Le 21 octobre dernier, l’écrivaine Huguette Pérol a prononcé une conférence au Centre culturel arabe-syrien de l’avenue de Tourville à Paris. Ce fut une très belle occasion d’évoquer la carrière du diplomate Gilbert Pérol, son mari à qui elle vient de consacrer un livre 1 très documenté. Les différentes évocations de ce grand serviteur de l’État rappellent d’une manière très appropriée, et tout particulièrement à l’usage des dernières années (ayant vu une curieuse évolution du Quai d’Orsay et de son personnel), qu’on peut être à la fois un diplomate de premier plan, tout en restant un homme libre.
Pour mieux comprendre ce qui va suivre, je dirai que Gilbert Pérol est né à Tunis au temps du Protectorat. De son père qui avait quitté son Auvergne natale après avoir fait la Guerre de 1914-1918, il avait hérité l’amour et la fierté de la France, le sens des vraies valeurs et un esprit de rigueur qui se manifestait dans un souci de perfection.
Ses premières lettres d’étudiant adressées de Paris à ses parents en disent long sur sa volonté d’engranger les connaissances dont dépendra son avenir. Il partage son temps entre ses cours de Droit, de Lettres Classiques et ses soirées d’étude dans une chambre non chauffée. Il ne lève les yeux de ses livres que pour suivre les réactions de la rue devant les événements politiques.
Quand, en 1946, le Général de Gaulle décide de se retirer, Gilbert Pérol. qui avait alors 20 ans parle du bouillonnement de la France, de la campagne électorale avec des bandes adverses qui s’affrontent la nuit.
Après un séjour en Creuse, il évoque les aspirations profondes du peuple français. Il parle aussi de la jeunesse tentée de quitter le pays pour un ailleurs plus facile. Ce qui m’amène à penser qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
Je passerai rapidement sur la fin de ses études universitaires et notre mariage – dans la cathédrale de Tunis pour le retrouver à la sortie de l’ENA, quand il aborde sa carrière en acceptant le poste de Contrôleur Civil au Maroc qu’on lui propose. Il n’ignore pas les difficultés de cette mission. À peine arrivé à Rabat où il fait un stage, il prend conscience de la situation.
D’un côté, un mouvement nationaliste qui conteste de plus en plus le Protectorat français ; de l’autre, le souvenir de Lyautey, du képi bleu ciel, du burnous rouge de Bournazel, loin des réalités nouvelles. Il écrit à ce propos : « Dans l’Atlas saharien, tout se règle par le jeu de la force, de la seule présence, pendant qu’à Casablanca, on a à encadrer les masses des bidonvilles où personne n’ose s’aventurer. C’est le nouveau champ de bataille où il faut avoir les vraies qualités de l’homme d’action : le courage et l’imagination.
Son affectation à la Section Politique de Casablanca est pour lui l’occasion de montrer pour la première fois ses qualités de diplomate : tout d’abord le souci d’écouter les porte-parole des camps opposés. Ensuite, le respect du passé et la capacité de prévoir l’avenir.
Dans une ville où l’insécurité grandit, il est profondément marqué par l’assassinat de Diouri, un nationaliste Marocain qu’il estimait et qu’il rencontrait régulièrement et avec lequel il partageait une même vision de la situation.
Cet assassinat nourrit un enchaînement de représailles et de contre-représailles. Dans ce contexte, G.P veille, dans la mesure du possible, à faire régner l’ordre, mais aussi, la justice.
Dans une lettre à ses parents, il raconte une anecdote qui en témoigne : « La veille de Noël, nous avons eu la visite d’un jeune Marocain qui était à ma recherche dans Casablanca, pour me remercier de l’avoir tiré des griffes de la police alors que lui et son père avaient été injustement arrêtés. Il venait de son bidonville apporter à notre petit Jean-Philippe un modeste jouet enveloppé dans un papier journal. Ce geste m’a beaucoup touché ».
Après avoir exercé ses fonctions à Casablanca, G.P est nommé Conseiller du Gouverneur de Safi-Mogador. C’est là qu’il représente la France en 1956, le jour où le Maroc fête son Indépendance. Dans une de ses lettres, il écrit : » J’ai échangé quelques mots avec le Pacha. Il m’a dit, d’abord, « bonjour monsieur le Contrôleur Civil » ; puis, il a enchaîné en m’étreignant à deux mains « Ah ! Monsieur Pérol ! ». Il était ému aux larmes. Dans la même lettre, G.P poursuit « Hier, j’ai reçu le leader de l’Istiqlal de Safi, nous avons eu un entretien de deux heures. Il m’a dit » maintenant, vous êtes nos invités dans le pays, nous saurons être des hôtes dignes de vous ».
En ce même mois de mars 1956, la Tunisie accédait, elle aussi, à l’Indépendance. Cette Tunisie où G.P était né et où vivaient encore nos parents. Pour eux, ces événements avaient une tout autre signification. Ils les vivaient d’une façon douloureuse que nous comprenions et partagions.
Un an plus tard, G.P était nommé à Paris, au Secrétariat d’État aux Affaires marocaines et tunisiennes. À l’occasion de notre départ pour la France, le gouverneur de Safi organisa une réception d’adieu que G.P raconta dans une de ses lettres où il écrit : « Il y avait là toutes les personnalités marocaines et françaises de Safi. Un détachement de la Garde Royale rendait les honneurs. Le Gouverneur a fait un discours plein d’amitié et de cœur. Je n’oublierai jamais cette minute ». Devant les représentants de l’Istiqlal, le Gouverneur avait dit dans son discours : « Quelqu’un comme M. Pérol, voyez-vous, c’est cela qui fait la force de la France, quelqu’un qui sait travailler à fond pour le pays qu’il sert, le Maroc, mais qui, naturellement, en toute loyauté, travaille du même coup pour son pays, pour la France. Cela, c’est le secret de la France, Monsieur Pérol nous l’a montré ».
Après deux ans passés au Quai d’Orsay, G.P accueillit volontiers un poste de Premier Secrétaire à notre ambassade de France en Éthiopie. Ce pays était alors gouverné par l’Empereur Haïlé Selassié, descendant, selon la légende, de la Reine de Saba. Attaché à sa tradition chrétienne Copte et comptant aussi une importante communauté musulmane, l’Éthiopie avait retrouvé son indépendance après l’occupation italienne. Autant de raisons qui pouvaient séduire un jeune diplomate.
Notre séjour en Éthiopie fut marqué – en 1960 – par une révolution sanglante qui opposa l’armée à la Garde Impériale. Le parc de l’ambassade de France étant menacé par les tirs croisés de l’armée régulière et des insurgés, G.P fut chargé par son ambassadeur de négocier un cessez-le-feu…
Nous étions à Addis-Abeba depuis deux ans et demi quand fut proposé à G.P un poste de Conseiller à l’ambassade que la France venait d’ouvrir en Algérie – L’Algérie qui venait d’accéder à l’Indépendance. C’est donc, une fois encore, dans un pays en pleine transformation qu’il était appelé à exercer son métier de diplomate. Mais le contexte, à Alger, était bien différent de ce que nous avions connu au Maroc. La grande majorité des « pieds noirs » n’approuvaient pas la politique du Général de Gaulle. G.P raconte à ce propos, un incident très révélateur. Il écrit dans une de ses lettres : « Depuis quelques jours, notre fils Jean-Philippe revient de lycée bouleversé. En réponse à nos questions, il finit par nous avouer qu’il endurait depuis des semaines sans se plaindre, des méchancetés de ses camarades pieds-noirs qui s’étaient ligués contre lui, en lui reprochant d’être le fils d’un diplomate venu de Pris pour brader l’Algérie française ».
G. me chargea alors d’aller m’expliquer avec le Proviseur du lycée, ce que je n’ai pas manqué de faire.
Après huit mois passés à Alger, G.P reçut une lettre qui allait marquer un tournant majeur dans sa carrière et, je dois dire, dans notre vie. Cette lettre l’informait de la proposition qui lui était faite, d’une mission à l’Élysée, auprès du Général de Gaulle.
Il se rendit à Paris et il fut reçu à l’Élysée. Il écrit dans une de ses lettres : « Le Général de Gaulle m’a reçu longuement, il s’est montré particulièrement amical, m’interrogeant sur ma famille, sur mes choix de carrière, et même sur ce que je pensais de la politique française en Algérie. J’ai été sincère dans mes réponses et le général ne m’a pas caché que cela lui plaisait ».
La mission qui lui fut alors confiée comportait les rapports avec les journalistes et aussi la préparation des voyages officiels du Président, en France et dans les pays étrangers.
Les relations avec la Presse étaient une mission très délicate. Dans un article intitulé : « Les messieurs de l’Élysée », un journaliste Parisien écrivit à son propos : « G.P occupe la position la moins enviable. Il a bien besoin de son expérience diplomatique, car le Général manifeste à l’égard de la Presse, un déconcertant mélange d’indifférence sarcastique pour les journaux, et de considération réaliste pour leur influence. Pérol est chargé d’organiser deux fois par an cet événement mondial qu’est une conférence de presse du Général ».
Dans le document qu’il rédigea à la fin de sa mission, G. écrivit à ce propos : « Je dirai seulement, pour être équitable envers ceux qui furent mes « clients », sur cette corde raide où je fis jadis, cinq ans durant, mon numéro d’équilibriste, mes rapports avec les journalistes furent, à de rares exceptions près, excellents, empreints même, parfois, d’amitié. Il ajouta dans cette lettre : Au fond, n’est-ce pas ce qui manqua au Général pour établir avec la Presse, des relations plus faciles ? Un certain contact humain ? Mais on en revient au « fil de l’épée ». Voué une fois pour toutes au service de l’État au niveau le plus élevé de responsabilité, le Général avait fait un choix, il s’était imposé une distance ».
Il y aurait beaucoup à dire, aussi, sur les voyages officiels que G.P était chargé d’organiser. Le Général tenait beaucoup à ces visites en province, à ces contacts directs avec les Français qu’il appelait au rassemblement, au-delà des clivages droite-gauche.
Quant aux voyages à l’étranger, c’était pour le Général, l’occasion de rappeler que la fidélité aux valeurs de la France et à sa grandeur, implique le respect envers le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » et la solidarité internationale du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest. Toutes ses idées étaient chères à G.P comme on peut le voir dans les lettres qu’il m’écrivit alors.
Il était auprès du Général de Gaulle à Montréal, le jour du fameux « vive le Québec libre ». Il était aussi auprès de lui lors du voyage en URSS – que le Général appelait toujours « le Russie ». C’est durant ce voyage que se produisit un événement d’une tout autre portée que G. m’a raconté dans une de ses lettres : « Pendant la messe, Molotov se penche vers moi et me demande si le Général veut communier. Je vais poser la question à madame de Gaulle qui me répond affirmativement. Emotion intense quand le Général et madame de Gaulle s’agenouillent pour recevoir l’Hostie. Après la messe, le Général mi-grognon, mi-content, le dira : « pourquoi diable m’avez-vous fait communier ? » Je comprends alors que madame de Gaulle aura donné un petit coup de pouce. Elle confirmera cette impression en venant me dire gentiment : « J’espère que le Général ne vous aura pas trop grondé pour la communion, c’était bien ainsi ! j’en suis très heureuse ».
Dans une autre lettre écrite au cours du voyage du Général au Cambodge, G.P m’écrivit : « Je t’ai dit notre arrivée ici, ce spectacle extraordinaire de couleur, de raffinement et surtout de ferveur. Depuis, nous ne pouvons pas mettre le nez dehors sans être acclamés par tout un peuple débordant d’amitié. Les jeunes surtout, les jeunes filles au sourire adorable qui ont une façon de vous dire « Vive la France, monsieur ! » qui vous va jusqu’au fond du cœur. (…) Quand le général de Gaulle a pris la parole, la voix étranglée par l’émotion, j’étais à quelques mètres de lui. Ce fut du délire. Il a fait un discours plein de force et aussi de sévérité pour les États-Unis, mais on ne peut ici qu’être sévères pour la politique que ceux-ci mènent en Asie ».
Cette sévérité envers la politique des États-Unis, le Général de Gaulle l’exprimait aussi à propos de la situation au Moyen-Orient. À cette époque, alors que dans les pays occidentaux – y compris en France – les hommes politiques de droite et de gauche – soutenaient sans réserve la politique israélienne ; le Général, lui, ne cessa de rappeler « les droits du peuple palestinien ». Il déclara lors d’une conférence de presse : « L’occupation des terres palestiniennes ne peut aller sans oppression, répression et expulsion, ce qui entraîne une résistance qu’Israël qualifie de terrorisme ». G.P partageait totalement cette position.
Après avoir passé cinq ans à l’Élysée, G.P fut nommé Directeur Général d’Air France et ce fut pour lui de nouveau, l’occasion de parcourir le monde – avec moi, cette fois – Le Général de gaulle venait de reconnaître la République Populaire de Chine ce qui nous valut d’être accueillis chaleureusement dans ce pays par les autorités.
Au début des années 1970, il y avait très peu d’étrangers dans les parcs et les rues de Pékin ou Changaï et les Chinois que nous croisions nous regardaient d’abord de façon hostile mais quand le guide qui nous accompagnait leur expliquait que nous étions des Français, ils nous faisaient de grands sourires
Nous nous sommes rendus aussi au Liban qui vivait alors les tragiques événements des années 1970. Et ce fut pour G.P – et aussi pour moi – l’occasion de mieux comprendre le drame vécu par les Palestiniens. Durant ces années passées à la Direction Générale d’Air France, G.P rédigea des notes où il évoquait ses voyages et où il parlait aussi des événements nationaux et internationaux, en particulier ceux du Moyen-Orient. Il écrit : « Le Front commun des Pays arabes face à Israël et face aux États-Unis que le soutiennent, ne va pas durer longtemps, s’il a jamais existé autrement qu’en paroles ! Restent les Palestiniens, des hommes, des femmes, des enfants surtout entassés dans des camps et dont il faut bien faire quelque chose ; car en définitive, c’est cela qui est fort, un bébé qui, quelque part dans un camp pousse son premier cri et qui veut vivre ».
Parmi tous les pays visités au Moyen-Orient, c’est de la Syrie que G.P se sentait le plus proche. Il avait rencontré le Président Hafez el Assad dans le cadre de la coopération Franco-Syrienne.
Mais, tout en s’intéressant aux questions politiques, il était aussi très sensible à toutes les richesses de la civilisation qu’il avait découvertes en Syrie. Il écrit : « Voyage à Palmyre, un des rares endroits au monde qui aura pour moi tenu sa promesse. Sérénité du site, comme seul sait le produire ce mélange de l’Histoire ici présente dans chaque pierre, chaque regard posé sur l’horizon d’où tant d’armées jaillirent, et de la géographie du paysage, la palmeraie cernée par le désert, la lumière, le ciel net et bleu de la Syrie intérieure »…
… Il parle aussi du Concorde. Il écrit : « Jour J pour le Concorde, j’ai vu à l’aéroport Charles de Gaulle où c’était l’émotion des grandes premières, de vieux mécaniciens au sol, essuyer une larme sur leur manche ». Il ajoute « C’est ce genre d’émotion en commun qui amalgame une Nation et tous les technocrates et financiers de la terre n’y comprendront jamais rien ».
Après avoir passé une dizaine d’années à la tête d’Air France, G.P fut heureux de retrouver le Quai d’Orsay dirigé alors par Claude Cheysson. En janvier 1983, il écrit : « Le ministre des Affaires étrangères m’a confié que depuis un certain temps déjà, il m’attendait, et il m’a proposé plusieurs postes parmi lesquels celui d’Ambassadeur de France à Tunis. J’ai accepté d’autant plus volontiers cette mission qui signifiait pour moi – comme pour Huguette – un retour au pays natal ».
Durant nos trois années passées à Tunis, ce fut la fin de règne du Président Bourguiba, toujours très chaleureux envers le représentant de la France. Il est allé jusqu’à dire, un jour, à l’ambassadeur qu’il recevait dans son bureau : « La France, qu’a-t-elle fait ? Elle a fait Bourguiba ! ».
Nous étions à Tunis quand s’est déclenchée la « révolte du pain ». Cet événement ébranla profondément la société tunisienne et fit de nombreuses victimes. Elle conduisit le Président Bourguiba à nommer un nouveau Premier Ministre.
Au cours de sa mission en Tunisie, G.P fut aussi amené à retrouver la Palestine. La Ligue arabe avait demandé et obtenu de la France qu’elle envoie un bateau de guerre pour tenter de sauver Yasser Arafat retenu au Liban et dont la vie était menacée. G.P écrit dans une lettre : « J’ai reçu du Gouvernement français la mission de prévenir le ministre des Affaires étrangères, Caïd Essebsi, du prochain départ de la flotte française vers le Liban où 4 000 hommes fidèles à Arafat attendent d’être délivrés ».
Quelques jours plus tard, il écrit : « J’accueille Arafat avec émotion ».
Dans les mois qui suivirent, G.P est resté en contact régulier avec le Président de l’OLP qui l’a reçu plusieurs fois, et toujours avec beaucoup d’amitié.
Au lendemain d’une de ces rencontres – le 16 mai 1984 – G. note : « Yasser Arafat nous attend à déjeuner, coiffé de son inséparable keffieh ; il s’assied sur le divan où nous avons pris place et laisse passer un temps de silence avant de nous dire « vous êtes les bienvenus, soyez chez vous dans cette maison ». Puis, sans transition, il parle de l’accueil qu’il a reçu en Chine. Le téléphone sonne, on devine qu’il se passe un événement grave, le visage d’Arafat paraît bouleversé. Il nous dit « les Israéliens ont cerné un camp, il y a 40 tués et un grand nombre de blessés. À Sabra et Chattila, ajoute-t-il, il n’y avait que des femmes, des enfants et des vieux. La tactique reste toujours la même : créer un climat de terreur pour nous obliger à partir ».
Pour illustrer les rapports confiants établis entre Yasser Arafat, je citerai encore le passage d’une lettre écrite par G. en 1985 : « Dans la nuit, un appel téléphonique d’Amman : c’est la voix d’Arafat. Il me dit : « Plutôt qu’aux Arabes qui sont désunis, je lance un appel à la France ».
C’est ce même mois que G.P reçut un coup de téléphone de Roland Dumas, lui disant que le Président Mitterrand avait pensé à lui pour Tokyo. Une fois de plus, nous allions plier bagages en quelques jours. Cette fois, c’était pour un pays lointain totalement inconnu. G.P quittait le Président Bourguiba usé par trente ans de pouvoir pour l’Empereur Hiro-Ito en fin de règne. Ce qui conduisit le Président Mitterrand à lui dire : « Vous allez vous spécialiser dans les vieux messieurs ».
Le profond attachement de G.P aux valeurs de la France ne l’avait pas empêché, mais au contraire, l’avait conduit, à être attentif et accueillant à la civilisation des pays Arabes. En arrivant au Japon, il rencontrait un tout autre monde, une tout autre culture, et il trouvait, là aussi, des valeurs qui lui étaient particulièrement chères : le sens de l’honneur, le patriotisme, l’ordre, le courage.
Pendant notre séjour à Tokyo, eut lieu le Sommet des Pays Industrialisés qui nécessitait de l’ambassadeur, des qualités de fin diplomate. La France était en période de cohabitation. C’était pour L’ambassadeur de France une situation très délicate. Dans une de ses lettres, G. raconte comment Chirac s’est empressé de le rassurer dès sa descente d’avion, en lui disant qu’il était pleinement en phase avec Mitterand sur tous les sujets – ce qui laissait augurer un séjour sans accroc !
Quelques mois plus tôt, le Premier Ministre japonais était venu, à Paris, en visite officielle. Dans une de ses lettres, G.P raconte : « Au cours d’un déjeuner à l’Élysée, Nakasoné demande au Président : Croyez-vous en Dieu ? » Mitterrand hésite un instant, puis répond : Il est aussi difficile de croire que de ne pas croire. Mais, s’il vous faut une seule réponse, je vous dirai que je suis pour croire ». Et il ajoute une citation de Cioran, le Philosophe français « plus on sait le comment, plus on s’interroge sur le pourquoi ».
Dans la même lettre, G. raconte encore : « Au cours du même repas, le Premier Ministre japonais demande à Mitterrand « que pensez-vous du Général de Gaulle ? » Le Président qui ne s’attendait pas à une question si délicate, se lance dans un long historique évitant une réponse trop directe. Au moment de se lever de table, il me dit « j’espère que je ne vous ai pas trop fait souffrir ! »
Après trois ans passés à Tokyo, G. fut nommé Secrétaire Général du Quai d’Orsay. Nous étions heureux de revenir en France mais laissions bien des regrets au Japon dont G. avait dans ses notes : « étrange pays où Dieu n’existe pas, l’individu non plus qui s’efface au profit du groupe ; mais qui possède une âme forte, un sens inné de la beauté et du mystère ».
Ses nouvelles fonctions le conduisaient au cœur des relations internationales entre la France et tous les États, en particulier ceux du Moyen-Orient. Il écrit le 17 septembre 1988 : « Envoyé au Liban par le Président Mitterrand, j’ai déclaré à la presse que la France n’avait pas une idée préconçue pour une politique au Liban. C’est aux Libanais eux-mêmes d’avoir des idées et une solution ».
Après sa visite au Liban, G.P se rendit en Syrie où il rencontra le Ministre des Affaires étrangères syrien – Farouk Al Charey – pour évoquer la situation dans la région.
Il fut chargé, par ailleurs de se rendre en Afghanistan pour remettre au Président Najibullah un message du Président Mitterrand demandant la libération d’un journaliste (A.Guillot) condamné pour espionnage. Il écrit, le 27 mai 1987 : « J’ai remercié le président Najibullah de la nouvelle qu’il m’annonçait, soulignant que ce geste serait perçu positivement sur le plan des relations entre nos deux pays. Exprimant le vœu que je reviendrais en Afghanistan pour une mission moins difficile (…) le Président m’a reconduit jusqu’à ma voiture, marque d’égard qui, à en juger par les réactions des gardes du palais, ne doit pas être habituelle ».
G. ne bénéficia pas des mêmes égards de la part du journaliste qu’il avait fait libérer et qui s’est contenté de lui dire « Il ne faut pas être très propre pour serrer la main de Najibullah »
En raison de la cohabitation, l’équipe ministérielle du Quai d’Orsay avait été renouvelée, le courant ne passait plus entre le Secrétaire Général et les membres du nouveau cabinet. G.P en informa le Président qui lui proposa l’ambassade de France à Rome. Personnellement, je ne voulais plus quitter Paris, mais quand G. me demanda « que dirais-tu du Palais Farnèse ? » je répondis sans hésiter « je m’informerais de l’heure du prochain vol pour Rome ! »
Rome comblait les vœux de G. Dans son bureau dont les murs peints à fresque racontaient la gloire des Farnèse, le nouvel ambassadeur retrouvait les souvenirs du grand diplomate que fut le pape Paul III et de son petit-fils Alexandre en négociation avec François 1° et Charles Quint…
Mais ce séjour romain devait être aussi marqué par la célébration du bicentenaire de la révolution française. C’était un difficile exercice pour un ambassadeur qui avait de cet événement une vision dénuée de tout sectarisme. Face aux envoyés de Paris venus parler de cet événement, il se permettait de nuancer leurs jugements et ne manqua pas de réagir devant certaines initiatives qui offensaient la mémoire des victimes et déformaient la vérité historique.
Un exemple parmi d’autres : la directrice d’un centre culturel français avait fait fabriquer une guillotine miniature pour guillotiner en effigie le poète André Chénier !!! Vous pouvez imaginer la réaction de G.
Pour lui, profondément attaché à sa foi chrétienne, Rome était aussi le cœur de la Catholicité. À la suite d’une messe privée du Pape à laquelle nous étions invités, il écrit : « De cette messe, je garderai l’image d’une silhouette en prière, celle d’un homme seul, accablé de fatigue. Dans la salle où nous rencontrerons le Saint-Père venu vers nous, c’est peut-être la même solitude qui se cache derrière un sourire, une main qui se tend. J’ai résumé en quelques mots tout ce que j’avais à lui dire ».
Comme on le sait, Jean Paul II, très attaché à sa Pologne natale s’opposa au Régime soviétique, mais il écoutait aussi les cardinaux qui s’efforçaient de rétablir des relations apaisées entre l’Orthodoxie et la Catholicité. C’était le cas du cardinal Casaroli et aussi du cardinal Ratzinger qui, devenu Benoît XVI attachera beaucoup d’importance aux relations entre le Saint-Siège et le Patriarcat de Moscou. Dans une de ses lettres, G.P raconte qu’au cours d’un dîner avec le ministre Giulio Andreotti, un Prélat lui rapport ces propos tenus par Jean-Paul II : « On a parlé de l’Est comme du diable, mais c’est de l’Est que viendra la foi perdue dans l’Ouest. »… Selon la tradition, chaque 14 juillet, le représentant de la France à l’étranger offre une réception au cours de laquelle il prend la parole. Mais cette fête Nationale du bicentenaire de la Révolution, fut pour G.P l’occasion de donner sa vision personnelle de l’évènement : « Il me semble, dit-il, pour commencer, qu’il faut s’épargner les mots faciles, le discours cent fois répété sur la liberté, l’égalité, la fraternité. Non qu’il ait cessé d’être grand et fort, mais parce qu’il nous invite précisément au courage et à la lucidité. Nous voyons bien que dans les pays qui se nomment « démocrates », de redoutables problèmes continuent à opprimer la vraie liberté. »
Enfin, dans le discours du 14 juillet 1991 – qui fut aussi son discours d’adieu – G.P insista sur le lien qui doit exister entre l’identité nationale et l’ouverture à l’universel. Voici ce qu’il déclara à ce sujet : « Telle est la vocation de la France, tel est son honneur de nation. La France n’est elle-même que dans la mesure où elle est ouverte au monde. Nulle mission plus importante pour la France, à la veille du XXI° siècle, que de réinventer le patriotisme (…) Tout dépend de notre volonté, de notre audace. En dépit des apparences qui voient les États-Unis s’occuper de tour, partout, je vois qu’il y a dans le monde une telle attente de la France ».
Pour G.P, le retour à Paris, c’était le temps venu de la retraite. Mais la retraite ne fut pas pour lui, l’inaction. Il continua à être attentif à la vie politique en France, et aussi aux relations internationales et aux évolutions dans l’Église.
Il trouva là l’occasion de rester le « diplomate non conformiste » qu’il avait toujours été et qu’il pouvait être désormais en toute liberté. Il reprit contact avec la Région de France dont sa famille était originaire : le département de la Creuse. Il accepta de s’y présenter aux élections Cantonales, ce qui lui permit de retrouver la France profonde. Il apporta aussi son soutien au Mouvement pour la France de Philippe de Villiers. Avec lui, et aussi avec Philippe Seguin, Jean-Pierre Chevènement et Yves Guéna, il s’engagea pour promouvoir la vision du Général de Gaulle dans la campagne en vue des élections européennes.
Au cours d’un colloque auquel il participa, avec eux, en mars 1992, il fit une longue communication qui se terminait ainsi : « C’est toute l’organisation du travail communautaire qui est à revoir. Certains ont vanté l’efficacité de la machinerie de Bruxelles et de celle qu’à Paris on a bâti pour leur servir de relais. Mais cette efficacité se paye d’une coupure de plus en plus profonde avec le peuple (…) Puisse la diplomatie française en tirer la leçon (…) ».
Mais, bien au-delà de l’Europe, le diplomate qu’était G.P restait très attentif à la situation internationale et en particulier, aux relations de la France avec les États Arabes et le monde musulman. Il accepta donc volontiers la proposition que lui fit le Père Michel Lelong d’être le Président d’Honneur du Groupe d’Amitié Islamo-Chrétien. La contribution qu’il apporta à cette association fut précieuse : grâce à lui, ce Groupe d’amitié islamo-chrétienne de France put établir des relations avec le Maghreb et le Moyen-Orient.
Attentif au dialogue inter-religieux, G.P jugeait indispensable que s’établisse aussi un dialogue entre Catholiques. Il pensait qu’il fallait rester fidèle à la Tradition – en particulier liturgique- tout en étant respectueux envers les valeurs vécues par les croyants des autres religions et par les incroyants.
Je voudrais, pour conclure, revenir sur le titre du livre que je vous ai présenté, ce soir. C’est après avoir lu – et relu – les textes de G. que ce titre s’est imposé à moi. En suivant cet itinéraire d’un diplomate parmi d’autres, confronté à des événements exceptionnels, j’ai été amenée à penser qu’un bon serviteur de l’État peut rester un homme libre, voire, anti conformiste aux yeux de certains. Il doit être capable d’écouter mais aussi de défendre ses convictions. Il doit être soucieux de servir son pays, mais aussi avoir le courage d’exprimer son point de vue au gouvernement qu’il représente.
La véritable « diplomatie » loin d’avoir le sens péjoratif que l’on donne parfois à ce mot, n’a rien à voir avec les compromissions et la complaisance. Elle exige, à la fois, lucidité et courage. Devant le drame que vivent tant de pays du Proche-Orient, c’est ce qui s’impose aujourd’hui.
1 Hugette Pérol : Gilbert Pérol, un diplomate non-conformiste – Ecrits et documents (1946-1995). Editions L’Harmattan, juillet 2014.
Huguette Pérol est née à Tunis au temps du protectorat français. Mariée, mère de trois enfants, elle a quitté Tunis en 1950 pour séjourner tour à tour au Maroc, en Éthiopie, et en Algérie au lendemain de l’indépendance. De ses nombreux voyages, elle ramène une moisson de notes qui deviendront des romans. Elle réside actuellement à Rome.
Source : Esprit Corsaire
https://www.espritcorsaire.com/?ID=477/Huguette_Pérol/Gilbert_Pérol,_«__Un_diplomate_non_conformiste_»