Anthropologue des religions, philosophe et psychanalyste Malek Chebel est décédé le 12 novembre, à l’âge de 63 ans à Paris, victime d’un cancer. Selon ses volontés, il a été inhumé sur sa terre natale, dans le petit cimetière de Skikda, dans l’Est algérien, où il est né en 1953. Titulaire d’une licence de psychologie de l’université d’Aïn El-Bey de Constantine (1973), il fut major de sa promotion, dans la première fournée de psychologues de sa région après l’indépendance, pour son mémoire de psychologie clinique (1977). Puis il fait un brillant parcours universitaire à Paris, où il s’installe grâce à une bourse de l’État français. Chercheur atypique, insatiable, il collectionne les doctorats : psychopathologie clinique et psychanalyse (1980), ethnologie (1982), sciences politiques (1984), avant de prendre la tête d’un mouvement intellectuel – qu’il crée – de défense d’une vision moderniste et éclairée de l’islam.
Face à la barbarie obscurantiste qui a d’abord frappé l’Algérie, il se fait alors défenseur et chantre d’un « islam des Lumières », une expression qu’il a forgée et dont il ne cessera de se revendiquer dans ses multiples écrits et entretiens. Traducteur du Coran, Malek Chebel, érudit, vulgarisateur et spécialiste reconnu de la religion de Mohammed, attaché à un islam respectueux de la laïcité, il avait notamment publié L’Islam et la raison, L’Érotisme arabe, Dictionnaire amoureux des Mille et Une Nuits, Dictionnaire amoureux de l’islam, ou encore L’Islam en 100 questions. À la base de sa réflexion, on trouve cette interrogation lancinante : comment débarrasser l’islam des monstres qu’il a engendrés ? « La liberté de conscience, la raison et l’égalité stricte de droits entre les hommes et les femmes en sont les prérequis », professait-il. En 2008, il avait reçu les insignes de chevalier de la Légion d’honneur des mains du président de la République française, qui lui avait lancé : « Grâce à vous, la France découvre, ou redécouvre, un islam qui connaît et aime la vie, le désir, l’amour, la sexualité. »
Très proche de notre revue Afrique Asie, Malek Chebel n’avait pas hésité, alors que la maladie l’avait beaucoup diminué, à nous accorder un de ses derniers entretiens, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Désir et beauté en islam (mai 2016).
En mai dernier, Afrique Asie publiait l’article suivant, sous la plume de Laurence D’Hondt.
Malek Chebel n’a jamais renoncé à mettre sa plume et sa double formation philosophique et psychanalytique au service de la plus belle part de l’islam. Livre après livre, il a raconté la culture musulmane de son enfance en Algérie, la spiritualité qui accompagne chaque geste de l’existence, l’érotisme au cœur de la vie en islam. Sachant également porter la plume dans la plaie, il a abordé la question de l’esclavage qui perdure en terre musulmane, la part mortifère qui se développe à l’ombre des théologiens conservateurs ou la question du désir et de la sexualité, centre de tous les fantasmes et tabous. Avec une persévérance constante qu’aucune menace n’a pu lui ôter, il s’est tenu à son désir : celui de faire émerger un islam ouvert à la modernité, à la subjectivité, à la célébration de la vie.
Dans son dernier livre, Désir et beauté en islam, il tente un ultime assaut contre la forteresse toujours plus fermée et plus centrale que sont le désir et la sexualité en pays musulman. Effeuillant lentement le sujet, il questionne d’abord la calligraphie et le tatouage, un art qui cherche à marquer le désir sur la peau et qui, malgré les anathèmes répétés des théologiens, s’est perpétué comme un moyen d’expression où la femme se désigne aux autres comme un être charnel. Parcourant les signes du tatouage, il rappelle également comment la ville arabe a longtemps fait une place essentielle aux suggestions aguicheuses des almées et de la danse orientale, combien certains textes, parmi lesquels les contes des Mille et une Nuits, mettent en scène la liberté amoureuse, et souligne qu’en Orient « le plus brûlant des désirs est précisément le désir masqué ».
Ne renonçant pas à débusquer le désir derrière le tabou, il se demande cependant pourquoi « la nudité reste la transgression par excellence en terre d’islam », là où l’Occident est « la terre bénie du nu et de la musique classique ». Si l’anthropologue des religions voit le désir poindre où il peut, il déplore le voile qui est jeté sur la nudité par un nombre toujours croissant de théologiens musulmans, érigés en défenseurs d’un ordre conservateur. Car la haine du nu n’est autre qu’une peur de la sexualité, qui n’est autre qu’une peur de l’autre. « Une culture qui proscrit la mixité doit se poser la question de son lien à l’altérité », écrit-il, en interrogeant encore une fois, au risque de prendre les théologiens de front : « Qu’est-ce qui menace tant l’ordre établi dans l’exposition du corps d’autrui et particulièrement du nu féminin ? »
Les houris, anti-femmes
Pour mieux comprendre comment se déploie l’espace le plus intime de la vie musulmane – en d’autres termes sa sexualité –, Malek Chebel délaisse un instant le nu terrestre pour regarder vers le haut. Il y voit le paradis, ses jardins, ses vergers et ses plans d’eau que la culture musulmane a su magistralement ramener et dessiner sur la Terre. Mais il y voit également les fameuses « houris », ces vierges qui le sont éternellement, même après s’être donné 100 fois, 1 000 fois aux élus du paradis. Dans ce lieu de délices, il y a deux voluptés : la contemplation de la face d’Allah, et les houris. Créatures juvéniles irréelles, situées dans un espace angélique, offertes infiniment au désir de l’homme sans en être transformées, les houris sont la négation même de la femme sexuée. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que dans le Coran, les deux épouses préférées du Prophète ne sont pas citées, alors que les houris jouissent de descriptions incroyablement précises.
Ce mythe demeure, selon les mots de l’auteur, le plus structurant et le plus spectaculaire de l’islam. Un mythe qui n’est pas sans conséquence sur la perception du monde par le croyant. Dans un de ses développements les plus audacieux, Malek Chebel se demande ainsi s’il ne pousserait pas les croyants à s’adonner aux extases et à la rêverie plutôt qu’à investir une responsabilité concrète, que ce soit dans le domaine de la sexualité, de la religion ou même du travail. Devant la file des candidats au suicide qui attendent leur tour pour se faire exploser au milieu d’une foule et rejoindre les houris du paradis, cette réflexion prend une tragique actualité.
Mais le contrôle de la libido n’est pas l’apanage de l’islam, rappelons-le. L’Église catholique en a fait un de ses piliers, associant d’ailleurs aux plaisirs de la chair et au désir une notion de péché que l’islam ne connaît pas. Il n’est de secret pour personne que le contrôle de la libido est essentiel pour asseoir un pouvoir. Mais lorsque celui-ci se fait au nom d’une promesse qui n’aura pas lieu, cela s’appelle, pour l’auteur, le « gonadisme », un terme issu du mot gonade, la glande qui produit les gamètes chez l’homme. « J’appellerai gouvernements gonadiques les régimes qui usurpent leur légitimité en fondant les fantasmes de leurs sujets sur l’espoir toujours renouvelé et par définition irréalisable d’un paradis qui réaliserait leurs attentes », écrit Malek Chebel. Son livre se demande in fine comment le bonheur peut être musulman quand tant de théologiens exaltent la beauté d’un paradis, au détriment d’une existence terrestre qui offre au croyant la possibilité d’aimer, pourvu qu’il en ait la liberté.
Désir et beauté en islam, Malek Chebel, CNRS Éditions, 2016, 161 p., 16,90 euros.