A l’heure où la Syrie est un pays dévasté, une anthologie de la poésie syrienne vient d’être publiée. Elle rend hommage à la poésie arabe de la Syrie au Liban en passant par l’Irak, comme expérience personnelle et acte de foi dans l’humanité.
Saleh Diab est poète, traducteur et critique littéraire. Arrivé en France en 2000, il est spécialiste de la poésie arabe contemporaine, il œuvre à la faire connaître du public francophone qui n’a que très peu accès à cet art majeur de la culture arabe. Il est également l’auteur de plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels Une lune sèche veille sur ma vie (1998) et J’ai visité ma vie (2013), prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres. A l’occasion de la sortie de son anthologie, Poésie syrienne contemporaine, aux éditions du Castor Astral, nous l’avons rencontré, pour qu’il nous parle de la poésie syrienne largement méconnue en France, à l’exception du poète Adonis. Il propose un choix de poèmes issus non seulement de Syrie et s’insurge contre la promotion d’une poésie de propagande liée aux événements en Syrie. Pour lui, en poésie, il n’y a pas de territoire à défendre, ni de combat politique à mener, il n’y a qu’une expérience personnelle qui trouve dans les mots, le moyen de dire la condition humaine.
Laurence D’HONDT : Pourquoi avoir décidé de publier une anthologie de la poésie syrienne aujourd’hui ?
Saleh Diab : Selon moi, il n’existe pas une « poésie syrienne » dotée d’une spécificité esthétique qui la distinguerait de la poésie écrite dans les pays voisins. Si le livre est paru sous le titre de Poésie syrienne contemporaine, cette anthologie dépasse les limites territoriales du pays que l’on appelle « La Syrie » pour s’ouvrir au monde arabe. La poésie écrite en Syrie a toujours été associée à la poésie écrite au Liban, en Irak, en Egypte, etc. Mais je ne peux nier que les événements en Syrie ont contribué à la fois à faciliter sa publication et à aviver mon désir de réaliser cette anthologie. Elle part du constat qu’il n’y presque pas de poésie arabe publiée en France, -ni classique, ni moderne ou contemporaine. Il n’existe pas une seule anthologie de la poésie arabe classique dans la collection de La Pléiade. Pourtant, la poésie est un art majeur dans le monde arabe. Les poètes arabes contemporains ont inventé des formes d’écriture nouvelles, grâce à Adonis, Mohammed Al-Maghout, Nizar Qabbani. Enfin, je pense que la publication de cette anthologie peut montrer une autre image des Syriens, image qui révèle ce que les Syriens ont donné de plus beau au monde arabe et au monde entier. Mais remarquons que cette anthologie n’a pas pour thème l’exil, ni la révolution, ni les réfugiés ou les droits de l’homme. C’est une anthologie de la poésie. Mon travail sur cette anthologie remonte à une époque antérieure à la guerre.
Qu’est ce qui a présidé au choix des poètes dans votre anthologie ?
J’ai classé les poètes chronologiquement afin de structurer le corpus. J’ai choisi les poètes pour lesquels la poésie est un enjeu existentiel. Ces poètes ont assimilé ce qui avait été accompli avant eux et ont transformé à des degrés divers la poésie. L’expérience personnelle a un statut central dans leurs poèmes. J’ai commencé par la première modernité, celle de la ville d’Alep, avec ses deux branches soufie et surréaliste et ses deux pionniers Khayr ad-din-al-Asadi et Urkhan Muyassar, et j’ai terminé par le Forum littéraire des jeunes écrivains de l’Université d’Alep (années 80-90). Entre les deux, il y a eu essentiellement les poètes de la revue Sh’ir (1957-1964) dont Adonis est la figure majeure. Ce sont des poètes syriens dont l’expérience a mûri à l’horizon de la liberté de la ville de Beyrouth. Ils ont découvert des formes, inventé des styles d’écriture en s’ouvrant au monde, notamment à la littérature étrangère. Même à présent, quand je lis leurs poèmes, je sens leur fidélité à la poésie qu’ils ont prise comme une sorte de processus créatif intérieur au sein duquel la vue se transforme en une vision.
Est-ce que les poètes syriens et le monde littéraire se sont engagés dans la guerre en cours depuis 2011 en Syrie ?
Aucun poète n’a pris la guerre ni les migrant ni l’exil, comme thème de sa poésie. Parmi les poètes des années 70, 80, 90, aucun n’a pris l’événement comme objet d’écriture. Ils ont vu très tôt que le mouvement amenait à une guerre civile et internationale, au malheur, à la destruction irrémédiable mais pas à un changement de régime vers la démocratie. Ils ont aussi compris que le mouvement de masse était guidé par les islamistes, eux-mêmes manipulés par les grandes puissances pour servir les intérêts de ces dernières. Tous les écrivains, les peintres, les cinéastes et les intellectuels qui ont une œuvre et une reconnaissance dans le monde arabe et au-delà sont restés loin des partis pol-tiques et des organisations d’activistes. Réfractaires à toute propagande, ils sont restés fidèles à la littérature et à l’art, à la liberté de penser, bien qu’ils aient eu au départ, de la sympathie pour ce mouvement.
Vous dénoncez la poésie ou la littérature publiées récemment comme outil de propagande. Pouvez-vous expliquer ?
En France, on a essayé de représenter la littérature syrienne à partir de personnes venues récemment à Paris. Ces personnes se trouvaient en France comme boursiers, parfois comme touristes, avaient des liens avec les ambassades et centres culturels, universités et ont saisi l’opportunité de soutenir ce qu’on a appelé « la Révolution syrienne ». Issus souvent des milieux privilégiés proches du régime, ils ont changé de camp, pensant que le régime tomberait. Ils ont séduit ici, pour des raisons idéologiques, -les milieux culturels et universitaires étant très ignorants en ce domaine et aimant se faire passer pour des soutiens des droits humains. Ils ont donc été diffusés et traduits pour leur qualité d’activistes, avant tout. Ils ont obtenu des soutiens des gouvernements occidentaux, français notamment, créant des associations pour la Défense des femmes syriennes, des enfants, de la société civile… Ces associations servent à construire leur image et leur notoriété, mais cela n’a rien à voir avec la littérature. Actuellement, à la faveur de la guerre, ce sont ces personnes issues de ces milieux favorisés et protégés qui ont obtenu le statut de réfugiés et prétendent incarner la culture syrienne.
Mais en réalité, cette guerre n’a pas donné lieu à une nouvelle écriture, contrairement à ce que prétendent ces auteurs. Les véritables écrivains, poètes, romanciers, artistes (Faisal Khourtouch, Mohammed Abou Matouk, Wallid Ikhlasi, Ibrahim Samuel, Nazih Abou Afach, Bandar Abed al-Hamid etc.) sont restés bloqués en Syrie ou ont émigré dans des conditions très difficiles et périlleuses. On ne les connaît pas ici. Mon travail sur cette anthologie remonte à une période antérieure à la guerre mais le fait de la publier dénonce cette falsification de la littérature syrienne.
Vous avez consacré deux mémoires à la poésie écrite par les femmes du monde arabe. Elles sont néanmoins très peu représentées dans votre anthologie. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Selon moi, en art et littérature la question ne se pose pas en termes de genre, mais en termes de valeur, d’apport au domaine qu’il soit littéraire, ou autre. Si l’on veut évoquer la présence des femmes par rapport aux hommes, il faut prendre en considération des facteurs culturels, religieux, sociaux, politiques. La société patriarcale dépossède la femme de sa langue et de son corps. C’est pourquoi rares sont les femmes qui sont parvenues à créer leur propre langue poétique. Malheureusement, depuis les années 40, on ne compte que deux femmes réellement importantes. Ce qui s’expose actuellement en France dans le champ de la poésie des femmes arabes relève d’une sorte de mise en scène où la femme poète est une « diva » exotique. La poésie n’existe pas dans cette mise en scène, car elle repose à nouveau sur l’idéologie, sur l’exploitation de l’événement, de la guerre, de l’actualité. Il y a aussi l’idée ici, dans la société française ou européenne, qu’il est bien de participer à l’émancipation des femmes syriennes, en les médiatisant. Or, ce mécanisme, loin de servir la cause des femmes, s’avère pure opération de propagande. Les femmes syriennes à « sauver », à « aider » à « émanciper » sont dans des camps de réfugiés, loin de tout accès à la parole, à l’information, à tout soutien, ou bien demeurent dans l’exclusion dans leurs villes ou villages.
Propos recueillis par Laurence D HONDT.