Est-ce le Waterloo de Reagan ? C’est la question que se pose toute la classe politique et diplomatique – américaine et étrangère – à Washington. Si Johnson a été balayé par la défaite de sa guerre menée contre l’héroïque peuple du Viêt-Nam, si Nixon a été contraint à la démission par l’affaire du Watergate, si Carter a été défait à cause de sa politique désastreuse à l’égard de l’Iran, l’enlisement au Liban, l’invasion de Grenade, la mort de centaines d’officiers et de soldats américains et l’isolement quasi total de son pays sur le plan international sonneront-ils le glas de l’administration républicaine du cow-boy devenu président des États-Unis ? La démarche s’est simplifiée. Reagan et ses penseurs lui ont donné un nom : la stratégie horizontale, et l’expliquent ainsi : tous les mouvements de libération nationale, tous les gouvernements populaires qui remettent en question l’hégémonie capitaliste dans leur pays ; tous ceux qui recherchent, autrement que dans l’exploitation de l’homme par l’homme, la solution aux problèmes du sous-développement, tous ceux-là sont des agents de l’Union soviétique, cet ennemi irréductible qui, à en croire le dernier discours du président américain justifiant le coup de Grenade, frappe partout dans le monde par organisations ou nations interposées.
Partant de là, les États-Unis estiment que pour pouvoir négocier en position de force sur la question du désarmement en Europe, il leur faut menacer Cuba, attaquer le Nicaragua. Que pour pouvoir rester maîtres du jeu au Moyen-Orient, il leur faut envahir Grenade, lorgner du côté du Tchad et exiger que l’Angola dénude son flanc sud face aux agresseurs sud-africains – sans quoi aucune ouverture ne sera faite pour amorcer le processus de l’indépendance de la Namibie ! C’est la théorie du linkage (le lien), selon laquelle – et en vertu de cette stratégie horizontale – tout se tient dans ce qui est conçu comme un face-à-face Est-Ouest. Inutile de dire combien les peuples du tiers-monde qui forment l’immense majorité de l’humanité sont tenus comme quantité négligeable incapable de fournir des dirigeants et des cadres en mesure de réfléchir par eux-mêmes. Ce n’est pas une nouveauté, et on ne s’en indigne même plus.
Ce qui est grave, c’est que l’opinion publique internationale, surtout celle des pays occidentaux, pourtant prompte à hurler et à exiger des sanctions phénoménales lorsqu’il s’agit d’atteindre l’Union soviétique, soit comme anesthésiée lorsqu’il est question des États-Unis. L’Afghanistan, la Pologne, l’invraisemblable fumisterie de la filière bulgare et de l’attentat contre le pape, le Boeing coréen, pour ne citer que les affaires les plus récentes, monopolisent les médias de l’Ouest et participent à une hystérie antisoviétique, justifiant les prétentions américaines à « rendre la justice » – leur justice – partout dans le monde, dans le tiers-monde plus exactement. Car autant les États-Unis procèdent avec circonspection lorsqu’ils ont directement affaire à l’Union soviétique, en Europe principalement, autant ils ne s’embarrassent d’aucun scrupule lorsqu’il s’agit de ces régions de « sauvages » qui ont le bonheur immérité de posséder des richesses naturelles – dont il faut par conséquent continuer à les dessaisir – ou dont la position géographique est considérée comme déterminante dans les plans hégémoniques poursuivis par Washington.
Il arrivera, cependant, un moment où cette stratégie atteindra son point critique. Le coup de poing contre Grenade n’est pas aussi dérisoire qu’il y paraît. C’est un test, une menace directe contre le Nicaragua et Cuba, principales cibles des États-Unis. C’est également une menace contre d’autres pays comme les Seychelles, Madagascar, le Cap-Vert… dont la détermination ne faiblira pas. Encore qu’il faille – et pas seulement avec des mots – leur témoigner solidarité et soutien.