Quand on est citoyen d’un pays africain parmi ces chanceux territoires géologiquement «assis» sur d’immenses nappes pétrolifères, et que l’on est plus que saturé d’images contradictoires entre d’une part une minorité sociale scandaleusement riche, égoïste et arrogante, seule véritable bénéficiaire de la rente pétrolière, et une immense majorité oubliée dans ses misères sociales, on ne peut que regarder avec sympathie et envie, en toute honnêteté, et au-delà des discours idéologiques, ce qui s’est passé du côté du Venezuela sous la révolution bolivarienne de Hugo Chavez.
Quand on a grandi sous l’idée que posséder des puits de pétrole est une malédiction nationale, car engendrant inévitablement une corruption des classes dirigeantes, une pourriture de la morale sociale, et aucun bénéfice pour la majorité de la population, et qu’il vaudrait mieux ne pas en avoir du tout, on ne pouvait qu’écouter avec attention, intérêt et sympathie, ce qu’en disait Hugo Chavez.
Lorsqu’on a été saturé par les murmures lâches sur la question des revenus pétroliers nationaux, et par l’idée que pour être en paix avec nos anciens «nokos[1]» occidentaux, il valait mieux ne même pas savoir combien de tonnes de pétrole ils pompent par jour chez nous, on ne pouvait qu’écouter avec intérêt, et une sympathie accrue les envolées nationalistes et «tiers-mondistes» de Hugo Chavez quant au devoir impérieux et historique, pour les jeunes états-nations, de prendre possession de leurs ressources naturelles.
Quand on habite les quartiers pauvres de Brazzaville, Luanda ou d’ailleurs en Afrique, et que l’on voit chaque jour les flagrantes contradictions entre les glorieuses et toujours ascendantes statistiques de la production pétrolière «nationale» d’une part, et d’autre part la misère, toujours accrue de l’écrasante majorité de la population de la «nation pétrolière», il est difficile de ne pas écouter et entonner, même en sourdine, l’hymne de la révolution sociale bolivarien de Hugo Chavez.
Quand dans un pays producteur, l’annonce de la découverte d’un nouveau puits de pétrole provoque à la fois le ricanement et les soupirs désabusés voire désespérés de l’homme de la rue, du bas peuple, fatigué de tant de bruits pour rien, car n’en voyant toujours pas de retombées sur sa vie quotidienne, comment ne pas prêter l’oreille aux lamentations du bas peuple de Caracas face à la disparition physique de son charismatique leader ? De celui qui, pour la première fois dans l’histoire des nations pétrolières du «Tiers monde», a donné à son peuple les raisons de sourire et de se réjouir à l’annonce des immenses réserves pétrolières (les plus importantes du monde) de leur pays ?
Jean-Michel Mabeko-Tali
Quand on vit misérablement dans les marécages imbibés de pétrole du Delta du Niger, où cultiver la terre est devenu littéralement une gageure, et consommer le poisson péché dans les cours d’eau de la région un acte dangereux pour la santé tellement l’eau et la terre sont empoisonnées par des années d’exploitation sans égard pour l’environnement, dans une misère des population empirant d’année en année, comment ne pas regarder avec envie les efforts de réinvestissements sociaux déployés par la Révolution bolivarienne de Hugo Chavez au bénéfice des populations vénézuéliennes ?
Oui, avec El Comandante Chavez, le mot pétrole avait perdu pour le bas peuple vénézuélien le sens dramatique qu’il assume partout ailleurs, et l’annonce de nouvelles découvertes de puits de pétrole avait cessé d’être l’équivalent d’un chant lugubre que cela assume à Brazzaville, Luanda, Lagos, Libreville, Malabo, etc., où chaque nouvelle découverte annonce une nouvelle flambée de la corruption et de l’enrichissement illicite des élites au pouvoir.
Certes, j’entends les cris d’orfraie :«c’était un démagogue, un populiste… et puis, et puis, sa famille en a bien profité !…» . Mais alors j’entends des clameurs plus stridentes encore : celle des gens du peuple criant et chantant fièrement: «Yo también soy Chavez» (moi aussi, je suis Chavez) : une affirmation de leur adhésion citoyenne à un projet de société qui apportait des changements visibles, palpables, dans leur vie vouée naguère à l’abandon des générations durant. Et le rire heureux de cette femme du peuple, ancienne fille de rue, montrant, le journal à la main, comment grâce au programme d’alphabétisation massive financé par les revenus pétroliers nationaux, elle a pu avoir accès á l’éducation, et peut prétendre désormais à un meilleur emploi. Ou cette autre mère de famille expliquant comment, avant le programme des logements sociaux de la révolution bolivarienne, elle n’avait jamais pu accéder par ses propres moyens à un logement décent, et comment le seul fait de vivre désormais dans un meilleur quartier lui ouvrait également l’accès à un meilleur emploi, car même un bon CV butait naguère contre un refus dès lors que le potentiel futur employeur découvrait que vous habitiez dans les «mauvais quartiers», entendre les bidonvilles. Et cette institutrice d’un quartier défavorisé, qui regarde avec fierté ses écoliers issus de familles qui naguère ne pouvaient même pas rêver d’envoyer un, et à plus forte raisons tous leurs enfants à l’école. Une école aujourd’hui accessible à tous, et à moindre coût. Et des centres médicaux de quartier où des médecins cubains, par milliers, assurent désormais l’accès aux soins médicaux gratuits aux moins nantis. Tous des faits rapportés, au lendemain de la mort d’Hugo Chavez, sur des chaînes de télévision «yankees» couvrant cet évènement tragique et peu susceptibles de constituer des organes de propagande «chaviste».
J’entends également les hurlements et accusation hypocrites de «dictature chaviste», par ceux-là mêmes qui, en Occident, ont bien soutenu ou cautionné et instrumentalisé contre les peuples les pires, les plus sanguinaires et les plus kleptocrates des dictatures, de l’Afrique à l’Amérique Latine. Mais face à ces cris d’hyènes, il y a ces massifs meetings populaires de chaque parti politique vénézuélien pendant les différents scrutins électoraux pluralistes (des présidentielles aux législatives) organisés périodiquement sous Chavez, selon un calendrier précis, et de la manière la plus démocratique qui fût. Scrutins dont la transparence a chaque fois été reconnue par les observateurs impartiaux, dont le moindre n’aura pas été la Fondation Carter, connue pour son objectivité et le sérieux lié à l’image de son patron et ancien président américain, que l’on qualifierait difficilement de «gauchiste» et encore moins de «chaviste». Ce même Jimmy Carter dont le message de condoléances adressé au gouvernement vénézuélien traduit indubitablement la portée de l’action et de la figure de Hugo Chavez même au sein de l’empire du nord :
Con mi esposa Rosalynn conocimos a Hugo Chávez durante su campaña a la presidencia en 1998 (…) Su visión era conseguir profundos cambios para beneficiar especialmente a los desprotegidos y marginales. Aunque no estábamos de acuerdo con todos los métodos seguidos por su gobierno, nunca dudamos de su compromiso por mejorar las vidas de millones de sus compatriotas. El presidente Chávez va a ser recordado por su audaz búsqueda de independencia para los países latinoamericanos, por sus formidables capacidades comunicativas y por la conexión que establecía con sus seguidores, tanto en su país como en el exterior, a los que otorgaba esperanza y confianza en su propio poder. Durante sus 14 años en el gobierno, Chávez se unió con otros líderes de América latina y el Caribe para crear nuevas formas de integración y recortó la pobreza en Venezuela a la mitad.” (Lettre de condoléances de Jimmy Carter à l’occasion de la mort de Hugo Chavez).
Certes, Hugo Chavez s’est donné des libertés dans la question constitutionnelle, pour prolonger son consulat à la tête du pays. Un fait que l’on ne saurait objectivement taire. Mais il a au moins eu la décence de soumettre le projet à un référendum, dans un pays indubitablement démocratique, et l’a remporté.
Soit : admettons que c’était un populiste, Hugo Chavez. Mais allez convaincre le bas peuple vénézuélien, pour lequel il avait mis en branle de vastes programmes sociaux, que El Comandante n’était que cela : un faiseur de discours pompeux, sans effets sociaux réels, et qui s’en fichait éperdument comme du bon vieux temps des hacienderos, de leur sort à eux, gens de peu et de rien depuis la nuit des temps latino-américaine. Dure tâche sans doute.
Oui, acceptons l’assomption par certains, selon laquelle la famille du Comandante n’est certainement pas restée aussi matériellement modeste que du temps où le jeune Hugo n’était qu’un simple officier de l’armée vénézuélienne, qui rêvait de sortir Simon Bolivar de son panthéon pour lui montrer que son Amérique Latine restait encore désunie, ou de réveiller Ché Guevara, son autre idole, pour lui montrer que son rêve d’une Amérique Latine libre de la tutelle américaine restait encore à accomplir. À ceux qui font de cela un débat majeur sur l’action et la personnalité de Hugo Chavez, je dis oui, sans doute. Mais alors je leur demanderais à mon tour: sérieusement, entre nous, avez-vous jamais vécu un seul jour dans un de nos pays africains gorgés de pétrole, truffés de diamants et autres «scandales géologiques» ? Si oui, alors avez-vous vu comment y vivent et se comportent les élites dirigeantes locales, leur égoïsme, leur arrogance, leur «enrichissement pornographique» (pour reprendre ici les mots d’un critique social angolais), leur mépris affiché pour le bas peuple ; leur népotisme dévergondé ; les fortunes milliardaires frauduleusement accumulées par leurs enfants ; l’accaparement des marchés et investissements par leur famille, sans nul besoin de passer par un OPA ? Les écoles élitistes et privées, et les études à l’étranger pour leurs progénitures ? L’abandon ou la réduction des investissements pour l’école publique, et la réduction de celle-ci à un entrepôt pour sans-fortunes, une fabrique pour l’éducation au rabais ?
Quand on est citoyen de cet autre «Sud» qu’est le continent africain, il est difficile de ne pas rêver d’avoir chez soi, à défaut d’un «démocrate parfait» – cet idéal «saint-homme politique» (si tant est qu’il en existe) – , ne fût-ce qu’un Hugo Chavez, pour que nos enfants, nos familles, puissent au moins voir à quoi ressemblent la couleur et la forme de l’argent du pétrole produit en abondance chez nous. Et la conscience claire et citoyenne que chacun en bénéficiera sous forme de programmes de logements sociaux accessible à tous, d’investissement dans des programmes d’éducation pour tous, d’accès aux soins médicaux et à un système de santé à bas coûts pour tous, une chance pour tous de regarder la production des richesses naturelles du pays avec des yeux plus optimistes.
Mais la Révolution bolivarienne de Hugo Chavez n’a pu survivre et porter des fruits, même encore modestes, que parce qu’elle a pu bénéficier d’une conjoncture et d’une dialectique sociopolitiques continentales et inter-latino-américaines spéciales : l’émergence d’une génération politique certes idéologiquement diverse, mais qui, dans sa majorité, a pris de forme délibérée et très inventive le relais de la révolution castriste, sous un label démocratique et pluraliste. Une génération défiante de leaders qui n’ont plus peur de dire au «grand-frère » du nord que l’Amérique Latine appartient à ses peuples, et que c’est au bénéfice de ceux-ci, et non plus des vieilles oligarchies pro-américaines qui ont, depuis le 19eme siècle, joué le rôle de simples appendices du capital et de diktats politiques venus du Nord. De cette génération, et plus que quiconque, Hugo Chavez aura été la voix la plus sonore et indubitablement la plus audacieuse dans l’affirmation de ce nationalisme latino-américain de gauche, doublé dans son cas d’un indubitable internationalisme anti-impérialiste. Cela s’est traduit sur le plan continental et international par une solidarité active et matérielle avec ceux qu’il estimait être partie du camp anti-impérialiste, mais aussi et avec les laissés-pour-compte du «Premier monde», à l’instar des aides en énergie et en financement de projets sociaux qu’il apporta aux populations déshéritées des ghettos de Harlem, à New York, ou des quartiers pauvres de Boston, dans le Massachusetts – dans cette même Amérique du Nord dont les dirigeants le haïssaient. C’était un homme «qui ne pensait qu’à son peuple et surtout aux personnes les plus pauvres[2] » rappelle son ami Lula da Silva, l’ancien chef d’État brésilien et autre figure fondamentale de cette nouvelle et politiquement inventive gauche latino-américaine. Mais son héritage politique le plus durable sera surtout d’avoir su donner la parole au peuple, d’avoir introduit le peuple de plain-pied dans le monde politique ; d’avoir désacralisé la politique en faisant du bas peuple un partenaire plutôt qu’un spectateur passif. D’en avoir fait des citoyens à part entière plutôt que des sujets sans voix au chapitre dans la gestion de leur pays. D’en avoir fait des acteurs et les principaux réceptacles des réformes sociales qu’il laisse en héritage. Et d’avoir passé avec son peuple un accord de confiance sans lequel l’action politique reste affaire d’élite, et toute réforme sociale sans effet majeur sur la longue durée. Cette combinaison de réformes sociales audacieuses et de remise de la parole politique au peuple, et la transformation de celui-ci en partenaire, en compagnon de route politique majeur, sera sans doute un héritage subversif sur le long terme. Un héritage complexe sans doute, à la portée transnationale, et auquel quiconque veut présider aux destinées du Venezuela de l’après-Chavez devra inévitablement faire face, car il sera désormais jugé à l’aune de l’action du charismatique Comandante. Et parce qu’il y aura désormais dans la chronique politique et sociale du Venezuela contemporain un «avant Chavez» et un «après Chavez». Et une manière «chaviste» de faire la politique, qui défiera dorénavant tant ses héritiers que ses ennemis politiques face à leur peuple.
Hasta la Victoria, siempre, Comandante.
[2] Cité par Thierry Deronne, in « Chavez organise la rébellion anges” , https://www.afrique-asie.fr/menu/ameriques/5137-chavez-organise-la-rebellion-des-anges.html