Il y a des lieux qui traversent le temps en conservant dans leurs murs les sons, les teintes, les odeurs, les mystères, les sueurs, les souffrances, les histoires qui furent glorieuses pour les uns, bien plus dures pour d’autres. Dès mon premier contact avec l’usine de Chabrol, ancienne usine de chaux, j’ai appris que j’étais dans un haut lieu de la fabrication de la chaux qui, en 1926, fournissait plus de 14% de la production française.
Beffes, petite commune du département du Cher a vu travailler une foule de personnes dans une ambiance de grand bruit et de très fortes chaleurs où on concassait les pierres calcaires pour fabriquer la chaux. Les gueulards, grands trous placés en haut des fourneaux, faisaient passer la chaux qui va cuire entre 900 et 1200°, diffusant une chaleur torride… Des conditions de travail inhumaines. La chaux se fabrique en calcinant le calcaire dans d’immenses fours, puis en l’arrosant d’une pluie fine la chaux se désagrège en poussière… A la fin du 19ème siècle, 25 usines dans la région employaient 1800 ouvriers. La santé précaire des ouvriers devant une chaux agressive pour la peau et les voies respiratoires a engendré un mouvement de revendications. Les conditions de travail ont été améliorées mais la chaux, vite remplacée par le ciment a abouti à l’arrêt de la majorité des usines et à la fermeture de l’usine de Chabrol en 1934.
Beffes porte, depuis deux décennies, un projet de réhabilitation du site, expositions, concerts, marchés, tout pour conserver le lien entre le passé et le présent.
C’est Jean-Michel Lejeune qui essaie, dans le cadre de son festival « Formats Raisin », de faire découvrir à son public les différents lieux de la région. Et c’est dans ce cadre que j’ai découvert Beffes et l’exposition d’œuvres diverses entre photos, peintures, créations de formes et de matières, le tout, joliment disposés sur ces murs blancs et ces espaces, avides de beauté qui va les aider à enterrer un passé poussiéreux, douloureux mais aussi fier …
Et c’est Véronique Verstraete qui a été à l’origine de cette exposition impressionnante d’originalité. Ses œuvres de collections publiques ou privées, françaises ou européennes, varient entre la sculpture, le dispositif scénique, l’installation, le design. Elle est active dans la collaboration avec d’autres artistes en France et à l’étranger. Interview.
Nayla Abdulkhalek : Mais pourquoi Beffes ?
Véronique Verstraete : Dès que le lieu nous a été proposé et que je m’y suis rendue, j’ai tout de suite été séduite par ce lieu fort en émotions. Il y a une mémoire, qu’elle soit dans l’odeur ou même dans la poussière, dans la chaux. Même si on nettoie, y en a toujours, elle est et demeure sur les murs, fière et tenace. Il y a aussi le fait que la végétation a envahi les galeries. Il y a un espace qui n’a plus de toit, et ceci donne un côté très féérique et nostalgique au lieu. Aussi, ce lieu est relativement désertifié, même s’ils essaient de le faire vivre, survivre, en fait il ne s’y passe pas énormément de choses faute de moyens.
Quand on est dans un lieu pareil, nu, blanc, comment y construit-on quelque chose ?
J’ai tout de suite pensé qu’il fallait qu’il y ait peu de choses. J’ai voulu surtout qu’on voie le lieu, qu’il ait sa place. J’ai fait des choix de créateurs qui seraient prêts à entrer dans l’aventure, en les laissant libres dans leurs créations, des personnes dont je connaissais le travail, au moins dans leur conception. Du coup, j’ai fait des demandes diversifiées, en prenant en compte qu’il fallait créer des pièces qui ne s’abîmeraient pas à cause des intempéries et du froid.
On n’a pas pu montrer de peintures ou des tableaux dans le sens classique du terme… Mais nous avons trouvé d’autres idées et d’autres choses à montrer en rapport avec le lieu avec des artistes pas nécessairement de la région puisque nous voulions que les habitants de la région découvrent autre chose.
Y a-t-il eu des artistes non français et comment s’est déroulé le travail ?
Non, nous n’avions malheureusement pas les budgets sinon nous aurions fait appel à des créateurs étrangers. J’ai donné aux artistes la liberté de choisir les emplacements de leurs créations. Il est arrivé que deux artistes manifestaient l’envie d’occuper le même espace et ça s’est fait, avec goût et succès. J’ai senti que les œuvres avaient besoin de leur propre espace, mais c’était surtout au lieu de fournir cet espace.
L’entrée vers l’usine se fait par l’ouverture d’un rideau… On dirait un cirque !
Oui. J’avais prévu de faire un travail à la porte pour l’accueil. Au départ j’envisageais de faire une structure gonflable en déséquilibre, transparente qui serait collée à la porte. Et puis je me suis rendue compte que ça ne correspondait plus aux projets que je recevais de la part des différents créateurs. J’ai donc cherché une relation au lieu, comme si on allait le fêter, et ça m’a amené à faire ce rideau de théâtre qui ouvrait vers le travail des artistes, en sachant qu’il y en avait un autre à l’extérieur, à côté de l’exposition photo.
C’est un travail qui est magnifique, parce que c’est de la création pure, où on a la possibilité de créer comme on l’entend. Mais en même temps, ça peut être ingrat si le public ne saisit pas et le concept s’il n’est pas expliqué et compris.
C’est juste. Depuis les années 90 on remédie un peu à ça avec la création des médiations culturelles avec des gens qui sont là pour expliquer. Mais la médiation culturelle a son revers. Je n’en suis pas forcément pour, car il faut que ce soit bien fait, sans banaliser le travail, ni uniformiser.
Il faut une explication artistique d’entrée, que les gens sachent de quoi ils parlent. C’est de l’art, et pas une leçon qu’on nous récite.
Voilà, c’est ça. Donc quand c’est fait intelligemment, oui. Mais ce n’est pas pour autant que les gens y adhèrent. Et pour répondre à la question, ce n’est pas parce qu’il y a un intermédiaire, que c’est forcément compris. Quand on va au cinéma, on va voir un film qui parfois ne nous plaît pas, mais on y va quand même. Pour la musique contemporaine et l’art c’est pareil, il n’y a pas que du bon dans les œuvres, et ça nous crée des émotions, qu’elles soient positives ou négatives.
Mais, quand il y a de la qualité, même si les gens ne l’aiment pas, ils respectent. Et c’est ça qui importe.
Et donc la prochaine étape c’est où, pour vous ?
Ce sont des sculptures sur un terrain… un projet dans la nature. Des sculptures habitables.
Ça reste des sculptures ?
Oui. C’est un terrain d’un hectare. C’est un projet qui prend son temps où on a toute la vie devant nous. J’ai commencé à créer des maquettes pour les sculptures. Dans le Morvan. Dans un parc, perdu dans un petit hameau, proche des lièvres, chevreuils et sangliers. J’ai commencé à vouloir rivaliser avec la nature, faire des maquettes… Et puis, il y avait cette maison qui sert de lieu quand on y va… Et je me disais qu’entre cette maison et le garage y a un vide. Et sur ce terrain il y a de grosses roches de granite, qui prennent beaucoup de places visuellement… On les sent quoi ! Donc avant de commencer de faire d’autres sculptures, je vais installer un lien entre ces deux espaces, comme une sorte d’énorme caillou, à une autre échelle que la maison, de la forme d’une montagne avec des couleurs qui se fondent dans le décor naturel, faire penser à une montagne, et lier aussi les deux espaces. Il fallait commencer par ça avant le terrain.
Vous avez eu une belle expérience avec la Tunisie dans le cadre d’échanges artistiques.
Ça c’était une bonne expérience. J’étais invitée avec d’autres artistes par le festival e-fest en Tunisie, qui s’occupait d’une exposition au Festival de Carthage et qui m’a invitée. J’étais ravie et avais manifesté mon envie de travailler avec des artistes tunisiens. On est arrivé à me parler d’un compositeur, Mohammad Ali Kammoun, qui en plus était résident à la Cité des Arts à Paris. Nous avons échangé sur le travail qu’il était en train d’accomplir. Un travail de longue haleine qui s’appelle « Les 24 Parfums », un spectacle qu’il veut monter à partir des 12 régions, 12 espaces tunisiens choisis géographiquement, pour leur créer une carte d’identité musicale…
Est-ce que le projet est toujours en cours ?
Oui, mais il est au ralenti pour des raisons de financements. Nous nous sommes bien entendus et il m’a demandé quelle région m’intéressait. Et, en regardant, les Îles Kerkennah, ce n’est pas Djerba, et pas ce qu’on connaît de la Tunisie… la forme de ces îlots créés par la fragmentation… Et donc j’ai fouillé pour trouver ce qui s’est passé là-bas. J’ai créé un dessin, à partir des bribes de notes qu’il m’envoyait et des motifs tunisiens de Kerkennah en plus des couleurs vertes et rouges qu’on retrouvait dans les costumes, et du coup j’ai créé quelque chose qui était comme un parcours. Et de notre collaboration, est née une musique qui avançait avec ce que je faisais, et j’avançais avec la musique que je recevais…
Propos recueillis par Nayla Abdulkhalek