne pas succomber à la peur de l’autre mais vivre dans la diversité sans pour autant atténuer la richesse de nos apports. Certains esprits malins, acteurs du désert intellectuel qui s’étend, veulent dissimuler le Patrimoine Arabe Chrétien dont témoignent quelques 50 000 manuscrits. Il a été construit au fil des siècles par des prêtres, des scientifiques, des hommes politiques, des artistes ou des hommes de lettres. Nos ancêtres ont été aussi les pionniers de la renaissance arabe dans tous les domaines : littéraire, langue, poésie, sciences, pensée politique. Ils ont eu le génie de contribuer au renouveau de ce monde arabe. Quelque chose que les jeunes d’aujourd’hui, chrétiens ou musulmans, ignorent allègrement.
Le Liban, la Syrie, l’Irak, la Palestine, sont nos terres mais pas exclusivement les nôtres. Ces pays n’existeront pas sans nous. Elles n’existeront pas non plus qu’avec nous seuls. Notre région ne peut appartenir ni à une communauté ni à un parti, ni à un clan. Elle doit appartenir à une communauté de valeurs autour desquelles le rassemblement est possible. Nous isoler c’est mourir. Mimer les modèles d’exclusion, c’est périr.
C’est pourquoi retrouver nos racines, c’est savoir concilier laïcité et foi car seul un État de droit peut protéger ses citoyens, tous ses citoyens ; c’est rejeter les modèles politiques construits sur l’exclusion et la haine ; c’est rabattre les murs d’apartheid profondément étrangers à notre culture. Retrouvons nos racines, c’est faire face aux forces de la Finance et de la domination qui livrent la région aux plus corrompus, aux plus violents.
Mais retrouver nos racines, c’est surtout et avant tout retrouver notre âme en portant le message d’amour de Jésus-Christ dans toute sa splendeur tout en réalisant que ce message n’est ni faiblesse, ni soumission mais exige force et conviction. Devant la vertigineuse perte de sens de notre époque, retrouver l’âme chrétienne, c’est se rappeler que Jésus-Christ ne s’est jamais appuyé sur les instruments temporels du pouvoir et n’a jamais fait couler du sang pour régénérer l’Humanité. Retrouver notre âme, c’est renaitre armés du miracle sa Croix et de sa résurrection.
Père Zahlaoui,
Vous portez en votre cœur l’âme de ces chrétiens, votre combat laborieux et difficile finira par les remettre au cœur de leur terre, berceau de Jésus-Christ, j’en suis certaine. Je sais que vous ne cherchez pas de titres ronflants ni de pouvoirs vibrants et que « Sa grâce vous suffit », comme dit Saint Paul. Mais, au-delà des limites étroites des institutions et de ses couloirs assombris par les manœuvres fourbes et les ténébreuses intrigues, permettez-moi d’offenser votre humilité en vous considérant Patriarche « de notre cœur ». Vous le méritez pleinement …
Regina Sneifer
Paris, le 09/07/2020
*Regina Sneifer est une écrivaine et grande intellectuelle libanaise. Diplômée en géopolitique, elle a publié en 2019, aux éditions Riveneuve, « Une femme dans la tourmente de la Grande Syrie », qui raconte, à travers la saga de Juliette el Murr, épouse d’Antoun Saadé, fondateur du Parti populaire syrien, et promoteur de la Grande Syrie réunifiée, laïque et anticoloniale, l’histoire contrariée et tragique d’un projet de renaissance arabe. Un projet interdit par les puissances coloniales et leurs supplétifs, car il menace leurs intérêts géostratégiques dans cette région névralgique du monde.
Elle a également publié :
– « Guerres maronites, 1975-1990 » – Éditions L’Harmattan – 1994
– « J’ai déposé les armes : Une femme dans la guerre du Liban » – Éditions de l’Atelier – 2006
– « Benta’el: Fille De L’alphabet » – Editions Geuthner – 2013