Il est pratiquement impossible de parler de l’Irak sans mentionner le rôle de l’Iran dans le pays, de son influence sur la population et les politiciens, et de sa relation avec la Marjaiya, la plus haute autorité religieuse chiite basée à Nadjaf, en Irak, sous la gouverne du grand ayatollah Sayed Ali al-Sistani.
Cette relation entre l’Iran et l’Irak est complexe. Il est donc réducteur de qualifier la Mésopotamie d’être pro ou anti Iran. La relation entre les décideurs en Iran et en Irak sera abordée en fonction de thèmes clés dans cette enquête en trois volets.
La Marjaiya (l’autorité religieuse) à Nadjaf
Après la chute de Saddam Hussein et l’occupation de l’Irak par les USA en 2003, l’Iran et la Marjaiya à Nadjaf se sont retrouvés libres après des décennies de dictature impitoyable responsable du meurtre d’oulémas (théologiens très érudits), par crainte de leur influence parmi la population et de l’influence iranienne en appui à l’insurrection en Irak. Saddam a forcé l’Iran à consacrer des milliards de dollars en mesures défensives à sa frontière et au financement de l’insurrection pour faire tomber le président irakien, bien qu’en fin de compte, ce sont les forces armées des USA qui ont offert gratuitement à l’Iran la tête de Saddam sur un plateau d’argent.
Après la mort du grand ayatollah Sayed Abou al-Qassem al-Khoei (considéré comme le chef suprême de la Hawza al-Ilmiyah), Nadjaf s’est retrouvée avec plusieurs grands ayatollahs : Sayed Ali al-Sistani, Sayed Mohamad Saeed al-Hakim, Cheikh Ishaq al-Fay’yad (appelé aussi Cheikh al-Afghani) et Cheikh Bashir al-Najafi (appelé aussi Cheikh al-Pakistani). Tous les chefs religieux ont alors convenu d’accorder le leadership politique à Sistani (et religieux en raison de sa relation étroite avec Sayed al-Khoei et de ses connaissances et de son intelligence supérieures), sans nécessairement abandonner leurs positions religieuses et leur rôle consultatif auprès du gouvernement. C’est à Nadjaf que se trouve la « Hawza al Ilmiyah », l’école de théologie où les connaissances se transmettent de génération en génération. Les chercheurs de vérité dans la théologie chiite arrivent des quatre coins du globe pour étudier dans la ville, appelée aussi « la ville d’Ali Ibn Abi Talib », cousin et beau-frère du prophète Mahomet, premier des 12 imams chiites et quatrième calife de l’Islam ancien.
On retrouve à Nadjaf de nombreux oulémas érudits qui préfèrent rester dans l’ombre, ne voyant pas d’intérêt à acquérir une notoriété. Ils sont cependant bien connus des anciennes familles de Nadjaf, qui peuvent examiner l’arbre généalogique de chacun en étant conscient de la position qu’il occupe. Les antécédents et les ancêtres jouent un rôle décisif dans la réputation de chaque personne vivant à l’intérieur des vieux murs de Nadjaf, qu’on désigne sous le nom de Ibn Welaya, qui signifie « celui qui est né dans une petite zone géographique à l’intérieur des vieux murs de Nadjaf, à proximité du sanctuaire sacré de l’Imam Ali ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que Nadjaf forme une immense école et université théologiques, tout en étant le centre discret où se prennent les décisions politiques en Mésopotamie.
La Marjaiya à Nadjaf utilise un langage très complexe qui lui est propre et son système de communication est extrêmement difficile à saisir. Son influence est exercée principalement par l’entremise de ses représentants dans l’ensemble du pays, qui prêchent dans les mosquées (sanctuaires de Kerbala surtout), mais aussi à l’extérieur.
Le silence est un autre des codes de communication utilisés par la Marjaiya (des explications plus détaillées suivront). Sistani ne reçoit jamais de journalistes pour une interview, n’exprime pas d’opinion politique et ne fait pas de déclaration. Les messages sont annoncés officiellement par le bureau à Nadjaf, pour être ensuite repris par les représentants officiels partout dans le monde et transmis oralement pendant la prêche à la prière du vendredi à Kerbala et ailleurs en Irak. Sayed Mohamad Redha Sistani, le fils du marja’ et son proche conseiller politique, l’organisateur des réunions de son père, un mujtahid (niveau de connaissance suprême en théologie avant de devenir un marja’) et l’auteur de nombreux livres de théologie, est le seul à avoir déjà reçu des journalistes locaux (j’étais le seul étranger) en 2008 à la résidence du marja’ à Nadjaf, mais après avoir imposé une seule règle claire : je vais répondre à toutes vos questions, mais vous ne publierez rien. Aucun étranger, arabe ou occidental, ne peut vraiment comprendre ce langage particulier et le comportement de la Marjaiya : de la politesse à l’état pur, mais la plus pénétrante que l’on puisse trouver en Irak.
En fait, la plupart des Irakiens ne savent pas comment s’adresser à la Marjaiya, ni ce qui lui plaît et ne lui plaît pas, jusqu’à ce que quelque chose soit sciemment divulgué à l’extérieur du Barrani (bureau du marja’). Bon nombre tentent de parler au nom de Sayed Sistani, citent la Marjaiya ou prétendent être des « experts dans les affaires de la Marjaiya ». Mais plus vous fréquentez la Marjaiya, plus vous réalisez que vous en connaissez peu et que vous avez encore beaucoup à apprendre. Chaque mot écrit par la Marjaiya compte et suscite une longue réflexion et plusieurs interprétations pour s’assurer que le message est bien reçu parce qu’il s’adresse au monde entier, même à ceux qui, sans suivre Sistani idéologiquement, surveillent attentivement ce qui se passe au Moyen-Orient. Pour la Marjaiya, la confiance se gagne perpétuellement et n’est jamais acquise à vie.
Le grand ayatollah Ali Sistani demeure sur la rue Al-Rasoul du quartier al Barak, dans une petite allée appelée « darbouna », où se trouvent à la fois son « barrani » et sa résidence modeste. Devant sa porte se trouvent des dizaines de gardiens postés dans toutes les allées menant où Sistani se trouve, certains étant plus visibles, d’autres plus discrets en étant mélangés à la population. Mais toutes les échoppes proches de la résidence de Sistani sont conscientes de l’importance de la sécurité. Le marja’ est adoré de ses voisins et prend soin d’éviter de nuire à leur vie quotidienne. Une (nouvelle) barrière fortifiée empêche les voitures piégées de s’approcher (même si la rue Al-Rasoud est piétonne) et des gardiens se trouvent non seulement derrière, mais aussi sur la rue principale. Il suffit de s’arrêter quelques secondes dans l’allée principale avant qu’un homme très poli vous demande s’il peut vous aider. Les gardiens de sécurité utilisent l’expression courtoise « bikhidmat’koum » (à votre service) lorsqu’ils s’enquièrent sur la raison pour laquelle vous vous êtes arrêté sur le passage menant à la demeure du marja’ le plus connu aujourd’hui dans le monde chiite.
L’homme de 85 ans vit dans une maison très modeste où il reçoit principalement des gens qui veulent le féliciter, lui demander un soutien financier ou obtenir seulement un dua’ (une prière). Sa résidence principale et son bureau (dont ne font pas partie les locaux annexes et les bureaux des assistants administratifs et religieux qui conseillent les gens du commun qui demandent une fatwa ou une aide financière pour des pauvres et des nouveaux mariés et, depuis trois ans, un soutien illimité aux membres des Hachd al-Chaabi tués ou blessés et à leurs familles) se composent d’un hall et de trois pièces au rez-de-chaussée, dont une où loge Sistani. Il est assis sur le sol et à ses côtés se trouve son fidèle ami, l’écrivain Cheikh Mohamad Hasan al-Ansari, au visage accueillant et souriant, d’une infinie politesse.
Sistani est bien plus qu’un simple mortel : il est le chef spirituel de la majorité du monde arabe chiite et possède assez de pouvoir pour diriger le pays s’il le voulait. Mais c’est le moindre de ses soucis. Iranien vivant à Nadjaf depuis des décennies, Sistani n’a jamais demandé la nationalité irakienne à laquelle il a droit. Lui et les membres de sa famille renouvellent leurs permis de séjour sur une base régulière. Contrairement à d’autres ayatollahs de la Marjaiya à Nadjaf, Sistani ne demande pas de faveur particulière au gouvernement. Sa porte demeure fermée à tous les politiciens, y compris au premier ministre et aux membres du cabinet, tant qu’ils ne remplissent pas leur promesse d’accomplir leur travail, de mettre fin à la corruption ou de la combattre, et d’assurer des services sociaux et médicaux à la population.
L’homme le plus puissant de la secte musulmane chiite souffre énormément, comme n’importe quel Irakien quand il fait plus de 50 degrés Celsius et que sa maisonnée doit endurer une panne d’électricité pendant des heures. Sistani refuse d’être traité différemment de ses voisins. Il y a plusieurs années, Sistani essayait de convaincre son voisin d’arrêter son générateur électrique après minuit, afin de permettre au grand ayatollah et aux membres de sa famille de dormir sur le toit, l’endroit le plus frais où vont la plupart des Irakiens de Nadjaf quand il n’y a pas d’électricité, là où la température peut descendre jusqu’à 40 à 35 degrés après minuit (pendant la majeure partie de l’été), ce qui permet aux gens de dormir pendant quelques heures sans subir la chaleur. Les vieilles demeures disposent d’un sirdab, un refuge sous la maison, mais ce n’est pas le cas de celle de Sistani.
Cheikh Bashir al-Asadi, chef du service de réception du « barrani » de Sistani, transmet ses directives aux gardiens : « sans procédures », deux mots que relaie en criant l’un des gardiens de sécurité formant un cordon avec leurs AK-47 à l’extérieur de la « darbouna » (passage étroit) à sa demi-douzaine de collègues avant d’accompagner un invité dans la maison du marja’, signe du respect et du traitement spécial que le marja’ accorde à une poignée de visiteurs. Habituellement, les visiteurs du marja’ sont soumis à une fouille corporelle et à un examen électronique au moyen de machines spéciales et de détecteurs de métal. Les montres, ceintures, clés, cellulaires ou bagues ne sont pas admis dans la demeure très modeste pour des raisons de sécurité. Al-Qaeda en Irak dans les années 2000 et plus tard Daech ont menacé de tuer Sistani. Des jeunes religieux écervelés de Nadjaf ont même tenté de s’attaquer à la maison de Sistani en 2004, ce qui a entraîné une augmentation du nombre de gardiens, mais la situation est moins préoccupante aujourd’hui.
Les gardiens, les préparateurs de thé, les cheikhs qui s’occupent de la bureaucratie quotidienne, tous se rappellent des visiteurs étrangers réguliers et sont très accueillants. Tous ceux qui gravitent autour du marja’ sont dignes de confiance et très discrets. D’une politesse extrême, ils forment une cellule familiale aimante qui entoure le marja’ et comprennent mieux que n’importe quel expert son langage corporel (s’il aime ou non son visiteur ou si la visite crée de l’inquiétude ou un soulagement). Loin de n’accueillir que des VIP (qui sont d’ailleurs nombreux à ne pas être les bienvenus!), la maison de Sistani est ouverte aux gens du peuple, aux disciples désireux de voir le marja’ et à ceux qui ont besoin d’un soutien financier. Sistani est au service de la population qui croit en lui et qui suit ses recommandations. Mais Sistani a établi une feuille de route pour les politiciens de toutes allégeances : soyez au service du peuple qui vous a élu et gagnez sa confiance, sans quoi ne venez pas cogner à ma porte, car vous ne compterez pas sur mon appui si vous n’êtes pas au service de la population.
Sistani souhaite que les politiciens combattent le terrorisme, consolident les fondations de l’État irakien, luttent contre la corruption, envoient en prison ceux qui acceptent des pots-de-vin, peu importe leur rang et leur parti (y compris les ministres), et assurent des services sociaux à la population.
Le marja’ a montré de quoi il était capable en 2004 lors de la bataille de Nadjaf entre l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr et les forces irakiennes soutenues par les USA, quand Sistani est revenu en Irak de Londres et est intervenu en personne pour établir une entente entre les deux parties, permettant à Moqtada et à ses hommes de quitter la ville en toute sécurité. Sa deuxième démonstration de force a eu lieu lorsque Sistani a joué un rôle majeur dans la rédaction de la constitution irakienne. Sa troisième a été lorsque Sistani a convaincu l’ancien premier ministre et actuel ministre des Affaires étrangères Ibrahim al Ja’fari de se retirer et de renoncer à son second mandat comme premier ministre afin de sauver les groupes de la coalition chiite (l’Alliance irakienne unifiée formée des groupes adhérents à la liste électorale 555), lorsque le défunt Sayed Abdel Aziz al-Hakim (par l’entremise de cheikh Jalal’eddine al-Sagheer) a menacé de quitter la plus forte coalition chiite que soutenait Sistani. Sa quatrième intervention a eu lieu quand il a rejeté sans équivoque Nouri al-Maliki comme premier ministre pour un troisième mandat, et ce, malgré la volonté du commandant des forces Al-Qods (forces spéciales des Gardiens de la Révolution islamique), Qassem Soleimani, de favoriser al-Maliki. La cinquième remonte à quand le groupe armé « État islamique » (Daech) était sur le point de parvenir à Bagdad et à Kerbala en 2014. Sistani a alors émis une fatwa appelant à la création des Hachd al-Cha’bi, les Unités de mobilisation populaire (UMP). Sistani a adopté bien d’autres positions stratégiques et tactiques en arrière-scène, qui ne peuvent être relatées ici.
Les gens se servent du pouvoir de Sistani indirectement. Ahmad al-Chalabi, aujourd’hui décédé, m’a déjà dit qu’il n’avait qu’à « rendre visite à Sistani, informer les médias de sa visite pour qu’ils se rassemblent dans la rue al-Rasoul, échanger quelques mots avec le grand ayatollah sur des questions irakiennes d’ordre général, puis ressortir pour dire aux Américains ce qu’il voulait par rapport à des questions stratégiques en Irak » en citant Sistani. Chalabi savait qu’il pouvait s’en tirer à bon compte parce que le marja’ parle très peu et ne se préoccupe pas de réfuter ou de confirmer quoi que ce soit rapporté en son nom, surtout aux Américains.
Le marja’ Sayed Ali al-Sistani est en colère contre tous les politiciens irakiens et les membres du gouvernement, sa porte leur demeure fermée et il ne reçoit personne. Haidar al-Abadi n’arrive pas à se décider, il manque de fermeté et n’est pas très doué pour tenir ses promesses de diriger un gouvernement « propre ». Abadi est un homme bon, mais inapte à diriger un pays comme l’Irak, qui a besoin d’un leader fort pour lutter contre la corruption. Le gouvernement central en Irak est en faillite; il doit reconstruire toutes les villes et les provinces détruites par la guerre contre Daech et veiller à ce que le mécontentement dans la population ne prévale pas à nouveau, afin d’éviter le retour de Daech dans les provinces à majorité sunnite. Il doit aussi rétablir sa relation avec les Kurdes irakiens en respectant ses engagements et la constitution. Le pays manque d’électricité parce que des milliards ont été dépensés dans des contrats fictifs, les hôpitaux sont défaillants et disposent de peu d’argent et de médicaments, et bien plus encore…
Sistani a tout fait pour empêcher al-Maliki de prendre le pouvoir, ouvrant ainsi la voie à Haidar al-Abadi. Mais cette fois, le marja’ ne compte pas intervenir en faveur de l’un ou contre un autre. C’est qu’il n’y a pas de candidats, parmi les noms connus, capable de vraiment diriger un Irak brisé mais potentiellement riche. Sistani ne veut pas que la population lui reproche d’avoir fait un choix en particulier, car il est bien conscient que le milieu politique est corrompu. Ses portes restent donc fermées. Les politiciens à qui j’ai parlé reprochent l’attitude de Sistani qui refuse de les recevoir. Certains demandent à Sistani d’agir et d’annoncer ce qu’il désire. La réponse est pourtant claire. Quand Sistani déclare qu’il est mécontent de la performance du gouvernement du premier ministre Haidar al-Abadi, c’est dû à la faiblesse et aux hésitations d’Abadi, qui refuse de frapper d’une main de fer tous ceux qui sont corrompus. La population devrait se mobiliser et exiger la démission d’Abadi et de son cabinet. Quand Sistani s’en prend à la corruption parmi les politiciens, il somme Abadi à agir contre eux et à demander à chaque ministre : « D’où as-tu tiré ta richesse? ». Mais si rien ne se produit et que la population ne réagit pas, c’est probablement parce que les gens ne sont pas intéressés à améliorer leur niveau de vie, ni capables de réagir positivement, d’où le silence de Sistani.
Bien des analystes et des chercheurs considèrent les Unités de mobilisation populaire irakiennes (UMP ou Hachd al-Chaabi) comme un groupe pro-iranien qui poursuit ses propres objectifs. Pareille étiquette ne colle toutefois pas à la réalité des UMP, qui est bien plus complexe.
Les UMP ou Hachd
En juin 2014, pendant que le groupe armé « État islamique » (Daech) progressait dans les provinces du nord de la Mésopotamie en direction de Bagdad et à la limite de l’Anbar, Sistani a lancé un appel à un type de djihad bien précis (al-Kifa’ei), qui signifie rassembler le nombre de combattants nécessaires et requis à une fin seulement, en appelant tous les volontaires capables de prendre les armes à défendre leur pays, leurs foyers, leurs familles et leurs lieux saints (mausolées de saints hommes ainsi que des saints imams chiites et de leurs proches enterrés à Samara, Balad, Dijeil, Bagdad, Kerbala et Nadjaf), en créant un groupe armé chargé de stopper Daech. Les forces de sécurité irakiennes étaient en déroute et en panique, désorganisées et sans commandement politique et militaire ferme à la suite de la chute de la ville de Mossoul au nord. Sistani ne considérait pas à juste titre l’influence iranienne sur certains groupes comme un problème, car c’était l’ensemble du pays qui était en danger.
Le premier ministre d’alors, Nouri al-Maliki, avait été rejeté par la plupart des groupes chiites dès le jour où il a entamé un second mandat, parce qu’il n’avait pas respecté l’accord en 18 points tenant sur deux pages signé par tous les partis chiites (Sadristes, Majlis al-A’la, Badr, Fadilah…), dont le représentant et négociateur du premier ministre (Cheikh Abdel Halim al-Zuheiry représentait al-Maliki et signait en son nom). La condition absolue à leur appui au second mandat du premier ministre était qu’il tienne compte de tous les partis dans ses prises de décision et qu’il partage les postes clés au gouvernement et à l’intérieur de l’institution étatique avec la coalition chiite. Ils l’avaient élu même si Maliki tenait moins de sièges au parlement qu’Iyad Allaoui, qui a été exclu illégalement de la fonction de premier ministre.
Al-Maliki a préféré gouverner seul, sans tenir compte des autres groupes chiites (et non chiites). Il n’a pas soutenu son délégué Cheikh al-Zuheiri et avait généralement de sérieux doutes à propos de tout un chacun (chiites, sunnites, Kurdes), y compris de ses propres conseillers qui, rendus à un certain point, l’ont abandonné. Fait à noter, l’Iran a soutenu et favorisé al-Maliki seulement parce qu’il était le seul politicien irakien à posséder suffisamment de détermination et de cran pour s’opposer aux plans d’Obama de maintenir la présence des forces armées américaines en Irak et d’établir des bases militaires en Mésopotamie. En outre, Maliki appuyait des groupes non étatiques financés par l’Iran qui s’en prenaient aux forces d’occupation américaines dans le pays. L’Iran craignait, et craint encore à juste titre qu’une longue présence militaire américaine ne pourrait servir qu’à fomenter des complots contre la République islamique d’Iran. Elle constituait aussi une menace pour les alliés de l’Iran en Irak et dans le reste du Moyen-Orient. L’Iran n’a jamais eu et n’aura probablement jamais confiance dans les intentions américaines envers le Moyen-Orient. Il croit que Washington s’opposera à Téhéran et tentera de faire chanter les alliés régionaux de l’Iran (en évoquant le danger « perse et séfévide et ses prétendues visées expansionnistes »), de façon à transformer le golfe Persique en immense entrepôt d’armes américaines.
En 2014, les Hachd ont défendu et libéré Samara, Jurf al-Sakher, Balad, Dijel, Duluiyeh, la couronne de Bagdad et Kerbala. Mal entraînés et disposant d’un équipement militaire déficient les premières années, les Hachd ont combattu et réussi à stopper l’avance de Daech avec l’aide de conseillers de l’Iran et du Hezbollah libanais, mais avant tout grâce à leurs propres effectifs formés d’Irakiens.
Il est important de noter qu’au cours des six premiers mois de l’emprise dévastatrice de Daech sur le nord de l’Irak, l’administration Obama a refusé de soutenir les forces de sécurité irakiennes à l’est et à l’ouest. Presque les deux tiers de l’Irak sont alors tombés sous la coupe de Daech. Les entreprises américaines liées par contrat pour assurer l’entretien des chars Abrams ont quitté le pays, et les entrepôts américains installés dans les pays du Golfe à proximité ont refusé tout ravitaillement en munitions au gouvernement central à Bagdad. L’Irak se retrouvant en position de vulnérabilité devant les attaques massives de Daech, il n’avait d’autre choix que de se tourner vers l’Iran. Comme les USA ne croyaient pas l’Iran capable d’aider le gouvernement central contre Daech, ils se sont comportés comme si la partition de l’Irak était inévitable.
C’est alors que des émissaires iraniens (le brigadier général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique et d’autres responsables iraniens) sont allés à Erbil et Bagdad et ont rendu visite au grand ayatollah Sistani à Nadjaf pour proposer leur soutien et leur savoir-faire sur le plan militaire. La victoire de Daech menaçait directement la sécurité nationale iranienne et les lieux saints chiites en Irak (Daech avait exprimé clairement son intention – cela fait partie de son idéologie – de détruire tous les mausolées chiites en Irak et partout ailleurs à l’extérieur de l’Irak). Le chef spirituel de l’Iran, Sayed Ali Khamenei, a clairement donné l’ordre à toutes les forces iraniennes de soutenir la fatwa de Sistani et d’empêcher que l’Irak ne tombe entre les mains de Daech (les extrémistes takfiris).
En outre, l’Iran (et Bagdad) a demandé au Hezbollah de dépêcher du Liban des centaines d’officiers qualifiés et expérimentés en Irak (en 2014 et 2015), dont seulement une poignée sont encore au pays aujourd’hui. Un campement militaire a été établi à proximité de la ville de Balad et un centre d’opérations militaires et du renseignement pour combattre Daech a été mis en place dans la zone verte de Bagdad, avec la participation d’officiers irakiens, du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et de commandants du Hezbollah (la Russie s’est jointe par la suite). Ce n’est que six mois plus tard que les USA ont fini par soutenir le gouvernement central à Bagdad et à commencer à lutter contre Daech, sous le regard sceptique de tous ceux qui les entouraient.
Le nouveau premier ministre élu, Haidar al-Abadi, en voulait beaucoup à Soleimani, parce que le général du CGRI avait manigancé contre lui jusqu’à la dernière minute pendant les négociations avec la Marjaiya et les autres groupes politiques irakiens en vue de déterminer qui deviendrait premier ministre (il favorisait al-Maliki). Les deux hommes ne s’entendaient pas dès le départ. En fait, Abadi a souvent laissé Soleimani patienter à l’extérieur de son bureau avant de le recevoir (signe d’un grand manque de respect et qu’il n’était pas le bienvenu). Le premier ministre, qui avait demandé officiellement à Soleimani de soutenir l’Irak à titre de conseiller militaire, l’a obligé à entrer légalement en Irak en faisant estampiller son visa à son entrée et à sa sortie de l’aéroport, sans le dispenser de ces formalités. Abadi a même accusé Soleimani de comploter contre lui au cours de la première année de son mandat, une accusation qui était loin d’être sans fondement, comme de nombreuses sources l’ont confirmé.
Sauf que la présence de conseillers militaires iraniens et le soutien logistique apporté par Soleimani étaient absolument nécessaires pour l’Irak et ont empêché bien de villes de tomber sous la coupe de Daech. Il ne fait aucun doute que c’était dans l’intérêt de Téhéran de stopper Daech en Irak avant qu’il n’étende ses tentacules dans les villes iraniennes avoisinantes. Qui plus est, le représentant de Soleimani en Mésopotamie (le député irakien Abou Mahdi al-Muhandes) a été nommé chef adjoint des Hachd et c’est lui qui menait le bal sur le champ de bataille. La participation des Hachd a été efficace dans chaque bataille. En fait, seuls des hommes faisant preuve d’un dogmatisme idéologique solide en Irak pouvaient s’opposer au dogmatisme idéologique de Daech dans le camp opposé. Bien entraînées, les forces antiterroristes ne pouvaient à elles seules combattre sur de nombreux fronts et étaient chargées aussi d’assurer la garde de la capitale. Les Hachd se sont révélés indispensables pour l’Irak.
Les Hachd, avec leurs 19 brigades et leurs alliés non étatiques, ont repris Jurf al-Sakhr, Tuz-Khormato, Amerli, Suleiman Pak, Ichaqi, Tikrit, les monts d’Hamreen, al-Alam, Ad-dour, al-fathah, le lac al-Tharthar, Baiji et 250 villages à l’ouest de Mossoul. C’est un nombre imposant de batailles. Avec les Saraya al-Salem (Brigades de la paix) de Moqtada, qui ont combattu à leurs côtés en visant les mêmes objectifs dans certaines parties de l’Irak (tout en refusant de s’intégrer aux Hachd, comme bien d’autres groupes d’ailleurs), les Hachd ont protégé Samara et ont livré combat à Mossoul et Tal Afar, d’abord en facilitant la reprise de Mossoul, puis en participant à la reprise de Tal Afar, en plus d’envoyer des forces à la frontière syrienne, sans toutefois la traverser.
Tout cela et bien plus encore se passait pendant que les USA s’opposaient à la participation des Hachd, en déchaînant les médias et les analystes contre eux afin de les décrédibiliser en jouant la carte du sectarisme et du soutien iranien. En réalité, des milliers de chiites au sein des Hachd et d’autres groupes ont perdu la vie en cherchant à libérer des villes sunnites et à permettre le retour des sunnites dans leurs foyers au nord de l’Irak. Le motif n’était pas sectaire, l’objectif étant la défaite de Daech.
La source par excellence et la plus active du sectarisme au Moyen-Orient c’était les médias de masse, qui accusaient les UMP d’être un groupe chiite sectaire, alors que les Hachd sont formés à 60 % de chiites, le reste se composant de sunnites et d’autres minorités. Cette distribution est à l’image de la composition du parlement irakien. L’accusation de sectarisme est certainement non fondée (des crimes sont commis dans chaque guerre, notamment dans les guerres menées par les USA au Moyen-Orient et dans le reste du monde), mais est liée principalement à l’influence de l’Iran dans les rangs des UMP. Bien des gens en Irak soutiennent qu’au final, si l’Irak est bien protégé du terrorisme et qu’il n’est pas sous l’influence des USA, l’Iran se contentera d’exercer une influence modérée sur les politiciens irakiens qui ont un lien naturel et religieux envers la République islamique, sans nécessairement dépendre directement d’elle. Les exactions contre les civils et les militaires n’ont pas de quoi surprendre dans les zones de guerre ou dans les pays occupés par la force, ce qui comprend l’occupation de l’Irak par les USA, qui a duré de longues années.
Les Hachd : leur composition et les groupes combattant sous leur bannière
Plus d’un bataillon combattant au sein des Hachd al-Chaabi relèvent directement de la Marjaiya, qui les finance et les équipe (Firqat al-Abbas al-Kitaliya, Firqat al-Imam Ali al-Kitaliya, Ansar al Marjaiya et Liwa’ Ali al-Akbar). Mais d’autres groupes ont combattu sous la bannière des Hachd, sans toutefois s’être intégrés aux brigades des UMP. Très fidèles à l’Iran, ces groupes sont demeurés indépendants tout en participant à des batailles livrées par les UMP partout en Irak.
Pour être plus précis, Moqtada al-Sadr dirige les Saraya al-Salem, un groupe indépendant financé par Moqtada, qui reçoivent aussi un soutien financier à même le budget des Hachd lorsqu’ils font la guerre à Daech. Une fois Daech défait, ce groupe s’intégrerait aux 19 bataillons sous le commandement des Hachd, qui relèvent du ministère de la Défense ou du ministère de l’Intérieur.
En ce qui concerne Asaïb Ahl al-Haq, Kataeb Imam Ali, Kataeb Hezbollah ou Harakat al-Nujaba’, tous ces groupes resteront indépendants et ne s’intégreront pas aux forces de sécurité irakiennes une fois la guerre contre Daech terminée. Ils prendront part aussi aux prochaines élections, comme entités indépendantes, contrairement aux Hachd dont les éléments ne sont pas autorisés à se présenter aux élections, mais seulement à voter comme tous les autres membres des forces de sécurité irakiennes.
Jusqu’à maintenant, les Hachd (ou UMP) ont perdu entre 9 000 et 10 000 combattants, contre des dizaines de milliers de terroristes de Daech tués dans l’ensemble de l’Irak. Les UMP s’élèvent aujourd’hui contre la partition du pays (ils s’opposent notamment à un Kurdistan indépendant) et sont prêts à combattre les forces armées turques basées à Bachiqa et ailleurs au nord du pays, au cas où tous les recours diplomatiques entre Bagdad et Ankara n’entraîneraient pas le retrait des forces armées turques de l’Irak. Les UMP ne se dissoudront donc pas après la guerre. Elles font partie de l’appareil de sécurité et garderont le même nom et ses 19 brigades.
Mais bien des commandants et des groupes faisant partie des Hachd sont effectivement pro-Iran, fidèles à leur foi comme chiites et à ce que Qassem Soleimani représente (l’axe de la résistance), sans nécessairement être contre l’unité de l’Irak. La plupart des chiites irakiens sont liés par la même idéologie, à l’instar de la majorité des chiites dans le monde musulman d’ailleurs, mais ils n’ont pas la même culture, ne sont pas aveuglément liés les uns aux autres et n’adoptent pas la même approche à l’égard de leurs voisins ou des USA. Le général iranien Soleimani jouit d’une influence parmi divers groupes parce qu’il représente la « ligne de résistance » contre l’influence américaine dans le pays (et au Moyen-Orient), mais aussi parce qu’il s’est montré très généreux envers de nombreux groupes depuis 2004, en formant des mouvements de résistance contre l’occupation des forces armées américaines, puis contre Daech (la franchise d’Al-Qaeda en Irak avant de se métamorphoser en Daech).
En 2004, Moqtada al-Sadr a été le premier à bénéficier du financement et de l’entraînement de l’Iran (plus de détails à venir dans la troisième partie). De plus, en 2014 et en 2015, le gouvernement irakien n’était pas en mesure de se montrer aussi généreux que l’Iran et aussi résolu à stopper les djihadistes takfiris. Bien des groupes (Asaïb Ahl al-Haq, Hezbollah irakien, Kataeb Imam Ali, Harakat al-Nujabaa’ et d’autres) ont bénéficié (et bénéficient encore) d’une aide financière directe de l’Iran. La Marjaiya à Nadjaf a fait pression pour que le premier ministre Haidar Abadi intègre l’ensemble des UMP au sein des forces de sécurité et a entièrement soutenu sa décision d’y consentir. Les groupes qui refusent d’abandonner leurs propres objectifs et d’intégrer l’appareil de sécurité irakien peuvent partir, mais s’ils gardent leurs armes, ils seront considérés comme hors-la-loi. Les autres groupes indépendants qui combattent au sein des UMP sont l’affaire du gouvernement.
Sauf que maintenant, la Marjaiya n’est pas très enchantée, parce que cette décision d’intégrer les Hachd au sein des forces de sécurité, bien qu’approuvée par le parlement, n’est pas encore entièrement mise en œuvre. C’est considéré comme une autre faiblesse du premier ministre Haidar al-Abadi. Il hésite à faire appliquer cette loi et à se retrouver avec ceux que la Marjaiya aimerait voir sous le commandement du gouvernement central à Bagdad, plutôt que sous le contrôle de l’Iran. Sistani refuse toute interférence extérieure dans les affaires irakiennes par tout autre pays, en particulier l’Iran, sans nécessairement être contre Téhéran. C’est qu’il voit bien la puissance de groupes comme Asaïb Ahl al-Haq, qui compte de nombreux hommes bien armés, en plus de disposer des installations de deux stations de télévision toutes équipées et fonctionnelles.
Abadi, contrairement à Sistani, est d’avis que les Hachd ne pourront être intégrés aux forces de sécurité irakiennes qu’une fois la menace de Daech résorbée (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui). Abadi s’inquiète du rôle que les dirigeants et les groupes qui ont combattu dans les rangs des Hachd peuvent jouer aux prochaines élections. Ces dirigeants, dont Ahmad al-Asadi (député et porte-parole des UMP), Abou Mahdi al-Muhandes (député et chef adjoint des Hachd), Hadi al-Ameri (député et ex-ministre) et les chefs des groupes qui ont combattu aux côtés des UMP tout en gardant un statut indépendant sur le plan politique et militaire, vont se présenter aux prochaines élections et former un « front de la résistance » opposé à ceux qui ne trouvent rien à redire contre la présence et l’influence des USA en Mésopotamie.
De nombreux membres des UMP et bien des Irakiens en général affirment être des partisans de Sistani, mais se trouvent, d’une certaine façon, en dehors de la sphère d’influence directe de la Marjaiya. Les gens ne suivent pas les recommandations formulées par les représentants de Sistani dans leurs sermons hebdomadaires, bien qu’ils se rassemblent encore à toutes les occasions dans la rue al-Rasoul pour exprimer leur soutien à Sistani en scandant : « Notre perle, c’est Sayed Ali Sistani » (Taj..Taj..‘Ala al Rass, Sayed Ali Sistani). Voilà pourquoi le grand ayatollah à Nadjaf garde le silence depuis plusieurs mois et exprimera ses doléances contre l’inefficacité du gouvernement et du premier ministre au cours des prières du vendredi, principalement à Kerbala, où se trouve le mausolée chiite le plus sacré, celui de l’Imam Hussein.
Mais Bagdad a encore besoin des Hachd pour deux raisons :
- La lutte contre Daech est loin d’être terminée. Hawija, Ana, Rawa, Al-Qaem et la frontière irako-syrienne et irako-jordanienne demeurent encore le terrain opérationnel de Daech.
- Les élections parlementaires, prévues pour l’an prochain, sont en train de s’échauffer. Dans le cas d’Abadi, il serait vraiment malvenu pour lui de s’en prendre aux Hachd tant qu’il veut obtenir le soutien d’une grande partie de la population, en se servant de la question de la sécurité comme levier pour obtenir un second mandat.
Mais les sacrifices des Hachd dépassent largement ce qu’on pourrait écrire dans un article. Les chiites irakiens faisant partie des Hachd proviennent principalement du sud de l’Irak. Ils sont peu fortunés et ont quitté leurs familles et le peu de biens qu’ils possèdent pour répondre à l’appel à défendre l’Irak. Les Irakiens les considèrent (contrairement aux nombreux analystes et « experts » irakiens vivant à l’étranger) comme de véritables héros, qui se portent à la défense de chaque foyer, des vieillards, des femmes et des enfants.
En recevant des louanges à propos de sa fatwa appelant à la création d’un corps de volontaires pour sauver l’Irak de Daech, Sayed Sistani a répondu, avec émotion : « Ce sont ces pauvres volontaires qu’il faut louanger et respecter, dont les pieds devraient être baisés (…). Ce sont eux qui ont dépêché des milliers de volontaires jeunes et vieux sans hésitation, pour défaire Daech et ramener à leurs propriétaires légitimes, qu’ils soient musulmans sunnites et chiites, ou membres des minorités, leurs provinces, leurs villages et leurs foyers (…). Ce sont eux qui ont empêché que des milliers de femmes irakiennes soient réduites à l’esclavage par Daech (…). C’est à eux que le monde doit tant, pour avoir défait le terrorisme, pas à moi (…) ».
Bon nombre d’Irakiens et d’Occidentaux poussent de hauts cris à propos de l’influence iranienne en Irak, et souhaiteraient mettre un terme au pouvoir qu’exerce Téhéran sur les politiciens et les services de sécurité irakiens. Mais rares sont ceux qui se demandent pourquoi les Irakiens ont permis à l’Iran d’avoir un tel droit de regard en Mésopotamie! Le brigadier général Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods du Corps des gardiens de la révolution islamique, est-il capable de jouir d’autant d’influence en Irak sans le soutien des Irakiens eux-mêmes? À la formation de chaque gouvernement, pourquoi les politiciens se précipitent-ils à Beyrouth et à Téhéran pour trouver une coalition qui convienne et obtenir un siège au gouvernement, si les Irakiens sont mécontents de voir l’Iran jouir de son influence dans le Bilad ma Bayna al-Nahraiyn?
En Irak, il y a des politiciens qui considèrent l’Iran comme une passerelle menant à certains postes importants au sein du gouvernement, qui permet du même coup d’enrichir leur propre parti local. D’autres politiciens cherchent à prendre leurs distances de l’Iran, comme Moqtada al-Sadr, bien que l’Iran lui ait fourni de l’argent, une formation, une villa à Qom et un refuge pendant des années avant qu’il ne proclame son « indépendance ». En fait, Moqtada n’a pas de stratégie à long terme (ni même à court terme); son comportement varie sur le coup du moment. Nos chemins se sont croisés à différentes reprises au cours de la dernière décennie et j’ai eu (et j’ai encore) des réunions régulières avec des membres de son cercle restreint et des (ex) commandants de la Jaish al-Mahdi (l’Armée du Mahdi), ce qui m’a permis de mieux saisir sa pensée. Il convient cependant d’ajouter que le cercle restreint de Moqtada a une « date d’expiration », car aucun sadriste de haut rang n’occupe un même poste plus que quelques mois. Ce qui suit donne un aperçu de l’histoire de Moqtada.
Moqtada al-Sadr
Tout a commencé en 2004, quand Moqtada al-Sadr a lancé un appel à la manifestation à Nadjaf, à courte distance de la ville sainte de Koufa, où prêchait son défunt père, le grand ayatollah Mohamad Sadeq al-Sadr.
On ne peut parler de Moqtada sans glisser un mot sur son père, qui a tracé la voie pour son jeune fils. Le régime baasiste de Saddam Hussein avait accordé à Sayed Mohamad Sadeq le privilège d’approuver les permis de séjour de tous les oulémas étrangers, y compris celui du grand ayatollah de Nadjaf. Mais le grand ayatollah al-Sadr avait une position ferme et assez révolutionnaire la dernière année de sa vie, en s’élevant contre Saddam et en appelant à la libération des prisonniers. Il avait des relations houleuses avec la Marjaiya représentée par le grand ayatollah Sistani, que Sayed Mohamad Sadeq accusait ouvertement, sans le nommer directement, de diriger la « Marjaiya silencieuse » (al-marjaiya al Samita), tandis que Sadr dirigeait la « Marjaiya au franc parler » (al-Marjaiya al Natiqa), ce qui ne manquait pas de plaire aux jeunes et d’attirer l’attention des Irakiens appauvris de Bagdad et du sud de l’Irak.
Al-Sadr est ainsi devenu une personnalité éminente ayant une influence sur la politique irakienne. Moqtada a repris le flambeau après la mort de son père, tué avec ses deux fils par le Moukhabarat (service du renseignement) de Saddam Hussein en 1999, quand Moqtada n’avait que 16 ans. Moqtada a également imité son père en portant un al-Kafan, le linceul blanc dont les musulmans couvrent les dépouilles avant qu’elles ne soient enterrées, qui est aussi une référence symbolique signifiant « je suis prêt à mourir à tout moment, mais je dirai la vérité ».
Très jeune, Moqtada a été assigné à résidence par les sbires de Saddam, mais avec beaucoup d’argent du Beit al-Maal (la maison de l’argent ou le trésor, qui est géré par un Marja’ et qui représente un pourcentage de l’excédent des recettes annuelles des donateurs). Sur le plan religieux, Moqtada à 16 ans n’avait pas le droit de toucher ou de dépenser de l’argent du Beit al-Maal sans obtenir une « licence » (permission) d’un Marja’ en titre.
Sayed Mohamad Sadeq avait deux étudiants qui se distinguaient : Cheikh Ali Smeism et Cheikh Mohamad al-Ya’cubi. Eux aussi devaient avoir une permission d’un marja’ en place reconnu. C’est à ce moment que le grand ayatollah Ishac al-Fayad a délégué son autorité à Cheikh Smeism pour qu’il puisse utiliser de l’argent tiré du Beit al-Mal. Mais contrairement à Ya’cubi, Cheikh Ali Smeism a refusé cette responsabilité, allant à l’encontre du désir du grand ayatollah. Mais il a ce faisant gagné en intégrité et en respect dans toute la Marjaiya jusqu’à aujourd’hui (ce qui n’est pas le cas des membres du cercle restreint de Moqtada). Ya’cubi a par la suite rompu avec Moqtada pour former sa propre « hawza », s’autoproclamer grand ayatollah et devenir chef du parti politique al-Fadila.
Après la chute de Saddam, bien des politiciens ont vu en Moqtada (à tort) un homme qu’on pouvait facilement manipuler pour attirer et éloigner bon nombre des centaines de milliers de fidèles de son père. Al Ya’cubi, Ahmad al-Chalabi, Ibrahim al-Ja’fari, Nouri al-Maliki, l’Iran, tous ont essayé, mais n’ont réussi à soutirer qu’une parcelle de la popularité que Moqtada a héritée de son père.
De nombreux jeunes hommes entouraient Moqtada, pour la plupart des étudiants (novices) à la hawza (« hawza illmiyya », un centre d’enseignement pour les religieux chiites) de son père. En raison de son jeune âge, quand les USA ont occupé l’Irak en 2003, Moqtada s’est laissé facilement influencé par les nombreuses idées qui circulaient autour de lui, qui manquaient de réflexion sur le plan stratégique et qui étaient lancées sous le coup de l’impulsivité.
Moqtada aimait l’image du chef du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, dont il voulait imiter le style, mais a finalement décidé qu’il était préférable de jouir d’une plus grande popularité due aux antécédents religieux plus prestigieux de son père. Moqtada souhaitait adopter les mêmes idées révolutionnaires que le Hezbollah en tant que groupe de résistance contre les forces d’occupation. Le Hezbollah avait combattu pour récupérer la majeure partie des territoires libanais occupés par Israël et les USA venaient tout juste de se déclarer ouvertement comme une force occupante.
J’ai atterri à Bagdad en 2003, à la suite de l’occupation américaine et de la chute de Saddam Hussein. Il était habituel de voir des militaires américains patrouiller à pied dans les rues de Bagdad. Ils se sentaient en sécurité dans la capitale et croyaient que tous les Irakiens se réjouissaient de leur présence. En faisant mon jogging quotidien dans Bagdad, de Shourjah à Kadimiyah, je me sentais peu rassuré en traversant al-A’zamiyeh. Quelques mois plus tard, j’ai toutefois réalisé que le centre des décisions en Irak se trouvait à Nadjaf.
Juste à l’extérieur du périmètre du Wadi al-Salam, le deuxième plus grand cimetière au monde après celui du Vatican, l’hôtel Al Sedeer était le meilleur qu’on pouvait trouver en ville. Il était exploité par un homme affable, qui peu après a été forcé de partir parce qu’il était un membre éminent du parti Baas. L’hôtel ne valait même pas un hôtel une étoile de tous les pays du Moyen-Orient que j’ai visité, mais c’est tout ce qu’il y avait à ce moment-là. Je ne connaissais personne dans la ville, mais avec les années, j’ai réalisé que j’avais fait le bon choix.
N’empêche que j’ai dû traîner un bon bout de temps, apprendre à connaître la ville et sa dynamique jusqu’à ce que j’ai eu l’occasion, pendant l’occupation de Nadjaf par Moqtada, de voir des portes s’ouvrir, en raison du comportement de Moqtada et de mes reportages audacieux. Sistani était vraiment surpris de lire un article d’un journaliste étranger vivant à Nadjaf qui écrivait à propos des actes répréhensibles de Moqtada. C’est que la Jaish al-Mahdi terrorisait tout le monde dans la ville, y compris la Marjaiya. En fait, pendant des semaines, la Jaish al-Mahdi me recherchait et les Nadjafis rigolaient à l’idée de me voir déambuler dans les rues de la ville en passant régulièrement sous le nez des hommes de Moqtada. Les habitants de Nadjaf étaient très gentils et généreux, m’offraient des verres, cherchaient à m’expliquer l’importance des familles à Nadjaf et aimaient bien discuter de la situation en Irak. Cette ville m’a accordé un degré d’accès aux décideurs à faire rêver tout journaliste ou chercheur.
Les forces d’occupation américaines considéraient Moqtada et son entourage comme un problème mineur et ont fait un premier pas en mai 2004, en arrêtant le responsable des finances Sayed Mustafa al-Ya’cubi, un compagnon proche de Moqtada. Ce dernier s’est alors fait conseiller d’appeler à une manifestation, sous la forme d’une longue marche de Nadjaf à la ville voisine de Koufa.
En avril 2004, je me suis joint à la manifestation de Moqtada contre l’arrestation de Sayed Mustafa al-Ya’cubi par les Forces d’opérations spéciales des USA. J’ai été aussitôt détecté comme étranger par la Jaish al-Mahdi juste avant d’atteindre Sahat al-Ishreen. Après une bonne fouille, j’ai été autorisé à participer. Il y avait des hommes armés parmi les centaines de manifestants, tous vêtus de noir et apparemment prêts à tout. Les 5 ou 6 kilomètres jusqu’à Koufa promettaient d’être une longue marche.
Lorsque le groupe est arrivé à Hay al-Sinaei, les hommes se sont mis à crier de façon belliqueuse en direction des forces salvadoriennes qui faisaient partie de la coalition dirigée par les USA, qui se trouvaient du côté gauche de la rue principale menant à Koufa. Pris par surprise, les soldats se sont mis à courir, désorganisés, lorsqu’un échange de tirs a saisi tout le monde et les rues se sont vidées en moins d’une minute. Une camionnette brûlait déjà au milieu de la rue. C’était la première « aventure » de Moqtada et probablement aussi la première fusillade à laquelle il voulait être mêlé.
Quand tous sont arrivés à Koufa, il était évident que Moqtada et son cercle restreint étaient déconcertés, pris par surprise devant une situation imprévue. Une petite altercation s’est produite entre ses lieutenants : cheikh Fuad al-Turfi s’est autoproclamé chef de la Jaish al-Mahdi à Koufa et porte-parole de Moqtada. Mais l’ambitieux Qais al-Ghaz’ali a convaincu le jeune sadriste de le choisir. À quelques mètres à peine d’où je me trouvais, je pouvais constater l’amertume d’al-Turfi, qui a même été exclus du leadership à Koufa par la suite, à l’avantage de Sayed Riyad al-Nouri (assassiné plus tard par la JAM).
De toute évidence, Moqtada ne planifiait jamais rien. Il agissait plutôt sous le coup de l’impulsion, en retenant toute « bonne idée » proposée par ses lieutenants s’il l’aimait et qu’elle comprenait un peu d’action dans sa réalisation. Moqtada est reconnu pour adopter toute bonne idée de ses lieutenants, mais seulement si elle a des chances de réussir. En fait, lorsqu’il a décidé d’occuper Nadjaf en 2004, on a vu des jeunes de l’extérieur de la ville établir des postes de contrôle sur la rue al-Rasoul même, quelques mètres à peine de la rue où habite le grand ayatollah Sistani. Les habitants de Nadjaf trouvaient cela difficile.
Moqtada a même imposé un laissez-passer spécial pour les étrangers et quiconque n’était pas de Nadjaf. On m’a amené au tribunal islamique un jour. Je marchais tout simplement sur la rue Rasoul lorsque des jeunes sbires, lourdement armés, m’ont stoppé. Sayyed Hachem Abou-Ragheef m’a alors répondu à la porte du tribunal islamique. Je lui ai alors demandé pourquoi, en tant que journaliste, il me fallait un laissez-passer spécial. Le chef du tribunal m’a répondu ceci : « Vous pourriez aussi bien être un espion dans la ville du commandeur des croyants (Amir al-Mo’minin). Je vais vous donner le document qu’il vous faut pour que vous puissiez circuler librement. »
« Si j’espionnais dans la ville du commandeur des croyants, ai-je répondu (qui est mort aujourd’hui), pourquoi donc donneriez-vous pareil document à un espion? » Abou Ragheef m’a invité à me taire, à prendre le document et à quitter les lieux. J’ai pris le document et l’ai mis dans ma poche, où il y en avait un autre, signé par le même Abou Ragheef qui ne se rappelait pas m’avoir déjà donné un document similaire une semaine plus tôt. Mais la tentation d’aller au « tribunal islamique » était trop grande. J’avais entendu bien de rumeurs de massacres entre ses murs, mais rien ne pouvait être confirmé évidemment. C’était les habituels racontars d’Irakiens qui aiment bien exagérer ce qu’ils entendent et qui, parfois, transforment les rumeurs en réalité.
Pendant la guerre de 2004 contre les Américains, Moqtada s’asseyait toujours au premier étage de son barrani (bureau) et avait accès à Internet. Le barrani (le bureau de son défunt père) se trouvait encore en face du mausolée de l’Imam Ali. Pendant la bataille de Nadjaf, je suis entré un jour pour m’enquérir au sujet de Moqtada. Un de ses proches collaborateurs m’a répondu qu’il avait reçu un nouveau jeu Atari et qu’il l’essayait. Depuis, je l’appelle Abou al-Atari, mais discrètement. Moqtada est un homme dangereux qui accepte mal la critique ou les blagues à son sujet.
Mais c’est un homme courageux. Pendant les négociations avec les Américains, on l’a conduit en voiture de nombreuses fois sans garde du corps, accompagné seulement de Sayed Imad Kilintar, qui assurait la médiation entre la Jaish al-Mahdi (JAM) et le premier ministre Iyad Allaoui. Il aurait pu être arrêté à chaque coin de rue, mais refusait même de mettre son amama (turban) de côté pour être moins reconnaissable. Pour ma part, ce que j’ai vécu en personne dans ses moindres détails pourrait faire l’objet d’un autre article.
Les forces armées américaines avaient bombardé mon hôtel, dont un seul des quatre étages était encore accessible. J’étais l’unique client et le réceptionniste tirait sur les ombres dans la nuit par peur, car tout le monde avait fui le vaste secteur proche du cimetière où l’hôtel se trouvait. Il n’arrêtait pas de tirer avec son AK-47 jusqu’à ce que je le convainque d’aller dormir dans la chambre d’à côté pour éviter de me réveiller chaque nuit. La Jaish al-Mahdi (JAM) tirait à partir des étages au-dessus de ma chambre, parmi les débris, lorsque j’ai décidé de quitter l’hôtel pour aller à Hay al-Saad. L’hôtel était devenu trop bruyant avec ses échanges de tirs quotidiens.
Moqtada se cachait à l’intérieur du mausolée de l’Imam Ali, où je l’ai rencontré à plus d’une occasion. Il était contre Sistani à ce moment-là, l’accusant de représenter la « Marjaiya al-samita » (la Marjaiya silencieuse). Quelques membres de la JAM, qui étaient armés, avaient été pris sur le fait dans une tentative d’atteindre le domicile de Sistani (et d’autres marajis comme Cheikh Bashir al-Najafi) à partir des toits. J’ai demandé à Moqtada en personne : Pourquoi dites-vous appuyer la Marjaiya alors qu’elle agit à l’encontre de vos intérêts? Il m’a répondu ceci : « J’appuie la Marjaiya de mon (défunt) père. » C’était au moment où Qais al-Khaz’ali était encore son porte-parole (il me faisait des signes derrière le dos de son patron pour que j’arrête). Moqtada avait alors un tempérament impétueux, ce qui contraste avec son attitude actuelle et sa politique, qui est en parfaite harmonie avec la vision de l’Irak par Sistani. Moqtada était violent avec ses lieutenants. Je l’ai vu gifler Qais le jour où le mausolée a été touché par un tir de mortier (de la JAM et non des USA, même si l’on disait le contraire à l’époque).
Pendant la seconde bataille de Nadjaf, l’Iran est entré en scène, gracieuseté de Abou Mahdi al-Muhandis, et a engagé des relations avec Moqtada al-Sadr, qui a ordonné à Cheikh Qais et à cheikh Akram al-Ka’bi d’assurer la liaison. Abou Mohammed Shibl, le chef de la JAM, a été démis de ses fonctions par Moqtada après la bataille de Nadjaf, pour des raisons qui sont impossibles à expliquer ici. Quand j’ai rencontré Shibl, il voulait que Moqtada le reprenne sous son aile, mais ce dernier refusait catégoriquement de le réintégrer, malgré l’intervention de Cheikh Smeism. Il a décidé de se mettre sous l’aile de l’Iran à la place.
En fait, la JAM a versé bien du sang dans ce fiasco qu’ont été les batailles de 2004 (la première et la seconde). Cette guerre déséquilibrée n’était pas nécessaire. J’ai vu comment les snipers américains pouvaient tuer sans hésitation un militant de la JAM debout au milieu de la rue à proximité de Hay al-Saad à Nadjaf quand il a ouvert le feu de son AK-47 contre un char Abrams. Mais l’histoire de la JAM à Nadjaf, de la bataille contre les forces armées des USA, de la capture d’un Canadien juif et de la façon dont Moqtada ordonnait à son chef de la sécurité, Sayyed Husam al-Husseini, d’aller lui chercher des falafels et du Coca-Cola est également remise à une prochaine fois.
Le grand ayatollah Sistani est revenu de Londres (où il s’était rendu pour des raisons médicales) afin d’éviter que Moqtada ne soit tué ou capturé. Lui et ses hommes ont fui pendant une manifestation, un peu à la manière du film égyptien (que je n’ai pas vu) « Irhab wa Kabab » (terrorisme et kébab), dans des circonstances similaires. Moqtada a fini par arriver à Bagdad sain et sauf et a été mis sous la protection de trois de ses lieutenants : Qais al-Khaz’ali, Mutafa al-Ya’cubi et Haidar al-Mussawi. Chacun avait la charge d’assurer la sécurité de Moqtada pendant 15 jours.
C’est à cette période (février 2006) qu’Abou Moussab al-Zarqaoui était parvenu à obtenir la réaction sectaire qu’il cherchait depuis toujours, en faisant exploser le sanctuaire chiite sacré de l’Imam al-Askari à Samarra. Dans l’ancien Islam, Samarra était une garnison militaire où se trouvaient de nombreux « askr » (soldats). Le nom du sanctuaire provient de l’imam qui a été assigné à résidence ou en prison la plus grande partie de sa vie, pendant le règne du calife abbasside Mo’tamed et de son frère, al-Muwaf’faq.
J’étais à Bagdad à discuter de la réaction des chiites et de la façon dont ils tombaient dans le piège d’Al-Qaeda (Zarqaoui était l’émir d’Al-Qaeda en Irak ou AQI) avec Cheikh Jalal-Eddine al-Saghir, à la mosquée Buratha. Il était autour de minuit et Cheikh Jalal subissait des attaques ratées à répétition d’Al-Qaeda, des tas de gardes du corps le protégeait et on l’accusait de diriger les « brigades noires », qui éliminaient ceux qu’ils croyaient être liés à AQI ou d’anciens officiers baasistes. Il n’aimait pas la tournure de la conversation et m’a laissé à minuit à l’extérieur. J’ai donc marché d’Al Karkh jusqu’au centre-ville (environ 10 km), où un couvre-feu était imposé à partir de 19 heures. Heureusement, les forces de sécurité irakiennes n’ont pas été trop strictes à l’égard d’un étranger sans pièce d’identité dans un pays en guerre où se trouvent des insurgés. Pas étonnant que les hommes de Zarqaoui étaient si actifs!
Moqtada s’est rangé de l’avis de l’Iran et a accepté de former un groupe clandestin, qui dissimulait sa participation directe. Cheikh Qais al-Khaz’ali, le lieutenant de Moqtada, est ainsi devenu le dirigeant de « La ligue des vertueux » (Asaïb Ahl Al-Haq ou AAH), une branche de la Jaish al-Mahdi, jusqu’à ce qu’il soit arrêté en mars 2007 avec son frère et un commandant du Hezbollah libanais, Ali Musa Daqduq. Ce dernier se déplaçait avec un passeport irakien et a feint d’être sourd et muet pendant un mois, jusqu’à ce qu’il soit reconnu à partir de documents israéliens. Daqduq était fiché en Israël, ce qui avait permis de le reconnaître. Il était le commandant d’un large front au sud du Liban et avait participé à de nombreuses batailles. Là encore, de pair avec les opérations de l’équipe de Daqduq, l’attaque et l’assassinat d’officiers américains à Karbala par le Hezbollah et la AAH, l’arrestation de Daqduq et sa libération mériteraient de faire l’objet d’un autre article.
Après l’arrestation de Qais, Moqtada a tenté de s’approprier tous les biens offerts par l’Iran à la Asaïb (bon nombre d’établissements, de stations d’essence, de commerces et bien plus encore). Akram n’y a pas consenti. « Ils portent le nom d’al-Sadr et je suis son représentant légitime. Il est mon père », de dire Moqtada. Ce à quoi Akram a répondu : « Sadr, ce n’est pas seulement toi, c’est chacun de nous. Nous sommes tous sadristes mais tu n’es pas le dirigeant de tout le monde. » Akram est demeuré fidèle à Qais et à l’Iran, mais pas Moqtada. Cela a marqué un tournant dans la loyauté et l’attitude de Moqtada, jusque-là favorable à l’Iran, devenu depuis relativement défavorable à l’Iran.
Moqtada a souffert de la défection de trois de ses principaux lieutenants, qui ont formé de nouveaux groupes indépendants : Asaïb Ahl al-Haq (dirigé par Cheikh Qais al-Khaz’ali), Harakat al-Nujaba’ (dirigé par Akram al-Qa’bi) et Kataeb al-Imam Ali (dirigé par Shibl al-Zaidi, mieux connu sous le nom de Abou Muhamad Shibil). Mais Moqtada considère aujourd’hui toutes ces divisions comme sans importance, car il dispose maintenant de plus de militants que jamais (des centaines de milliers).
Pendant son exode en Iran, Moqtada s’est rendu de Téhéran à l’Arabie saoudite, où il a rencontré le prince Bandar ben Sultan (le chef des services du renseignement saoudien à l’époque), au grand dam et mécontentement de Soleimani. Moqtada a maintenu son indépendance, jusqu’à un certain point. Sa relation avec le Hezbollah était également tout ce qu’il y a de plus normal, sans toutefois atteindre un niveau spécial, même si Sayed Hassan Nasrallah prenait soin de Moqtada et de ses lieutenants, les rencontrait régulièrement et envoyait toujours (jusqu’à tout récemment) une équipe chargée de la protection de Moqtada.
Quand la guerre en Syrie a éclaté en 2011, l’Iran a offert son appui au président syrien Bachar al-Assad, qui a refusé une intervention majeure, tout en acceptant la présence de combattants du Hezbollah autour du mausolée chiite sacré de Sayyida Zeinab, dans la région rurale près de Damas. En 2013, Al-Qaeda (front al-Nosra) a atteint le cœur de la capitale et Assad a demandé de l’aide. L’Iran a envoyé des conseillers et des combattants, et a demandé au Hezbollah et à plusieurs groupes irakiens d’envoyer des forces pour stopper les Takfiris (Al-Qaeda et le groupe armé « État islamique » ou Daech) avant qu’il ne soit trop tard. Moqtada a refusé au départ d’envoyer ses hommes en Syrie, car il considérait que Bachar devait partir. Lorsqu’il ne restait que son groupe parmi les chiites à ne pas s’être engagé, il a accepté de détacher 2 000 de ses hommes cette année-là.
Moqtada al-Sadr n’a jamais intégré sa branche militaire aux Hachd al-Chaabi, préférant combattre Daech sous le drapeau des volontaires. La Saraya al-Salam a pris le contrôle de Samarra, la ville natale du chef de Daech Abou Bakr al-Baghdadi al Samarraei, afin de protéger la ville et le sanctuaire chiite sacré de l’Imam al-Hassan Ibn Ali Ibn Mohammad al-Askari (déjà détruit en février 2006 par Al-Qaeda en Irak – Daech aujourd’hui – qui avait engendré des représailles sectaires brutales).
Voilà maintenant que Moqtada cherche à se débarrasser de la Saraya al-Salam (il change une nouvelle fois d’avis!), car il sait que le temps des milices en Irak tire à sa fin. C’est d’ailleurs la volonté du premier ministre irakien Haidar al-Abadi, avec la bénédiction du grand ayatollah Sistani. Il a donc demandé à tous les membres de son groupe de se joindre aux Hachd ou aux forces de sécurité une fois que l’ensemble du territoire irakien aura été libéré. Moqtada se retrouvera donc sans milice armée (bien qu’il possède le pouvoir de mobiliser des milliers de personnes en un rien de temps), et cherche aujourd’hui à forger de nouvelles alliances politiques en vue de l’élection d’un premier ministre fort.
Il voudrait bien appuyer le premier ministre actuel Haidar Abadi contre al-Maliki (qui est soutenu par l’Iran et qui veut plus que jamais reprendre le siège de premier ministre). Moqtada laisse toutefois les options ouvertes, en essayant de trouver une personnalité militaire ou un technocrate qu’il pourrait soutenir de l’arrière-scène. Il pourrait même appuyer l’ancien premier ministre et candidat favori des pays du Golfe et de l’Occident Ayad Allaoui qui, en 2004, avait donné l’ordre comme premier ministre de capturer ou de tuer Moqtada.
Moqtada a gagné le respect de la Marjaiya représentée par Sistani, parce qu’il a vu de quoi le grand ayatollah est capable. Il consulte Sayed Sistani sur des questions d’une importance capitale et gagne un respect mutuel en échange. Ainsi, les visites récentes effectuées par Moqtada (en Arabie saoudite et dans les Émirats) et ses contacts dans le Golfe ne doivent pas être considérés comme un geste unilatéral à l’encontre de l’Iran et de son axe en Irak, représenté par tous les groupes qui seront derrière al-Maliki. Moqtada a exprimé son désir d’aller en Europe et de visiter le Vatican, afin de se présenter comme « le dirigeant chiite modérément populaire, mais pacifique », par opposition au secrétaire général du Hezbollah, Sayed Hassan Nasrallah, « le fauteur de troubles ». Le monde serait bien heureux d’appuyer Moqtada (qui s’oppose aux plans de l’Iran et de ses mandataires en Irak, dont font partie ses anciens lieutenants) et de s’en servir, sans nécessairement le prendre comme un politicien sérieux et fiable.
Les chiites de l’Irak sont aujourd’hui politiquement divisés et les élections qui s’en viennent seront décisives, car tous les coups seront permis. Un côté sera soutenu par l’Iran et l’autre sera derrière Moqtada, Abadi et tous ceux qui espèrent défaire l’Iran. Menés par Moqtada al Sadr, ils recevront sans aucun doute le soutien des pays du Golfe et des USA dans l’espoir de causer la défaite aux alliés de l’Iran en Mésopotamie.
Source : Middle East Politics
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Version Anglaise: https://elijahjm.wordpress.com/2017/09/22/the-shia-of-iraq-friends-enemies-or-agents-of-iran-moqtada-al-sadr-33/ … …