6 novembre 2012, 23 h 20, heure de Chicago. Les chaînes de télévision projettent l’image du nouveau président, alors que, dans de nombreux États, les votes n’ont pas encore fini d’être dépouillés. Un cri de jubilation se fait entendre dans le quartier général de Barack Obama.
Une victoire certes moins éclatante que celle de 2008, mais qui reste plus qu’honorable : 332 grands électeurs (en ajoutant la Floride) contre 206 pour Mitt Romney. Contrairement à ce qui a été prétendu avant les résultats, Obama est réélu de fort belle manière, recueillant également le vote populaire, avec un score national de 50,5 % (61 710 131 voix) contre 47,9 % pour son rival (58 504 025 voix). Une différence de quelque 3 millions de voix d’autant plus appréciable que les réalités économiques du pays, guère encourageantes, pouvaient laisser planer le doute sur l’adhésion des Américains au vote Obama.
La soirée n’a pas manqué de dramaturgie. Que le temps a été long ! Romney a semblé faire la sourde oreille à l’annonce des résultats en ne téléphonant pas au vainqueur, comme c’est la coutume, pour lui confirmer qu’il acceptait sa défaite. Mauvais perdant ? Tandis qu’Obama attendait ce coup de fil, les équipes du républicain, valises fermées, se tenaient prêtes à filer à l’aéroport pour contester des résultats trop serrés à leur goût. Finalement, comprenant qu’aucune contestation ne lui apporterait la victoire, Romney s’est résolu à décrocher son téléphone… avec une bonne heure de retard.
Barack Obama réédite la performance établie en 1996 par Bill Clinton, dernier président démocrate avant l’ère Bush Jr (1993-2001 en deux mandats) et son meilleur avocat de sa campagne. Cependant, bien que sa victoire soit belle et incontestable, et qu’il soit le seul « survivant » parmi les chefs d’État des grands pays en souffrance économique à avoir été reconduit, le président américain n’est toujours pas détenteur de tous les pouvoirs. Si la majorité (petite) au Sénat demeure démocrate, avec tout de même cinq membres de plus qu’il y a deux ans, la Chambre des représentants reste à majorité républicaine, bien qu’elle compte en son sein un peu moins d’ultraconservateurs – du Tea Party – qu’en 2010. Cette Chambre est remplie par ce que le journaliste du New York Times Thomas Friedman – pas spécialement de gauche – n’a pas hésité à appeler « la droite dingo ». Le pays est donc divisé comme au premier mandat du président.
« Romnesia »
La défaite de Mitt Romney devrait amener le Parti républicain à s’interroger sur son futur. Une lutte interne en perspective ? Rien n’est moins sûr, car l’influence des extrémistes et le mimétisme de la génération arrivante pourraient bien limiter tout réel changement de direction du GOP. La politique partisane des conservateurs, qui a pourtant besoin d’une sérieuse déprogrammation, frise désormais le culte. Parmi ceux pris dans la fièvre électorale du 6 novembre, citons l’éditorialiste Karl Rove, architecte des victoires de Georges W. Bush, qu’on a vu, en direct sur la Fox News, contester la victoire d’Obama, malgré l’évidence du résultat et alors même que tous les autres médias avaient confirmé le nom du nouveau président. Ou plus « fort » encore, les inepties du milliardaire Donald Trump qui n’a rien trouvé de mieux, pour « avaler » la défaite de son poulain, que d’appeler les Américains à la « révolution » – dans un tweet très vite supprimé.
Perdant le vote populaire cinq élections sur six, beaucoup de républicains anticipent une longue et sans doute décisive période d’autocritique. Des personnalités éminentes du GOP (Grand Old Party) plaident pour le recentrage du parti et critiquent sa stratégie anti-immigration et très machiste adoptée pendant la campagne, qui lui a valu la perte du vote hispanique, des femmes et des jeunes. Ils veulent revenir sur l’attitude antigouvernementale du parti née de sa résistance à l’Obamacare (réforme de santé du président), qui lui avait permis de remporter si largement la Chambre en 2010. Ils aborderont également son incapacité – qui lui a été fatale – à estimer à sa juste valeur la vague démographique étasunienne, dans l’immigration notamment. Mais les électeurs plus virulents – et le plus souvent écoutés – sont ceux qui remettent en cause le choix même de Romney, qu’ils jugent au contraire trop centriste et non représentatif de la base. Le GOP, en effet, dépend encore largement des caciques, des Blancs, mais aussi des électeurs de l’Amérique rurale – pourcentage pourtant en diminution.
Les démocrates ont pu compter sur la grande majorité des minorités urbaines : les Noirs, les Hispaniques, les Asiatiques ou encore les homosexuels – qui ont eu leur part dans cette victoire – et les incontournables femmes. Un des moments les plus joyeux de la soirée électorale est celui où a été annoncé, à grand renfort d’applaudissements, la défaite de deux candidats du Tea Party, Todd Akin, largement défait dans le Missouri, défenseur du « viol légitime », et son acolyte de l’Indiana, Richard Mourdock, pour qui « Dieu a voulu l’enfant né d’un viol ».
Point – ou poids – d’importance, les jeunes Américains, bien que déçus par les quatre dernières années, préfèrent largement voter à gauche et ne semblent pas changer d’avis avec l’âge. Les Hispaniques deviennent la plus grande minorité pro-démocrate, dépassant même les Noirs : ils n’ont pas oublié la déclaration de Romney (une gaffe entre mille) proposant l’auto-expulsion aux quelque 12 millions d’immigrés illégaux vivant dans le pays. Obama, lui, a défendu le Dream Act qui ouvre la voie de la citoyenneté aux jeunes immigrés, même les illégaux, qui s’engagent dans l’armée ou vont à l’Université. Le président réélu a ainsi obtenu 69 % des votes hispaniques, contre 27 % pour le républicain.
Une autre bévue de Romney fut sans nul doute sa prise de position contre l’intervention de l’État dans l’industrie automobile. Il a osé déclarer dans le New York Times : « Laissez Detroit faire faillite ! » A contrario, l’aide publique proposée par Obama a sauvé de nombreux emplois. Lorsque le candidat républicain, bien nommé « girouette », a compris son erreur, il l’a tout simplement niée au cours de son troisième débat contre Obama. Celui-ci lui a rétorqué, non sans talent : « Romnesia ! » Un mot qui colle parfaitement au perdant !
Vers une droite plus extrême
Après les efforts insensés de plusieurs États pro-républicains pour créer des lois afin de limiter l’accès des urnes aux plus fragiles ou aux plus faibles (jeunes et gens issus de l’immigration votant démocrate, notamment), après une folle campagne montée à coups de millions de dollars qui a fait de cette élection la plus chère de l’Histoire, on respire enfin ! « Money talks » (l’argent est roi), dit-on, mais les républicains n’ont pas réussi à acheter cette victoire qu’ils espéraient… Mitt Romney, le parti républicain, les barons de l’économie libérale, leur argent au noir, leurs chèques aux huit zéros… ont perdu ! Cependant, attention : l’influence de « Big Money » aux élections est énorme et reste une menace. Mais prenons avec joie leur défaite cette année !
La déconfiture de Romney marque indéniablement la fin de sa vie politique. Il a été vaincu dans deux États hautement symboliques : le Massachusetts, où il était gouverneur et où il vit chichement, et l’État du Michigan où son père fut gouverneur et où il a grandi richement. Mais soyons beaux joueurs : il a encore la possibilité de se retirer dans l’une de ses maisons, dans l’État qu’il préfère, avec le 1 % d’Américains les plus fortunés du pays. Il ne faut pas s’inquiéter pour son avenir !
Le Parti républicain connaîtra, lui, une belle « guerre civile » ! Une guerre qui devrait sonner le retour d’une droite encore plus extrême. Les chefs du GOP, qui ont suivi la révolution conservatrice initiée sous Nixon, exaltée sous Reagan et parachevée sous Bush fils, vont sonner le clairon. Ces républicains ont de quoi inquiéter : ils distinguent les couleurs de la peau, blâment les pauvres qu’ils ont eux-mêmes créés, soutiennent que le Medicare n’est pas un programme gouvernemental, rêvent d’apprendre le créationnisme aux enfants, pensent que les dinosaures n’existaient pas car non mentionnés dans la Bible, confondent l’Église et l’État, œuvrent depuis au moins quarante ans à créer une Amérique d’un autre siècle… Au cours du troisième débat, Obama a répondu, à la critique de Romney sur la réduction du nombre de navires : « Et il y a beaucoup moins de chevaux et de baïonnettes ! »
Des responsables du Tea Party, l’aile la plus extrême, ont déjà tenu une conférence de presse où ils ont réclamé la démission de l’état-major républicain au grand complet, mettant en cause Karl Rove, l’ex-gourou de G. W. Bush, fondateur du Superpac (1) qui a dépensé la somme rondelette de 176 millions de dollars lors de cette campagne. À leurs yeux, Mitt Romney n’a pas assez défendu leurs principes. Il faut dire que seulement quatre des seize candidats du Sénat approuvés par le Tea Party ont été élus et que les députés de la Chambre des représentants les plus connus (et les plus radicaux) ont été battus.
En dépit de leur victoire à la Chambre, les républicains sont bel et bien les véritables perdants de cette élection 2012. Pourtant, certains d’entre eux ne semblent pas en avoir pris la mesure. Des hurluberlus, comme le gouverneur Haley Barbour, restent convaincus que la seule raison de la défaite de leur candidat tient en un mot : Sandy, du nom de l’ouragan – appelé « Frankenstorm » par les New Yorkais, qui a dévasté la ville. L’action énergique d’Obama pour y faire face – rien à voir avec celle de Bush dans la gestion de la tempête Katrina à la Nouvelle-Orléans – a sans doute boosté l’électorat en faveur du président, mais elle n’a pas été à ce point décisive.
« Falaise budgétaire »
Obama a finalement rallié le vote populaire, contrairement à ce que craignaient ses supporters. Reste que le défi des progressistes commencera non pas le 21 janvier 2013, date d’investiture du président (2), mais dès aujourd’hui, car le pays fait face à un fiscal cliff, littéralement « falaise budgétaire », qui devrait ralentir les programmes sociaux et risquer un retour à la récession. Ce fiscal cliff est le reliquat de la période George W. Bush. En 2001, l’ancien président baisse les impôts, notamment des plus riches. Ce plan était censé expirer en 2011, mais la récession est passée par là : la dette américaine, dont il faut toujours augmenter le plafond pour ne pas entrer en faillite, pousse le pays à prolonger cette réduction des impôts. Aujourd’hui, le risque est que, sans accord, la falaise risque d’accoucher d’une très méchante souris : une baisse des dépenses qui toucherait les plus fragiles, des coupes massives dans les programmes sociaux, mais aussi un ralentissement de la consommation, une diminution de la croissance, une hausse du chômage…
Pour l’heure, la lutte est frontale : des républicains qui veulent économiser sur le dos des plus pauvres contre des démocrates qui veulent taxer les plus riches. Le président Barack Obama a déclaré à la mi-novembre que la Maison-Blanche et les membres du Congrès devaient agir ensemble pour surmonter cette « falaise » : « Nous devons faire en sorte que les impôts n’augmentent pas pour les classes moyennes, que notre économie reste forte, que nous créions des emplois, et c’est un programme que partagent les démocrates, les républicains et les indépendants, et tout le monde dans le pays. » Une déclaration qui vient affirmer son offre de paix avec les républicains, au soir du 6 novembre : « Dans les semaines et les mois à venir, j’ai l’intention de tendre la main, et de travailler avec les dirigeants des deux partis pour être à la hauteur des problèmes que nous ne pouvons résoudre qu’ensemble », avait-il dit lors de son discours de victoire.
Pour le président, la résolution du fiscal cliff sera l’un de ses plus grands défis. Pendant sa campagne, il n’a eu cesse de répéter que les impôts des riches devaient augmenter, mais qu’il fallait épargner les classes moyennes pour ne pas freiner leur consommation. Aujourd’hui, sortant d’une campagne plus que fatigante et quatre années de real politik, il doit faire face à un choix entre conciliation et confrontation.
Durant son premier mandat, il n’a pas contenté tous ses supporters, handicapé par un Congrès à majorité de droite (comme aujourd’hui), mais il a été le premier président ayant réformé le système de santé et soutenu les mariages entre personnes de même sexe. Il a également conforté sa posture de « commandant en chef », en neutralisant Ben Laden et, plus récemment encore, face à l’ouragan Sandy. En revanche, il a dû renoncer à sa réforme de l’immigration et à son plan de transition écologique, n’a pas fermé Guantanamo, s’est opposé à tout effort pour pointer les responsables des crimes de guerre commis au nom de l’Amérique, notamment en Irak et en Afghanistan, a utilisé des drones pour tuer des potentiels terroristes mais plus sûrement des innocents civils…
Dans son discours de victoire, Barack Obama a semblé s’attendre à des lendemains meilleurs, reprenant son ton de campagne de 2008. Il a parlé des sujets délicats, comme la réforme électorale ou le changement climatique – au grand contentement des écologistes, laissés-pour-compte de son premier mandat. Il a également appelé à plus de coopération entre le Congrès et la Maison-Blanche, soulignant que « si le prix de la paix à Washington est de conclure des marchés qui coupent l’aide financière aux étudiants, suppriment le financement du planning familial […], je ne suivrai pas ce chemin ».
Cette victoire est enfin une grande revanche sur ses opposants républicains, qui ont été très loin dans l’invective et l’insulte ; elle montre à qui veut que l’hégémonie du mâle blanc hétérosexuel a pris fin en Amérique !
(1) L’arrêt Citizens united de la Cour suprême permet depuis 2010 à n’importe quel Political Activitee Commity (Pac), association soi-disant indépendante, de financer sans limite la propagande des partis.
(2) La secrétaire d’État Hillary Clinton a fait savoir qu’elle quittera son poste en janvier ; le chef de la CIA, le général David Petraeus, a démissionné ; l’Attorney général Eric Holder et le secrétaire du Trésor Timothy Geithner réservent leurs décisions.