La tragi-comédie du nouveau false flag chimique en préparation à Idlib – pour les épisodes I, II et III, le fidèle lecteur se reportera à nos chroniques plus anciennes (2013, 2017, 2018) – ne doit pas nous cacher un fait bien plus important. Erdogan fait de nouveau des siennes et a réussi à retarder/annuler l’opération d’envergure sur la province barbue.
Certes, la Turquie a des raisons objectives pour craindre une attaque générale sur Idlib qui mettrait à mal son dessein sur le nord de la Syrie : affaiblir les Kurdes, renforcer les groupes pro-turcs dans l’Idlibistan même et éviter un nouveau flot de réfugiés. Pour le sultan, en l’état actuel des choses, ne rien faire semble être la meilleure des tactiques.
Mais c’est justement ce que n’acceptent pas Moscou et Téhéran, et la dernière rencontre trilatérale a montré de manière inhabituelle aux yeux du monde le désaccord :
Contrairement au titre quelque peu fanfaron de la vidéo ci-dessus, Erdogan ne s’est pas couché. Ankara a considérablement renforcé sa présence dans ses postes d’observation de l’Idlibistan en y envoyant troupes et chars de combat afin de décourager une offensive syrienne. Par ailleurs, les livraisons d’armes à destination des groupes rebelles pro-turcs ont repris de plus belle.
Le sultan justifie la chose en demandant plus de temps pour mettre au pas Hayat Tahrir al-Cham, Al Qaeda pour les intimes, qui contrôle la majorité de la province (en vert sur la carte) :
Du temps, il en a eu pourtant ; cela fait un an que, dans le cadre du processus d’Astana, Russes et Iraniens lui ont donné carte blanche à Idlib. Et rien n’a été fait…
Alliés pendant longtemps, Ankara et AQ/Nosra/Hayat ont, depuis, des relations ambigues. On se rappelle le convoi turc attaqué l’année dernière et, il y a quelques jours encore, Hayat émettait une fatwa interdisant de brandir le drapeau turc, rejoint en cela par d’autres groupes djihadistes d’ailleurs. D’un autre côté, lors de l’offensive sur Afrin en début d’année, les qaédistes étaient main dans la main avec l’armée turque contre les Kurdes.
Erdogan est-il sincère quand il demande plus de temps pour éliminer, récupérer (comment ?) ou évacuer (où ?) Al Qaeda de l’Idlibistan ? Et de toute façon, en a-t-il seulement les moyens, Hayat Tahrir al-Cham contrôlant plus de 60% de la province ?
Aujourd’hui même, le sultan a pris un avion pour Sochi afin de discuter la situation avec Poutine. Et coup de théâtre, l’on vient d’apprendre que l’offensive sur Idlib est reportée sine die, peut-être indéfiniment, et qu’une zone démilitarisée d’une profondeur de 15 à 20 km sera créée entre les belligérants, gélant apparemment le conflit.
Assad, qui avait promis, peut-être un peu follement, de « libérer toute la Syrie », ne doit pas être très content, même si Vladimirovitch assure que l’accord a « globalement » reçu le soutien de Damas.
Le Kremlin semble satisfait, d’autant plus qu’il ne souhaite pas faire de vagues avant les élections de midterm aux Etats-Unis, susceptibles de remplir le Sénat US de Démocrates hystériquement anti-russes, et qu’il parie sur un pourrissement des relations américano-turques dans les mois qui viennent, notamment après les sanctions de novembre. Cependant, on ne peut pas ne pas relever le retournement russe qui, il y a quelques jours encore, promettait d’en finir avec les terroristes.
La balle est dans le camp des Turcs maintenant, à charge pour eux de régler le problème de l’Idlibistan. Mais peut-on réellement faire confiance à Erdogan ? Si l’on peut comprendre la demande de plus de temps formulée par Ankara – jusqu’au 15 décembre d’après le généralement bien renseigné Elijah Magnier -, d’autres signes sont moins positifs et pointe vers un regain d’arrogance et un début de retournemment de veste ottoman.
Le 11 septembre, dans un éditorial complaisamment publié par le Wall Street Journal et intitulé « Le monde doit arrêter Assad« , le sultan reprenait sa vieille logorrhée contre Damas. L’ironie de la date n’aura échappé à personne. Heureusement, Tulsi a sauvé l’honneur à la Chambre des Représentants en montrant l’inanité de défendre Al Qaeda à Idlib dix-sept ans après le World Trade Center…
Le jour suivant, les services secrets turcs ont kidnappé à Lattakié, en plein territoire syrien et apparemment à l’insu du gouvernement, le suspect d’un attentat de 2013 comme de bien entendu attribué à Damas.
Ces signaux peuvent indiquer que la toupie ottomane, agressive et déloyale, est de retour… L’avenir nous le dira. Mais dans ce contexte, l’on est forcé de repenser à l’inconcevable vente des S-400 à la Turquie. Le bijou anti-aérien devrait être livré dès 2019. Et ce que nous écrivions l’année dernière reste plus que jamais d’actualité :
Bien sûr, on nous dira que les protocoles seront stricts, qu’il y a plusieurs niveaux de transferts de technologie et qu’ils seront limités dans le cas turc, que rien n’est encore signé et que la finalisation définitive peut prendre une bonne année, que depuis le temps les Américains doivent maintenant de toute façon connaître les secrets du S400, que cela accélère le divorce entre Ankara et l’OTAN…
Il n’empêche, nos interrogations d’avril restent les mêmes. Comment décemment transférer ce fleuron dans les mains du sultan, qui reste un membre de l’alliance atlantique et un adversaire en Syrie ? Pour protéger la Turquie de qui ? Et que dire aux alliés historiques rabaissés au niveau d’Ankara (Chine et Inde) ou en dessous (l’Iran n’a reçu que des S-300) ?
Source : Chronique du Grand Jeu