Professeur titulaire au département d’histoire de l’université de Neuchâtel (Suisse), Jordi Tejel est l’un des plus éminents spécialistes de la question kurde (1). Réalisé à la veille de la consultation sur l’indépendance, cet entretien met en évidence les principaux enjeux et défis dont fait face la région autonome.
Quelles leçons tirer des éphémères expériences étatiques kurdes par le passé ? À savoir la révolte de l’Ararat en 1927-1930 et celle de Mahabad ?
Le contexte actuel n’est pas comparable aux expériences mentionnées. Le Kurdistan irakien jouit d’autonomie depuis 1992, avec une certaine consolidation des institutions civiles et de sécurité. Le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) jouit aussi d’une certaine reconnaissance internationale. Les rebelles autour du mont Ararat n’ont jamais contrôlé un territoire de manière soutenue et s’ils ont essayé de créer un semblant d’administration, celle-ci était plus virtuelle que réelle. Quant à la République de Mahabad, il est vrai que le gouvernement a essayé de fonctionner dès la première heure dans une « normalité kurde » (lois, écoles, etc.), mais la réalité autour de la ville de Mahabad était très différente. Malgré le soutien initial de l’URSS, la République de Mahabad n’a jamais eu les ressources ni l’appui nécessaire pour s’ancrer dans la durée.
Validez-vous l’hypothèse de la légitimation du pouvoir des Barzani dans la région autonome du Kurdistan comme le premier enjeu de ce référendum en interne ?
Il est clair que le contexte actuel n’est pas idéal, du fait que le Parlement kurde est bloqué depuis deux ans. On a l’impression que le moment et le processus ont été décidés d’en haut, c’est-à-dire de la part du président et de son entourage le plus proche. Mais il faut voir également le contexte plus large : Barzani espérait que l’apport, ou le « sacrifice », des peshmergas dans la lutte contre l’État islamique pourrait servir à légitimer cette initiative. En outre, le GRK, comme d’autres États de la région, a accueilli des milliers de réfugiés et de déplacés venus du reste de l’Irak et de la Syrie. Le coût humain et financier pour les Kurdes se révèle important, mais il risquait d’être oublié après la défaite de l’État islamique. Donc, le moment pour le référendum est en ce sens bien choisi.
Quelle est la viabilité pour un État indépendant kurde enclavé dans la région, compte tenu de l’hyper fragmentation de cette société marquée par les logiques tribales et partisanes et la franche opposition du gouvernement central irakien ?
Il est vrai que le Kurdistan irakien continue d’être divisé entre deux régions, où le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (PPK) (2) se distribuent les pouvoirs économique et politique. Mais les deux partis sont favorables à la tenue du référendum, même s’il y a des nuances. L’opposition vient surtout du parti Gorran et d’autres petits partis qui, depuis le blocage du Parlement, se sentent marginalisés dans la vie politique de la région. Sans Parlement et sans contrôle des institutions du pays, ces partis veulent avant tout assurer leur retour dans le paysage politique kurde.
Mais les défis viennent surtout d’autres forces régionales, y compris kurdes. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est devenu une force régionale, transfrontalière, avec une influence certaine au Kurdistan irakien. Depuis des décennies, il a une présence militaire au nord de Dohuk et dans les monts Qandil. Depuis 2014, la guérilla est active dans le massif du Sinjar et dans la région de Sulaimaniya et de Halabja. Son alliance stratégique avec le gouvernement de Bagdad et les milices chiites lui assure davantage de leviers dans la région, au détriment de Massoud Barzani.
Puis viennent évidemment l’Iran et la Turquie. Cela dit, la position de la Turquie sur la question est pour le moins ambiguë. Aux yeux de certains cercles en Turquie, l’hypothèse d’un Kurdistan irakien indépendant pourrait « clore » la question kurde. Puisque les relations entre le PDK et le PKK sont mauvaises, le danger d’une annexion du Kurdistan turc par le Kurdistan irakien est improbable. S’il existe un Kurdistan indépendant, limité territorialement et sous le patronage d’un leader comme Barzani, qui maintient de bonnes relations avec la Turquie, cela fermerait la porte à l’existence de « deux Kurdistans ».
Quelles incidences directes la création d’une entité kurde indépendante peut-elle avoir sur le Rojava syrien ?
Le Parti de l’union démocratique (PYD) (3) est contre le référendum, car il considère que le temps des nationalismes et de la création des États-nations classiques est révolu. À leurs yeux, le projet de Barzani représente un modèle bourgeois qui doit être dépassé. Si le Kurdistan irakien devient indépendant, il deviendra donc un modèle pour les cantons contrôlés par le PYD. En revanche, cela pourrait avoir des conséquences sur les autres mouvements kurdes.
Comment définirez-vous la politique d’Erbil vis-à-vis des minorités chrétiennes et yézidies ? N’y a-t-il pas lieu de croire à une énième instrumentalisation de ces dernières pour redorer le blason du pouvoir kurde sur la scène internationale ?
Le mouvement kurde a été traditionnellement fort dans les régions à majorité musulmanes sunnites. Certains leaders du mouvement jouissaient d’une certaine légitimité religieuse. Dès lors, les relations des mouvements kurdes avec les Kurdes alévis en Turquie et chiites en Irak n’ont pas toujours été aisées, notamment dans les efforts pour les intégrer à la cause kurde, au-delà du discours d’un nationalisme séculier et de tendance marxisante. Cela dit, des chrétiens et des Kurdes alévis se sont engagés dans le mouvement kurde par le passé. Dans le contexte du GRK, depuis la fin des années 1990, il existe un discours qui tente de dépasser ces clivages. L’identité kurdistani (qui se base sur une identité civique et territoriale et non pas ethnique) regroupant tous les groupes ethniques et religieux habitant au Kurdistan a été une initiative dans ce sens.
La réalité, cependant, est plus complexe. Le pouvoir reste dans les mains des Kurdes musulmans sunnites, et le retrait des peshmergas du Sinjar et de la plaine de Mossoul face à l’avancée de l’État islamique a eu les conséquences que l’on connaît pour les yézidis et les chrétiens de la région. Cette situation a jeté un voile d’incertitude sur l’égalité entre toutes les communautés du Kurdistan. Cela dit, les communautés chrétiennes, turkmènes et yézidies jouissent de droits (religieux, linguistiques) importants. On peut dire que le système au Kurdistan est inspiré du système du millet ottoman : les Kurdes musulmans sunnites se présentent comme les protecteurs des minorités ethniques et religieuses sous le regard des puissances occidentales…
À l’exception d’Israël, aucun État de la région, pas plus que les États-Unis, n’est favorable – du moins officiellement –, à un État indépendant kurde. S’achemine-t-on vers une renégociation sur le partage de la rente pétrolière, le statut de Kirkouk et les territoires contestés entre Erbil et le gouvernement central de Bagdad ?
Certains pays arabes ne sont pas opposés à l’émergence d’un Kurdistan indépendant qui viendrait rééquilibrer les rapports de force avec ce qu’ils appellent l’arc chiite. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et même la Jordanie seraient prêts à reconnaître l’indépendance kurde. Cependant, il est difficile d’imaginer ces États intervenir en Irak pour défendre les Kurdes en cas d’un conflit armé entre le Kurdistan irakien et le gouvernement de Bagdad.
Comment expliquez-vous le soutien affiché d’Israël à l’éventuelle création d’un État kurde indépendant ? Tout comme il fait pour la création d’un État indépendant (failli) du Soudan du Sud ?
Israël voit dans un Kurdistan indépendant un allié non arabe dans la région. Un allié musulman, mais de tendance laïque et modérée. Qui plus est, un Kurdistan qui maintient de bonnes relations avec un allié commun, les États-Unis. Mais il faudrait voir si Israël passe des déclarations aux faits dans le cas où les États-Unis s’opposeraient à toute reconnaissance officielle.
En cas d’indépendance, quel avenir pour le président de la République irakienne, le Kurde Fuad Massum, et les membres kurdes du gouvernement central à Bagdad ?
En cas d’indépendance, je ne prévois pas une rupture soudaine. Les membres kurdes du gouvernement central et les députés kurdes pourraient jouer un rôle de médiateurs. Autrement dit, si le référendum a lieu et le résultat est un « oui » clair, cela ne veut pas dire que Massoud Barzani déclarera l’indépendance du jour au lendemain. Il a déjà dit que cela pourrait prendre deux ans. La question est de savoir ce qui se passera au cours de ces deux ans de négociations.
(1) Notamment auteur de La Question kurde : passé et présent, Éd. l’Harmattan, 2014.
(2) L’UPK a été fondée par l’ex-président irakien Jalal Talabani.
(3) Le PYD est la branche syrienne du PKK, dans le Kurdistan syrien, ou Rojava.
Source : www.afrique-asie.fr – Octobre 2017