Créé en 1945, le franc CFA, survit à la décolonisation et devient l’objet emblématique des Indépendances biaisées. En imposant une devise sous son contrôle total, la France s’attribue la puissance monétaire de quatorze pays africains, dont la souveraineté, mutilée dans l’un de ses centres névralgiques, est réduite à l’état d’apparence.
Depuis quelques années, le débat sur le franc CFA, franc des colonies françaises d’Afrique selon l’acronyme, fait rage. En métropole et dans le continent, la revendication de son abolition, avancée par grand nombre de militants, intellectuels et économistes, est suivie par une large mobilisation populaire.
La parution de L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA de la journaliste française Fanny Pigeaud et l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla (1) a été accueillie avec intérêt des deux côtés de la Méditerranée. Accessible à un vaste public, l’ouvrage apporte une contribution rigoureuse au plan scientifique, suggère des pistes de réflexion et propose des alternatives à la monnaie coloniale.
L’enjeu est de taille. Le franc CFA est un système de domination transcendant le domaine monétaire, l’arme létale de l’assujettissement de populations qui avaient pourtant payé le prix du sang pour leur émancipation.
A l’aube des Indépendances, le premier acte des élites de la post-colonie fut la signature des Accords de coopération avec l’ancienne métropole. Celle-ci en garde la mainmise sur les ressources et le maintien de sa présence militaire avec la pérennisation du franc CFA. Sortir de la domination avec un acte de soumission en livrant aux maîtres d’hier les fonctions régaliennes des nouveaux Etats ne fut pas le moindre des paradoxes. La liberté nouvellement acquise avait été d’emblée rendue !
Plus tard, en 1972, alors qu’il était chef d’Etat français, Georges Pompidou précisa : « L’indépendance et la souveraineté des partenaires de Paris ont leur limite dans la garantie que donne l’Etat français ».
On verra de quelle « garantie » s’agit-il…
Or, dans la continuité d’une dépendance qui ne dit pas son nom, la présence du franc CFA est moins visible de la prédation et de la tutelle militaire, mais son poids est écrasant, voire décisif quand la logique des rapports de force prévaut.
Dans les nations privées du droit de battre monnaie, la substance même de l’indépendance et les perspectives du développement demeurent fictives. Qui plus est, dans la zone-franc, une épée de Damoclès est suspendue sur les « partenaires » rétifs. Un couperet qui peut être actionné à tout moment, éventuellement accompagné par l’initiative militaire, pour réduire à la raison les insubordonnés. Et là, l’arme invisible devient létale.
Le Trésor français gère le franc CFA et a le pouvoir, à travers son mécanisme essentiel, le compte d’opérations qui en assure la garantie de convertibilité, de paralyser les transactions commerciales d’un pays jusqu’à en asphyxier l’économie.
Possibilité qui ne se limite pas au stade théorique, comme enseignent les événements de 2011 en Côte d’Ivoire, qui occupent le 5ème chapitre de l’opus.
Depuis son accès à la magistrature suprême, le président Gbâgbô était considéré une menace pour les intérêts de Paris et, après trois tentatives échouées, il sera renversé par les forces spéciales françaises. Auparavant, la France avait actionné le dispositif du compte d’opérations et « les entreprises ivoiriennes se trouvèrent dans l’impossibilité d’exporter et d’importer ». Le ministre du budget de Gbâgbô, cité par les auteurs, affirmera quelques années plus tard : « J’ai vu la Françafrique de mes yeux. J’ai vu comment nos systèmes financiers restent totalement sous domination de la France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays ».
Cependant et en dépit de ce blocus, les autorités ivoiriennes ne cédaient pas. Au contraire, elles envisageaient, pour faire face à la situation, de créer une monnaie nationale : le plus redoutable des défis pour l’ancienne métropole, qui fit recours à son armée pour briser la résistance. « Les coupures, la présentation physique de notre future monnaie étaient achevées… Nous en étions au niveau des modalités pratiques… quand la France, certainement consciente qu’elle risquait de perdre la Côte d’Ivoire, lança son assaut final. Alors que nous étions en train de la battre sur son propre terrain, elle a utilisé, pour éviter une défaite, ce qu’elle avait de plus que nous : les armes », a récemment déclaré un ancien membre du pouvoir de l’époque.
Le cas n’est pas unique, loin de là, car l’attitude envers le franc CFA est le baromètre des relations entre l’ancienne métropole et les nouveaux dirigeants africains au lendemain des Indépendances. Vouloir changer les règles du jeu et se débarrasser de la répression monétaire a été toujours considéré un crime de lèse-majesté à Paris.
Contre le président guinéen Sekou Touré, la France, en les personnes de Jacques Foccart et Pierre Messmer -sinistres figures de la Françafrique de l’époque- supportés par les chefs d’Etat sénégalais et ivoirien Léopold Sedar Senghor et Felix Houphouët-Boigny, monta un foyer de résistance armée.
On connaît aussi les destins tragiques du président malien Modibo Keïta, déposé par le coup d’Etat d’un ex-légionnaire français, le lieutenant Moussa Traoré, et de son homologue togolais Sylvanus Olimpio, assassiné en 1963 suite à un complot ourdi par l’ambassadeur de France. Des événements qui sont détaillés dans le 3ème chapitre.
Il est ainsi évident l’usage éminemment politique de l’instrument monétaire.
Par ailleurs, ses effets pervers sont l’une des bases du despotisme africain dans les anciennes colonies françaises. Les élites qui considèreront plus convenable de s’adapter aux desiderata de Paris profiteront de son soutien, parfois illimité, dans la gestion dictatoriale du pouvoir. Sans oublier qu’en créant un « pouvoir d’achat international artificiel » des classes supérieures africaines, le franc CFA fournit aux régimes autocratiques le semblant d’une base sociale qui leur fait autrement défaut.
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Le mérite principal de l’ouvrage est dans la rigueur scientifique appliquée à l’approche historienne.
On explique, dès les premières pages, comment l’instauration du franc CFA soit le vecteur du « pacte colonial », dont l’un des principes est l’interdiction de s’industrialiser faite aux colonies.
Celles-ci ont l’obligation d’approvisionner en matières premières la métropole qui monopolise l’import-export. Et cela malgré la tentative de dissimulation des autorités françaises qui, suite aux accords de Bretton Woods de 1944 et la « fin de l’unicité monétaire entre la métropole et ses territoires africains », affirmèrent que l’avènement du franc CFA mettait en terme à ce « pacte colonial ».
Rien n’était moins vrai et plus mystifié ! Parce que cette monnaie avait été établie « afin de permettre à la France de reprendre le contrôle de ses colonie. Car ces dernières avaient, durant la guerre, diversifié leur relations commerciales ». Et surtout, le « pacte colonial » en allait même être renforcé : avec le franc, les colonies disposaient, au moins théoriquement, d’une devise convertible sans restrictions sur le marché alors que, suite à l’adoption du franc CFA, toute transaction doit passer par le compte d’opérations.
Les auteurs s’emploient à déstructurer les faux mythes du franc CFA, notamment ceux du développement (« Durant les quatre dernières décennies, le pouvoir d’achats moyen s’est presque partout dégradé considérablement ») et de l’intégration (« Plus de soixante-dix ans après l’invention du franc CFA, les pays africains restent en effet des producteurs de matières premières non transformées et commercent plus avec l’Europe qu’entre eux-mêmes »). Pour ces pays, écrivent-ils, le dilemme reste entier « entre une intégration de type néocoloniale et une intégration dans un cadre régional qui aspire à transcender les clivages légués par le colonialisme ».
L’arrivée de l’euro de surcroît, a pénalisé la consommation des produits vivriers sur place : au Sénégal, le riz local est plus cher du riz thaï, coté en dollars !
Un autre effet néfaste de la répression monétaire est souligné par l’économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé : « Nous sommes soumis aux impératifs de la Banque centrale européenne, obnubilée par la discipline budgétaire et la lutte contre l’inflation, alors que la priorité de nos pays sous-développés devrait être l’emploi, l’investissement dans les capacités productives, la création d’infrastructures ».
Last but not least, l’adoption du libre transfert des ressources dans la zone franc légitime la prédation dans ces pays où les capitaux étrangers ont mis en coupe réglée les secteurs portants de l’économie.
Quant aux pistes suggérées pour l’issue de la zone-franc, la dernière section de l’ouvrage y est consacrée. On en indique plusieurs : la suppression du compte d’opérations, la fin de la présence française dans les Banques Centrales africaines, une monnaie convertie commune régionale…
La balle est dans le camp du continent, car la libération monétaire ne viendra pas de Paris.
Pour qu’elle vienne d’Afrique, une révolution culturelle des mœurs politiques en est l’une des conditions. L’autre étant l’émergence d’une mobilisation populaire transrégionale, supportée par un décloisonnement des imaginaires et la volonté commune de ne pas faire l’économie de nouvelles formes de lutte plus radicales.
Luigi Elongui
- Editions La Découverte. 227 pages, 18 euros
- Page 156 de l’ouvrage