Il suffit de sortir des « bureaux modèles » auxquels se cantonne une certaine presse pour voir ce qui se passe dans les quartiers populaires de Conakry : ici, un bureau se trouve dans une boutique mauritanienne de trois mètres sur deux ; ailleurs, sur le trottoir, entre cageots et caniveau ; là encore, dans un domicile privé ou dans une cour commune ! Pourtant, même si ici on ne sait pas s’il faut user de marqueurs indélébiles qu’on ne trouve pas ou d’un encrier qui ne s’ouvre pas, même si des tas de choses manquent et bien d’autres sont mal organisées, il y a, justement à cause de tout cela, quelque chose de profondément encourageant – et même d’émouvant – à voir des électeurs âgés, pour qui le stylo semble peser plus qu’un outil, chercher pour la première fois « le cadre » où signer, c’est-à-dire tracer non sans mal une croix…
Au-delà de tous les commentaires, il s’agit de réinventer les formes et les rituels de la démocratie élective, après les dictatures de Sékou Touré, de Lansana Conté, le pouvoir du lunatique Dadis Camara, la période chaotique de la transition. Oui, les critiques sont nombreuses, et parfois justifiées ; mais n’en exige-t-on pas trop, à l’aune d’élections occidentales ?
Les électeurs ont effectivement bien du mérite entre identification plus drastique qu’en Occident et mode de scrutin sophistiqué ! Qui, hors un expert électoral d’un bon niveau, peut comprendre, à côté d’un vote majoritaire à un tour (avantageant mécaniquement un parti puissant comme le Rassemblement du peuple de Guinée – RPG), la désignation d’autres députés à la proportionnelle au plus fort reste ?
L’arrogance de missions d’observation parfois incohérentes contribue autant à la crise que leur présence sécurise l’élection : entre les observateurs visibles à l’intérieur de toutes les structures et les rapports de synthèse à géométrie variable, il y a parfois plus qu’une nuance… Ainsi de l’Union européenne, distribuant un jour les bons points en faisant état d’imperfections mineures, puis envenimant la crise en parlant de dysfonctionnements. Pour beaucoup, ces élections se font sous tutelle – une tutelle ambiguë, moralisatrice, évolutive et conduisant trop souvent à des effets pervers.
Pour paraphraser la caustique réflexion gaullienne, est-ce à 75 ans que le politologue Alpha Condé, après trente-deux ans d’exil, va devenir un dictateur et organiser des élections truquées ? Il faut se souvenir de son calvaire qui l’a conduit aux portes de la mort – sur le « modèle » du camp Boiro de triste mémoire – et qui n’a dû qu’à un efficace comité de soutien international d’avoir survécu. Tout cela, au-delà des discours électoraux actuels, les élites et les électeurs guinéens le savent, mais pas forcément les « observateurs », journalistes et faiseurs de leçons extérieurs qui parasitent jusqu’à la lie ces législatives chaotiques.
Critiques multiples et variées du processus, où parfois affleure la mauvaise foi : la gestion des imperfections des élections va des dysfonctionnements mineurs, techniques, négligeables pour le pouvoir, aux défaillances graves appelant l’opposition un jour à demander « l’annulation des élections », un autre à exiger de les recommencer dans certaines circonscriptions. Comprenne qui pourra.
Et s’il s’agissait, par-delà les gesticulations publiques, d’un mode très guinéen de « négocier » les élections ? Après tout, sous Lansana Conté, les leaders politiques d’élections totalement truquées « demandaient » au pouvoir un certain nombre d’élus. Il se murmure à Conakry que l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), de Cellou Dalein Diallo, aurait fixé – très haut – des exigences de même sorte : accepter les élections contre un fort nombre de députés à la Chambre.
Les contours d’une Assemblée négociée se dessinent dans la douleur. D’après la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), qui a proclamé les résultats le 18 octobre, le parti du président, le RPG, a gagné en remportant 53 sièges sur 114 à pourvoir, l’UFDG de M. Diallo n’obtenant que 37 députés. Mais les grandes manœuvres commencent, le pouvoir devant rallier au moins 5 députés des petits partis pour une majorité simple.
Une décision de la Cour suprême qui pourrait entraîner l’invalidation de huit circonscriptions – troisième tour judiciaire qui devrait profiter à la mouvance Arc-en-ciel présidentielle – serait en même temps lourde de risques politiques : l’opposition pourrait refuser l’ensemble des législatives, et ses partisans tentés par l’action directe dans la rue. Pourtant, en amont, tous les candidats ont dû faire des concessions. Et l’opposition, qui feint de découvrir et le découpage électoral et le mode de scrutin, s’est engagée en pleine connaissance de cause. Le pouvoir a accepté des supervisions multiples et variées, il a concédé au parti de l’opposant radical Sydia Touré le siège hautement symbolique de député de Kaloum, le centre ville historique de la capitale, aux portes de la présidence – le vote soussou (les « maîtres de terre » de Conakry) l’expliquant d’ailleurs aisément.
La Guinée est un petit pays d’Afrique de l’Ouest de 11 millions d’habitants, un des plus pauvres de la planète, malgré d’immenses richesses minières à peine exploitées, en particulier fer et bauxite. Même si cela paraît à des commentateurs offusqués une simplification manichéenne et une indignation sélective, il faut le dire et le redire : le pays est sous le coup de la déstabilisation constante d’opposants de l’intérieur, de multinationales avides, de soldats de fortune et d’opposants rêvant d’abattre ses dirigeants, cela selon des agencements divers et variés, mais aujourd’hui particulièrement menaçants ! Et il ne s’agit pas d’une quelconque théorie du complot », mais d’un faisceau d’éléments bien réels, dont la perspective historique ne fait guère de doute – même si en ces domaines touchant au renseignement, les certitudes sont plus rares que les rumeurs…
Bien entendu, à entendre Alpha Condé, le RPG et le gouvernement, la victoire est assurée, et s’il y avait quelques mouvements de foules minoritaires, la Fossel (force chargée des élections) et les différents « corps habillés » les auraient vite jugulés.
D’où viennent alors ces inquiétudes qui taraudent les observateurs ? D’une part de l’histoire si particulière de la Guinée, dont l’État – et l’opposition – fonctionne trop souvent « à la violence » : complots, assassinats, répression, emprise de l’armée. Rappelons qu’entre la volonté d’en découdre des deux camps et la fabrication de martyrs politiques, les violentes manifestations de l’opposition et leur répression ont récemment causé plus de cinquante morts. Un scénario catastrophe d’élections envenimées, retardées, contestées, invalidées n’est donc pas totalement à exclure. On entrerait alors dans un vide constitutionnel, mais ni plus ni moins que les précédentes années, quand le pays a fonctionné avec un exécutif sans législatif.
Ce dont ne traitent pas les « organisations de droits de l’homme » ignorantes de l’histoire du pays comme de l’ethnicité, c’est bien le rapport à la fois politique et ethnique des oppositions qui fait craindre une aggravation de la situation.
Au « tout sauf l’UFDG de Cellou Dalein Diallo » – c’est-à-dire, implicitement, le refus des « Peuls au pouvoir » au moment des présidentielles –, risque de succéder un front anti-RPG (et « anti-Alpha »), que la présence du parti charnière de Lansana Kouyaté empêche de percevoir comme un front « anti-malinké ». Pourtant, malgré ces apparences, l’opposition est plus divisée qu’il n’y paraît, et dans l’après-élection, le front uni contre le RPG risque de voler en éclats.
Et si l’extérieur soufflait sur ces braises du passé et sur les rivalités ethnico-régionales pour favoriser déstabilisation et coup d’État, fournissant des finances aux médias, des armes aux mercenaires ? Ce serait oublier qu’un coup d’État annoncé et dévoilé devient évanescent, et que tant la présidence guinéenne que les organisations africaines ou le Quai d’Orsay prennent déjà des contre-mesures pour bloquer les activistes de la déstabilisation. Du moins dans un scénario optimiste, qui démentirait le demi-siècle de descente en enfer de la Guinée-Conakry, alors que le pays touche peut être enfin à la normalisation et à la relance – pour une fois au profit du peuple parmi le plus démuni de toute l’Afrique de l’Ouest.